Il y est, ce regard. Exactement le même. Je n’arrive pas à lui en vouloir.
Hekate découvre avec effroi l’ombre que je deviens en étant enfermé ici. Ses yeux passent sur mon visage, mes épaules. Ils examinent mes joues creuses, mes cernes trop sombres, mon buste trop fin pour remplir l’uniforme qu’on m’a donné en arrivant ici. J’aimerais trouver de quoi la rassurer, plaisanter sur mon apparence, fanfaronner en me faisant passer pour le caïd d’Azkaban avec mon mètre soixante-treize et mes bras tout maigres. Mais Hekate sait me lire et je porte sur le visage tout le poids de cette prison.
J’essaye de la faire sourire et elle tente de faire de même. La commissure de nos lèvres tremble, mais notre inquiétude conjointe est trop prégnante pour laisser la légèreté s’installer. Nous sommes tous deux bien trop conscient de ce qui se trame entre ces murs et nous ne cherchons pas à le nier.
Je vais m’asseoir dans le coin, comme pris d’un instinct de préservation dont je ne me rends pas bien compte. Hekate me regarde faire sans rien dire mais sa respiration se trouble un peu. Mal à l’aise, j’essaye de relancer la conversation en la remerciant pour son colis. Les mots de l’Irlandaise répondent vite, presque trop vite, comme si elle voulait s’assurer tout de suite de ne pas avoir fait d’impair. - Non, non… C’était très bien, merci. J’en n’avais pas mangé depuis des années. C’était parfait… Ils gardent les clopes de côté et me donnent un paquet les quelques fois où j’ai droit d’aller faire un tour dans la cour extérieure. Ca m’a fait du bien. Pas autant que l’aurait fait un shoot de coke, mais assez pour me détendre un peu les nerfs avant de retourner à l’intérieur de la prison.
Nos premiers mots sont laborieux. Je le sens sans bien savoir comment inverser la tendance. Perdu dans mes pensées, je baisse les yeux un instant mais sursaute soudain en entendant le bruit des talons de Hekate sur le sol et je la suis du regard alors qu’elle me rejoint pour s’asseoir à côté de moi, dos au mur, l’épaule contre la barrière. Je cligne des yeux en la voyant s’installer et je frissonne à la sentir si proche de moi. J’aimerais tant pouvoir la toucher, sentir au moins la chaleur de son bras contre le mien. Mais seul le froid artificiel de la barrière magique mord ma peau, accentuant plus encore toute la cruauté de cet enfermement. Mes yeux balayent les traits de son visage tant qu’elle ne me regarde pas. Je sais en avoir dessiné déjà tous les contours chaque nuit qu’elle a passée auprès de moi. Depuis quand ne l’ai-je plus trouvée dans mes bras ? Je suis incapable de me le rappeler.
Soudain, sa voix murmure quelque chose, une invitation si simple qu’elle me désarçonne complètement. Je cligne plusieurs fois des yeux et mon regard se détourne pour se perdre au loin sur les aspérités des murs. Les images me viennent toutes ensemble comme une réalité crue qui me revient en plein visage. Hekate est une des rares à être parvenue à me tirer des confidences par le passé. Mais que veut-elle vraiment entendre aujourd’hui ?
J’hésite encore à lui mentir, à lui dire que c’est moins grave que c’en a l’air, à tenter de la rassurer pour qu’elle puisse rentrer chez elle sans m’imaginer à l’agonie sur le lit de ma cellule. C’est sans doute ce que ferait un mec bien. Mais je ne crois pas être capable de lui mentir. Je n’en ai ni la force, ni le talent. Hekate sent les choses. Je le sais depuis la première nuit que nous avons passée ensemble et que ses gestes ont répondu à chacune de mes réticences, accompagné chacune de mes envies. Je ne sais pas quelle magie est à l’œuvre quand elle est là et je ne pense pas avoir envie de le découvrir. Je sais seulement qu’elle ne sera pas dupe, quelle que soit la vérité que je lui cacherai. Alors j’inspire longuement et souffle d’une voix grave : - Je… fatigue un peu. Je grimace en m’entendant parler, conscient moi-même du ridicule d’un tel euphémisme face à mon état de faiblesse évident. Je soupir en ramenant mes genoux contre ma poitrine, les entourant de mes bras. - Je dors mal… Ca ne s’arrange pas. Il n’y a pas que le bruit ou les acouphènes, c’est… juste impossible de dormir là-dedans. C’est comme quelque chose qui reste dans l’air, qui t’écrase et te maintient éveillé, quoi que tu fasses. Ca m’envahit le crâne, ça m’obsède… Et j’arrive pas à fermer l’œil. La cocaïne s’impose de nouveau à mon esprit, comme une voix vipérine qui siffle à mon oreille en permanence, même en présence de Hekate. Une part de moi voudrait se délester un peu de mon fardeau en lui faisant cet aveu mais la raison m’empêche de lui confier une telle chose. Comment pourrait-elle supporter encore plus que ce que je lui impose déjà ? Rockeur sulfureux devenu taulard, avec des cernes creuses comme des tombes et une maigreur maladive… Faudrait-il que je rajoute « drogué » à toute la liste des problèmes que je trimbale déjà sur ma gueule ? Ce serait le meilleur moyen de la faire fuir et c’est peut-être ma plus grande peur en cet instant. Alors je me ravise presque aussitôt, préférant d’autre confidences bien moins dangereuses. - Je ne mange pas grand-chose non plus. Je n’ai pas faim… Les gardiens insistent pour que j’avale quelque chose tous les jours mais j’ai vraiment envie de rien. Je suis pas… au mieux de ma forme. J’inspire encore plusieurs fois, refusant toujours de recroiser son regard. - J’ai l’impression que le temps ici n’avance pas. Tout est tellement long que je n’ai plus la moindre idée de l’heure qu’il est, ni même du jour. Je ne suis là que depuis deux semaines et je n’arrive pas à croire que je ne suis qu’à la moitié de ce calvaire. Alors, ma voix s’abaisse encore, teintée d’une amertume étrange. - Les gars ont bientôt fini, eux. Encore quelques jours et ils seront sortis… La jalousie filtre dans mon timbre malgré tous mes efforts pour la ravaler et je me maudis de laisser un tel ressentiment saisir mon cœur devant Hekate. Mes mâchoires se serrent alors que je laisse aller l’arrière de mon crâne contre le mur derrière moi, levant les yeux vers le plafond avant de clore douloureusement les paupières. Je ne devrais pas leur en vouloir. Je ne devrais pas être en colère et je me hais de nourrir un tel sentiment alors que je ne devrais qu’être heureux de savoir tous les autres sortis de cet enfer d’ici peu. La plupart d’entre eux ont une femme, des mômes, une famille qui les attend. A quoi bon demeurer tous ici ? Je devrais être soulagé de les savoir bientôt dehors. Mais les idées noires pervertissent toutes mes pensées et même la libération de mes camarades revêt dans ma tête des traits d’injustice alors que je suis encore prisonnier ici pour ce qui me semble être une éternité.
Je déglutis difficilement. Rarement la solitude m’a enserré de façon si brutale et je ne sais pas si je suis effrayé ou soulagé de savoir Hekate témoin de ma détresse. J’ai peur de la regarder, peur de voir le dégoût dans ses yeux, d’entendre la réprimande qui devrait naturellement sortir de sa bouche. Les mots s’entrechoquent dans ma tête, s’accumulent dans ma gorge qui lance à mesure que je les retiens tous. J’aurais tant à lui dire, mais tant à perdre sur de simples phrases que la peur revient serrer ses doigts autour de mon cou. Elle m’étrangle. Et ma voix s’éteint.
Leurs premiers mots sont laborieux, tout comme la première fois qu’ils s’étaient rencontrés ici. C’était normal, après tout, le contexte y jouait pour beaucoup et il fallait quelques secondes pour se réhabituer à cette bulle étrange qui s’imposait chaque fois qu’ils mettaient les pieds dans le parloir d’Azkaban. Lui quittait l’enfer de sa cellule et c’était avec espoir qu’elle pensait lui conférer une brève bouffée d’air dans le quotidien éprouvant qui, bien que sien depuis une semaine tout au plus, se laissait déjà voir en stigmates partout où son regard cherchait à se poser. Quant à elle, pour une heure, elle abandonnait le monde extérieur, le monde normal, dont il avait été privé et qui jusqu’alors se faisait le théâtre de leurs rencontres nocturnes. Il fallait également qu’elle cache, qu’elle camoufle l’inquiétude croissante de le voir dépérir qui enserrait les battements de son coeur pour les réduire aux derniers soubresauts d’un muscle à l’agonie. Qu’aurait-il dit, sinon ? L’épreuve que représentait son emprisonnement s’était présentée tôt, tellement tôt, dans ce qui n’étaient encore que les prémices de leur relation, si même relation il y eut. Le moindre faux mouvement pouvait tout changer. Si l’angoisse transparaissait, aurait-il envie de la revoir ensuite ? La trouverait-il trop présente, trop anxieuse, peut être même trop étouffante pour quelqu’un dont il connaissait finalement bien plus les formes que l’histoire ? Alors l’accord est tacite. Dans les premiers mots, il y a cette tentative vaine de rassurer, tant soi-même que l’autre. Qu’il va bien. Et qu’elle n’est pas inquiète. Tout, tout hurle le contraire. Leurs visages, leurs voix, leurs regards. Mais c’est ainsi. Ce sont les premiers mots.
Et puis ensuite, cet effort inutile se fait plus lourd. Et on l’abandonne. Lorsqu’Engel se détourne de la chaise pour s’asseoir sur le sol, dans le coin formé par cette barrière maudite qui supprime tout contact dont elle est pourtant assoiffée, elle sait que ses défenses s’affaissent. Tout comme elle sait qu’elle va l’écouter. Ses talons claquent sur la pierre quant à son tour, elle délaisse l’assise sur laquelle elle avait pourtant pris place et qu’elle vient se joindre à lui, pelotonnée contre ce qui aurait dû être son épaule, amaigrie mais rassurante, et qui n’est finalement que le contact inerte de cette putain de barrière. Alors, en guise de réconfort, ce sont ses genoux qu’elle vient ramener tout contre sa poitrine.
Et finalement, c’est elle qui initie sa confession, intimement prête déjà à tout supporter, à tout entendre, à tout encaisser, pour alléger ne serait-ce qu’une simple et unique seconde le fardeau qui l’épuise.
Il fatigue. L’euphémisme arrache un petit rire à la sorcière, et elle secoue la tête face à sa charmante bêtise. Tout crie en lui qu’il est à bout, exténué. Mais Monsieur Bauer fatigue un peu. Quel crétin. Mais il parle. C’est déjà ça. Et comme depuis un temps ridiculement court mais qui revêt aux yeux d’Hekate une importance capitale, elle est là pour l’écouter. Pourtant à mesure que la voix grave d’Engel égraine dans le silence son mal-être, le sien se met à grandir. Comme à chaque fois qu’elle vient, elle prend conscience de l’impuissance qui est la sienne. Le sommeil n’est pas revenu chez l’allemand, et ces conneries de bouchons de mousse n’avaient rien changé. Ils n’agissaient que sur le bruit. Contre le reste, ils ne pouvaient rien. Elle non plus.
“ Il faut que tu manges, Bauer. ” Devant la stupidité de sa remarque, elle enchaine pour tuer dans l’oeuf toute potentielle moquerie. “ Je sais. Je sais. C’est facile à dire. Mais tu peux pas rester comme ça, ça devient dangereux. Tu imagines ? Si ça continue, quand tu quitteras Azkaban, ça sera pour te voir offrir un ticket allé simple vers Sainte Mangouste. Ou alors on va penser que ta stratégie est de devenir suffisamment fin pour te glisser entre les barreaux et te barrer, et tu vas renquiller pour trois semaines. Les patacitrouilles, ça n’est pas suffisant, mais si… je ne sais pas. Si un jour tu as envie de quelque chose, envoie-moi un hibou et je m’arrangerai pour te le faire parvenir. ”
Elle se sentit ridicule, face à la vacuité de ce qu’elle était en train de lui dire. Évidemment, qu’il savait tout ça. Il était le mieux placé pour se voir dépérir, jour après jour après jour, au point qu’il semblait presque que la seule chose qui le conservait sur pied était l’uniforme qui lui avait été attribué. Il n’avait pas besoin qu’une connasse qui n’avait jamais connu le quotidien à Azkaban ne vienne lui faire une leçon de morale. Pourtant, elle espérait par là qu’il vienne dans l’esprit de l’allemand une chose. Une simple chose qu’il aurait eu envie de manger, fusse une bête chocogrenouille, et elle lui enverrait aussitôt. Ne serait-ce que pour faire taire cette voix insolente qui lui répétait que, dans tous les cas, elle ne pourrait rien faire pour l’aider. Et que sa présence même ici se faisait inutile.
La mention de la future libération de ses camarades lui arracha un rictus amer. Oui, elle savait. Secrètement, elle comptait les jours, et la proche sortie de la majorité des membres de Reissen n’avait pas pu lui échapper, pas plus que l’injustice de la chose. La jalousie réfrénée qu’elle sentit vibrer dans la voix d’Engel la fit se redresser.
“ Je sais. C’est dégueulasse. Mais tu as tort sur un point. Tu as déjà dépassé la moitié du chemin de deux jours. C’est énorme. ”
Prenant appui sur la paume de ses mains, Hekate s’écarte de la vitre pour lui faire face, en tailleur, et poser les yeux sur le profil masculin qui se dessine derrière. Les cils bordant ses paupières closent ombrent un peu plus le creusement inquiétant de ses cernes. Même comme ça, il était beau. Le profil masquait l’amaigrissement de ses traits. Et, en se concentrant légèrement, il ne fallait pas à Hekate beaucoup d’efforts pour retrouver sous la lassitude écrasante le Engel qu’elle avait rencontré sous les néons criards du Viper.
“ Tu as le droit d’être jaloux, tu sais ? Tu as le droit d’être triste. D’être en colère. Envieux. Peut-être même de leur en vouloir de sortir alors que toi tu es obligé de rester ici. Personne ne te demande d’être raisonnable, là, maintenant, tout de suite. Pire encore, tu as toutes les raisons de ne pas l’être, et ça ne fait pas de toi un être horrible pour autant. Pour le moment, soit égoïste. On s’en fout que tu tiennes par la rancoeur, la colère, la rage ou par tout autre chose. Tout ce qu’on veut, c’est que tu tiennes.”
Un soupir.
“ Tout ce que je veux c’est que tu tiennes, Bauer. Tu seras raisonnable quand tu seras dehors.”
La confidence n’est pas aussi douloureuse que je l’aurais cru. Hekate a ce pouvoir, sans que je sache bien me l’expliquer. Je l’ai déjà expérimenté par le passé, quand il a fallu lui avouer un soir la fatigue, le mal-être, la distance qui m’oblige parfois à la repousser. Elle a écouté cette fois-là, sans que la colère ou le dégoût ne vienne une seule fois assombrir la brillance de ses iris. Elle le refait aujourd’hui, contre la froideur de la barrière magique, et l’émotion qui me gagne fait trembler ma respiration de sorte que je doive me concentrer pour le camoufler.
Mais je parle. Je lui offre cela puisqu’elle fait l’effort de venir jusqu’ici pour m’offrir pendant une heure une épaule sur laquelle m’appuyer et laisser un peu du poids qui me fait ployer l’échine. Le léger rire qui échappe des narines de la sorcière me réchauffe le cœur plus qu’elle ne s’en doute. Il arriverait presque à m’arracher un sourire si je ne me perdais pas tant dans les sensations odieuses que ce lieu m’inspire.
Je lui confie mes insomnies qui perdurent malgré ses efforts pour m’en garder, cet appétit qui s’échappe à mesure que les jours s’accumulent. Je me sais dans une situation bancale, à moitié responsable de tout ce qui m’arrive tant à cause des actes qui m’ont mené ici qu’à cause de cette incapacité à outrepasser mes réticences à avaler quoi que ce soit ces temps-ci. Je m’offre le temps d’une respiration pour ne pas perdre le peu d’assurance que je parviens à conserver et Hekate en profite pour me réprimander avec toute la douceur donc je la sais capable. Un instant, mon regard lui revient, fragile comme celui d’un gamin pris en faute. Puis, un sourire désabusé se glisse sur mes lèvres, sans méchanceté. Que pouvait-elle dire d’autre que cela ? J’aurais sans doute été déçu qu’elle n’insiste pas elle aussi sur la nécessité de manger pour tenir dans cet enfer.
Elle se reprend pourtant immédiatement en voyant mon expression moqueuse et son argumentation marque un point important : celui de me voir enfermé dans une nouvelle institution à ma sortie d’Azkaban si je ne mange pas suffisamment. Une prison blanche après la prison noire. J’en frissonne rien que d’y penser. Elle me répète qu’elle peut m’envoyer ce que je veux et je parviens à répondre, plus ému que je veux bien l’admettre : - Merci… Je vais essayer de faire attention, je te le promets. Les gardiens me surveillent de toute façon. Ça ferait mauvaise presse que je leur claque dans les pattes, pas vrai ?
J’essaye de paraître plus léger que je ne le suis, mais l’illusion ne tient pas plus de quelques secondes car bien vite, les idées noires reviennent me pervertir l’esprit. La libération de mes camarades revêt des atours d’injustices ignoble alors que je me sens crever entre ces murs. La colère et la fatigue me font oublier toute morale, toute loyauté, au point de vouloir refuser à leurs familles le bonheur de les retrouver plus vite et en meilleur état que moi.
A côté de moi, je sens Hekate se tendre alors que je me force à me taire. Mais alors que je m’attendais à un nouveau sermon, même bourré de bon sentiment, c’est l’inverse qui se produit.
« Je sais », dit-elle, et la surprise me fait lever deux grands yeux fatigués. Après sa douceur, je retrouve l’honnêteté crue de ses paroles, les vérités qu’elle assène sans prendre le temps de les embellir. Je l’entends lancer : « C’est dégueulasse », et ses mots si durs sonnent comme un soulagement à mes oreilles, comme si quelqu’un comprenait ce que je refuse moi-même de me laisser penser.
Ses mots se parent d’un appel à l’espoir que je peine toutefois à appréhender comme elle le voudrait tant le mien vacille depuis quelques jours. J’ai dépassé la moitié du chemin, oui… Mais celle qui reste me semble insurmontable. Le manque de coke est déjà partout, me privant du peu de sommeil qu’il me reste. Le dégoût de mon existence dans ma cellule m’empêche de manger. Combien de temps me reste-t-il avant que je ne m’effondre ? Je me sens déjà si près du gouffre.
Alors, j’entends Hekate se mouvoir à côté de moi et je la regarde s’écarter pour s’installer en tailleur, face à la barrière. Dans cette position, elle apparaît dominante, presque intimidante. Je dois me faire violence pour ne pas détourner le regard et je l’écoute me rassurer sur la justesse de mes sentiments le droit que j’ai d’être en colère, qu’importe la moralité que cela peut avoir.
« Tout ce que je veux c’est que tu tiennes, Bauer. »
Mon cœur s’écrase contre ma poitrine, me coupant le souffle. Mes yeux s’ouvrent grand alors que je la dévisage, incapable de maîtriser mon expression. De longues secondes s’égrènent en me laissant emprisonné dans un immobilisme absolu, comme assommé. Et je ne sais quoi lui répondre. Je ne fais que tenter de me convaincre que j’ai bien entendu.
Je finis par cligner des yeux, abasourdi, bouleversé par son aveu à demi-mots. Mon incompréhension et mon incrédulité s’affrontent. Quelles est donc la force de ce lien que nous avons scellé sans même nous en rendre compte ? M’attend-elle vraiment comme elle semble le dire alors que je suis devenu l’ennemi public de toute une partie de la société magique anglaise ? Pourquoi craignons-nous tant d’être séparés, nous qui nous sommes dit si peu depuis que nous nous sommes rencontrés ?
Je baisse les yeux, impuissant, incapable de savoir ce que je dois dire. Les mots s’entrechoquent dans ma tête, menacent de sortir tous ensemble. Je déglutis. Puis, je m’entends murmurer : - Je tiendrai. Comme une certitude sortie d’un esprit autre que le mien. Les battements de mon cœur repartent, affolés, comme s’il s’agissait d’une promesse folle que je risque très franchement de ne pas savoir tenir. Mais je ne veux pas me corriger. Peut-être est-ce la prise qu’il me manquait.
Comme un besoin de chasser les sensations inexplicables qui m’assaillent, je rebondis rapidement sur ses derniers mots, quitte à me livrer plus encore que ce que je me pensais prêt à faire avec elle. - Je n’ai jamais su être quelqu’un de très raisonnable de toute manière. Ma mère te le dirait sûrement… Je déglutis une nouvelle fois, jette un œil furtif en sa direction avant d’allonger une jambe sur le sol, laissant un bras en équilibre sur mon genou gauche qui me cache un peu du regard de Hekate. Je respire un instant, puis raconte sans élever la voix, honteux malgré tout ce que je me répète pour me convaincre du contraire : - Elle est venue il y a quelques jours... peut-être deux, peut-être trois. Je ne me souviens plus. On ne s’était pas vu depuis presque trois ans. Elle est venue me voir. Elle s’inquiétait. … Je l’ai chassée. Ma main droite caresse mollement la rudesse du sol près de ma cuisse en un mouvement mécanique. Le réconfort est maigre, mais il me permet de continuer : - Ce n’est pas comme si elle n’y était pas habituée. Mais je n’en suis pas fier… Je renifle et passe nerveusement le pouce sous mes narines, comme un geste parasite pour continuer de m’occuper les mains. - Je sais qu’elle ne m’en voudra pas. Elle ne m’en veut jamais pour rien. Elle est comme ça avec tout le monde. Je ne sais pas si c’est bien… Je l’envie, parfois. Ça évite beaucoup de rancœurs. Et en même temps, j’ai l’impression qu’elle se blesse en permanence. Souvent à cause de moi… Je finis par tourner la tête vers Hekate, posant le front contre la barrière. - Tout ça pour dire que faut pas t’inquiéter là-dessus, Murphy. Je crois que je ne serai jamais raisonnable. Un sourire étrangement doux se glisse alors sur mes lèvres et, sans bien savoir pourquoi, je me mets à lui raconter le môme que j’étais, avec mon corps trop petit, mes bras trop maigres et mon regard trop dur. Je lui parle de la tendresse de ma mère, de la chaleur de ses mains, de la tourte au poulet qu’elle faisait certains dimanches. Et je lui parle de moi, de mon sale caractère, de mes crises de colère, de toutes les conneries que j’ai pu faire avant de partir à Durmstrang. J’échappe un rire quelques fois. Je souris souvent. Tous ces souvenirs ne sont pas malheureux, loin de là. Ils m’évitent de penser à ceux qui prennent trop de place dans cette prison.
Alors, quand on frappe de l’autre côté de la porte en fer, mes paupières se ferment avec une lenteur douloureuse, portant tout le poids que ce signal amène avec lui. L’heure a passé encore plus vite que la dernière fois. La déception inonde mon visage. L’appréhension de me voir retourner à dans cet enfer tend tous mes muscles alors que je jette un regard vers la sortie du parloir. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Je sais qu’il ne faudra pas longtemps avant que le gardien ne frappe encore si je ne bouge pas.
Ma poitrine s’élève alors que je prends une longue inspiration et le soupir qui la suit paraît interminable. Plusieurs secondes passent avant que je n’amorce un geste pour me lever. - Il n’y a qu’ici que le temps s’accélère… dis-je en me redressant. Je passe une main à l’arrière de ma cuisse pour enlever la poussière de mon uniforme avant de me tourner vers Hekate. - Je dois y aller, soufflé-je. Pourtant, je ne bouge pas. Debout face à la barrière, je la regarde encore comme pour graver son image dans le fond de ma rétine et m’assurer de l’emporter avec moi. Ma main gauche s’élève légèrement pour effleurer le mur invisible qui nous sépare à hauteur de ma hanche. Je reste un peu trop longtemps avant de reculer un pied pour faire un premier pas en arrière. - Merci. Je trouve la force de lui sourire avant de m’éloigner. Mes pas me mènent jusqu’à la porte en fer qui s’ouvre pour laisser entrer Dwight. Le gardien s’approche et je lui tends mécaniquement les poignets pour le laisser remettre en place mes liens magiques. Soudain, je lance : - Hé ? Murphy ? Je lui jette un regard espiègle cerclé de noir. - Si tu trouves une plaque de chocolat avec des noisettes entières dedans… ça serait le pied. Je la laisse avec un dernier clin d’œil alors que le gardien m’encourage à sortir. Mon sourire tient jusqu’à être hors de la vue de la sorcière.
La froideur d’Azkaban pénètre de nouveau tous les pores de ma peau. Mais il ne reste plus qu’une moitié. Une moitié dépassée de deux jours.
Il tiendrait. Il venait de le lui promettre, sans avoir aucune conscience d’à quel point elle allait prendre ces simples mots à cœur. Il allait tenir, maintenant elle y croyait. De toute façon, que pouvait-il faire d’autres ? Il n’avait pas d’autre choix. Elle n’allait certainement pas le laisser dépérir ici, entre ces murs froids qui renfermaient sans doute les années et les années de désespoir et de douleur pendant lesquelles avaient été maîtres les détraqueurs.
La barrière se faisait plus présente encore à mesure qu’elle l’écoutait parler. De son enfance. De sa mère. Jusqu’à présent, ils n’avaient jamais évoqué de sujet aussi personnel. En fait, jusqu’à présent, ils n’avaient jamais beaucoup parlé. Ils se retrouvaient simplement pour une étreinte salvatrice qui la laissait, une fois qu’elle rentrait au château, plus seule que jamais. Alors maintenant qu’ils étaient séparés par une simple barrière magique, ils ne pouvaient faire que ça. Parler. Elle pouvait pleinement sentir l’amertume de sa voix lorsqu’il lui dressait pour la première fois un portrait esquissé de sa mère. Elle ne s’était jamais demandé qui pouvait avoir été Engel Bauer avant. Avant cette nuit-là, au bar. Avant même la première fois qu’elle l’avait croisé au détour d’un couloir à Poudlard. L’écouter parler de son passé avec ce sourire chaleureux qui malgré le creusement de ses joues n’avait rien perdu de sa joie la réchauffe un peu plus. C’était… différent. Parler impliquait d’autres choses, auxquelles elles n’avaient pas envie de penser maintenant. Ils ne pourraient désormais plus simplement se dire qu’ils n’étaient que deux adultes qui passaient du bon temps quand ils avaient une minute à eux. Quelque chose se créait. Quelque chose qui était peut-être déjà là dès le départ, trop infime pour qu’on puisse le remarquer et qui lui enserrait la gorge et la poitrine chaque fois qu’elle remettait les pieds dans ce parloir, avec l’angoisse de savoir s’il allait venir ou non cette fois-ci. S’il allait accepter de venir passer une heure de son temps avec elle, ou pire, s’il était même en état de la voir. Oui. Parler, c’était assurément différent. Mais pas désagréable, au fond.
Alors elle s’émerveille. Elle pose des questions. Sur lui. Sur Durmstrang. Sur le minuscule bébé qu’il dit avoir été et qu’il est difficile d’imaginer face à l’image du rockeur désabusé de presque quarante ans qui lui racontait tout ça. C’était étrange de se représenter Engel Bauer aussi petit. Mais pas déplaisant. Comme si la fragilité qui transparaissait parfois au travers de ses mots, de ses gestes, trouvait enfin son point de départ.
Et dans un dernier rire, on toque à la porte. L’écho du métal sec et brut écrase tout et ramène avec violence une réalité qu’ils avaient réussi à garder éloigner pendant presque une heure. Hekate sursaute. Relève les yeux pour les poser sur l’horloge, presque étonnée de voir déjà le temps écoulé. Mais ils devraient en avoir l’habitude. À chaque visite, c’était comme ça. Ils parlaient. Ils se souriaient. Et le gardien à la porte interrompait immanquablement un moment qu’elle n’aurait jamais voulu voir finir.
“ Ouais… T’es vraiment sûr qu’ils ne raccourcissent pas le temps des visites ? ”
Apparemment non. Déjà, Engel se lève et elle ne fait que l’imiter, grimaçant lorsque ses muscles s’étirent pour se remettre de la longue période sans activités.
“ Je sais. Tu dois y aller. Tu cherches toujours un moyen de fuir, Bauer. ”
Elle lui sourit. Chaleureusement. Presque… tendrement ? Suffisamment, elle l’espère, pour effacer sa crainte de se retrouver bientôt dans cette cellule qu’il déteste. De toute façon, c’est tout ce qu’elle peut faire. Leurs doigts s’effleurent. Ou du moins, ils auraient pu s’effleurer, sans la froide présence de cette muraille magique. Et lorsqu’il amorce un pas en arrière, sa main à elle ne s’éloigne pas. Comme pour capter, aussi longtemps qu’elle le peut, les restes de sa chaleur au travers de la barrière.
“ Tu me remercieras quand tu seras dehors. En attendant, tu sais ce que tu as à faire. Tu dois tenir. ”
Le gardien fait son office, et il lui faut une fois de plus assister au spectacle des liens magiques qui s’enroulent autour des poignets déjà frêles d’Engel. Ses talons claquent alors qu’elle s’éloigne pour récupérer son sac et sa veste, déposés sur la chaise qui n’avait cette fois-ci pas été utilisée.
“ Hé ? Murphy ? ”
La sorcière redresse la tête, rapidement, et une mèche de cheveux noir s’accrochent à ses cils.
“ Oui ? ”
Du chocolat. Il voulait du chocolat. La banalité de la remarque ne la rend que plus touchante. Elle serre sa veste un peu plus tout contre elle.
“ Je te trouverai ça. À la semaine prochaine, Bauer. ”
***
“ Me mord pas, con de hibou ! ”
Hekate retira ses doigts une seconde avant que le bec tranchant du volatile ne se referme sur les phalanges qu’elle lui tendait pour tenter d’établir un contact. Visiblement, il n’aimait pas ça. Tant mieux. Elle non plus. Elle ne voulait pas faire ami-ami avec un piaf aussi violent, mais tous les autres étaient absents, ou dormaient dans les hauteurs. Était-ce vraiment une bonne idée de laisser à disposition des étudiants des oiseaux aussi vicieux ? Si elle n’était pas aussi remontée contre la direction, sans doute aurait-elle déjà débarqué dans le bureau de Severus Rogue pour lui parler de ô combien les hiboux étaient méchants. Il avait l’habitude. Ou peut être qu’elle devrait simplement empêcher Selkkie de venir foutre le bordel dans la volière.
“ Laisse-toi faire…”
Il planta son bec dans le quartier de pomme qu’elle avait apporté en guise d’offrande de paix, et la jeune femme en profita pour lui attacher autour de la patte le colis de papier kraft qu’elle avait transporté jusqu’à la volière, accompagné d’une simple missive griffonnée sur un bout de parchemin tâché d’encre.
“ Ok. Tu emmènes ça. C’est pour… Enfin, de toute façon c’est écrit dessus. Et ils doivent d’abord inspecter tout ça, donc… Emmène-le. C’est tout. Et pas de détours ! ”
Elle avait envoyé son colis. Il devait tenir. Chacun savait quoi faire. Maintenant, elle n’avait plus qu’à attendre le prochain samedi.
Engel Bauer - Azkaban:
Bauer,
J’ai réussi à te trouver le chocolat que tu voulais. Je ne sais pas vraiment si c’est celui auquel tu t’attendais, mais coincée à Poudlard comme je le suis, je n’ai pas pu aller ailleurs qu’à Honeyducks. Alors dans le doute, je t’ai pris une tablette de chocolat au lait et une de chocolat noir. Pas de blanc. Je refuse de croire que j’aurais pu me rapprocher d’un homme qui aime le chocolat blanc. J’ai beaucoup trop d’estime pour moi même.
J’espère que les tablettes sont arrivées entière. Il ne restait qu’un seul hibou dans la volière, et c’est un gros con. Il m’a mordu deux fois, et je crois qu’il a désormais goûté au sang humain et qu’il veut ma peau. J’en suis pas sûre, mais presque. Finalement, c’est une bonne chose que tes colis soient fouillés. Tu n’auras pas à subir l’ire de la bête toi aussi. Bon, le désavantage c’est que je suis obligée de me censurer ici aussi, mais ça ne change pas tellement de ce que je dois écrire quand je corrige des devoirs. Il suffit de changer les “ Mon chat vomit des meilleurs travaux que ça ” en “ Peut mieux faire avec un peu plus de travail”.
Je t’ai aussi trouvé un calendrier. Tu m’as dis l’autre jour que tu ne savais même plus quel jour on était. Maintenant tu sauras. J’ai pris la liberté de barrer les jours déjà écouler et d’entourer la date de ta sortie. Il ne restait que des calendriers avec des chatons, ou un autre un peu bizarre avec des images de véracrasses étranges, donc tu ferais bien de le cacher avant que tout le monde se foute de ta gueule.
N’oublie pas ta promesse. Tu dois tenir. M’oblige pas à revenir te kicker le cul.
Sa lettre est pliée quelque part sur mon matelas, froissée d’avoir été trop lue. Il reste deux carrés de chocolat que j’ai réussi à conserver dans ma folie en récompense du moment où j’en aurai « vraiment besoin ». Plus les jours passent et plus je crois que j’attends surtout le moment où je serai capable de les avaler.
Cette semaine est la plus dure. J’espérais que je me tromperais, mais l’expérience de mes précédents sevrages m’a inculqué des certitudes bien difficiles à fragiliser. Il y a d’abord les premiers jours, le moment où le manque est le plus brutal, où le corps réclame à s’en tordre de douleur. Puis, arrive l’accalmie, quand le cerveau comprend qu’il n’obtiendra rien et qu’il tente de s’y accommoder. On croit s’en sortir, que le pire est derrière soi. Mais après la remontée vient la chute, le choc véritable, quand la satisfaction première de commencer à se défaire du joug de la drogue disparaît au bénéfice de toutes les conséquences du manque des substances que l’on a perdues. La fatigue s’abat avec violence sur ses épaules. Les pensées recommencent à ne tourner qu’autour de la seule idée de prendre un shoot, un seul shoot, le dernier, c’est promis… Et le corps revient à la charge. Il tremble. Il appelle. Il supplie qu’on arrête cette torture inutile. La fatigue devient un épuisement que l’insomnie ne fait qu’aggraver. Et les idées noires viennent hanter la moindre minute qui nous voit ainsi abandonné, enfermé dans des journées interminables sans aucune activité permettant la moindre diversion. Alors elles dansent, ces idées. Elles hurlent dans la boîte crânienne, empêchent tout repos, excitent les pires instincts. J’ai cru plusieurs fois que je finirai par m’éclater le front d’un grand coup contre les pierres des murs de ma cellule pour faire cesser cette cacophonie. Mais l’énergie de ce simple geste me semble bien trop grande pour que je puisse rêver seulement en venir à bout.
Après plusieurs jours, Dwight a demandé un examen médical pour s’assurer que je n’allais pas finir raide sur mon matelas trempé de sueur. Le médecin s’est voulu rassurant : il n’y avait là rien d’inhabituel pour un camé en plein sevrage. Ils devaient juste s’assurer que je mangeais suffisamment. Le gardien a soupiré. Je crois qu’il aurait aimé me savoir ailleurs, là où mon état n’aurait pas été de sa responsabilité directe et où j’aurais sans doute connu des conditions de détention plus avantageuses, entouré de médicomages plutôt que de gardiens de prison. Dès lors, il a passé chaque jour de longues minutes dans ma cellule à s’assurer que j’avale quelque chose, à me proposer un des carrés de chocolat envoyés par Hekate. Il barrait lui-même les jours du calendrier quand il a remarqué que j’étais en retard et que je n’étais sans doute plus capable de les suivre. Les souvenirs de cette période dans mon esprit sont troubles, désespérément flous. Mais je me souviens qu’il était là.
Sept jours après la dernière visite de Hekate, Dwight est entré dans ma cellule pour me trouver allongé sur mon lit, dissimulé sous la deuxième couverture qu’il a demandée pour moi à force de me voir grelotter sur mon matelas. - Bauer ? a-t-il appelé. Mais je n’ai pas répondu.
Il s’est approché jusqu’à arriver à ma hauteur, surveillé un peu plus loin par un autre de ses collègues qui s’assurait que je n’allais pas faire de bêtise. On a difficilement confiance en un détenu d’Azkaban et plus difficilement encore quand celui-ci est dans la pire période de son sevrage de coke. - Bauer ? a répété Dwight. Elle est là. Mes yeux se sont ouverts alors qu’un haut-le-cœur a tordu mon estomac vide. Elle ne pouvait pas déjà être revenue. Elle ne pouvait pas être déjà là. C’était trop tôt. - Elle t’attend dans le parloir. Ma respiration s’est accélérée et j’ai tenté maladroitement de redresser le buste. Dwight s’est penché pour m’attraper sous un bras et ne me lâcher qu’une fois certain que j’avais retrouvé l’équilibre. - Je peux pas… ai-je murmuré. - Elle est déjà là. - Elle ne peut pas me voir comme ça. - Tu sais les efforts qu’il faut faire pour venir jusqu’ici. Ne me fais pas la renvoyer chez elle sans t’avoir vu même une minute. Mais je fais non de la tête, le regard fuyant. Une main nerveuse passe sur mon visage, caressant les os saillants de ma mâchoire et de mes pommettes devenus visibles sous la chair émaciée. Je n’ose même plus me regarder dans un miroir et ne peux imaginer un seul instant montrer pareille image à celle qui fait l’effort d’ignorer tous mes démons depuis qu’elle me connaît. Je ne peux pas lui infliger cela.
Plusieurs secondes s’écoulent pendant lesquelles le regard du gardien semble m’écraser. Il ne me lâche pas une seconde et pourtant, il ne cherche pas à me broyer, au contraire : je sens la même bienveillance que j’ai toujours reconnue chez lui et une peine qu’il dissimule cette fois avec moins de professionnalisme que ce qu’il m’a démontré depuis le début de mon incarcération. - Tu vas regretter de ne pas y être allé, Bauer. Tu sais que ses visites te font du bien. Ne te prive pas de ça avant la dernière ligne droite. C’est idiot. - Je n’ai plus qu’une semaine à tirer. Une semaine, pas vrai ? Dwight veut répondre quelque chose mais s’arrête quand il me voit tendre le bras pour attraper le calendrier dont il a barré lui-même les dernières dates. Je lui mets sous le nez le carton ridicule où les photos de chatons ont été déformées par les ondulations que l’air humide a imposées au papier. Mon regard se plante dans les iris sombres du gardien et je souffle d’une voix teintée de folie : - Une semaine. C’est tout ce qu’il reste. Je vais sortir de là. J’irai mieux. Et alors, je pourrai la voir. Mais pas maintenant. - Bauer… - Osez me dire qu’elle ne se souviendra pas de cette gueule-là jusqu’à la fin de ses jours si jamais elle me voit comme ça !
Ma voix s’est emballée de sorte que le second gardien s’est tendu derrière les grilles de ma cellule, resserrant le poing sur sa baguette magique, prêt à intervenir. Un silence rare s’est alors abattu sur nous, comme si tous les prisonniers s’étaient soudain mis à écouter. Devant moi, Dwight est resté immobile, le regard plongé dans le mien comme pour y puiser l’assurance qui lui manquait. Puis, après de longues secondes, il a soupiré. - Tu es sûr ? J’ai acquiescé d’un signe de tête. - Je n’ai pas besoin de la voir encore pour arriver au bout de ma peine. Elle a déjà bien assez fait. Mais j’ai besoin qu’elle ne me revoie pas… comme ça, une fois que je serai dehors. Je veux la retrouver comme j’étais avant. Je veux laisser tout cet endroit derrière moi et ne jamais le retrouver dans ses yeux. Vous pouvez comprendre ça… Dwight a réfléchi une seconde, puis a murmuré : - Oui. Alors, il s’est relevé et s’est dirigé vers la sortie. Il a refermé la porte de ma cellule et j’ai lancé avant qu’il ne reparte : - Dites-lui que ce n’est pas sa faute. Dites-le-lui bien ! - Je lui dirai. Puis, il a disparu.
Le gardien a marché un moment dans le dédale d’Azkaban jusqu’à rejoindre le côté des visiteurs et demandé qu’on le guide jusqu’à Hekate Murphy. Un agent l’a accompagné jusqu’au parloir réservé pour elle et il est entré par la même porte que la sorcière. Dès son arrivée, l’Irlandaise pouvait dire que quelque chose ne se passait pas comme prévu. - Madame Murphy ? a demandé Dwight. Il a attendu qu’elle confirme son identité avant de refermer la porte derrière lui tout en restant à une distance respectueuse. - Je suis désolé, mais il ne viendra pas. La déception sur le visage de la professeure lui a serré le cœur, mais il a continué d’une voix posée, aguerri par de longues années de service entre les murs de la prison. - Il m’a demandé de vous dire que ce n’est aucunement votre faute. Il aurait été heureux de vous voir. Mais il est… très fatigué depuis quelque temps. Il a besoin de repos. Quelques secondes se sont échappées pendant lesquelles le gardien a semblé chercher à savoir ce qu’il pouvait se permettre de dire. Puis, il a soufflé : - Le sevrage est difficile. Il a alors ajouté d’une voix plus douce : - Il ne lui reste plus longtemps à faire. Je le surveillerai de près, ne vous inquiétez pas. Vous le retrouverez en meilleure forme dans une semaine, quand il aura passé ses dernières journées difficiles. Vos attentions l’ont bien aidé pendant tout ce temps, je voulais vous le dire. De nombreux détenus n’ont pas la chance d’avoir des soutiens comme le vôtre. Il tiendra bon. Sa main s’est de nouveau posée sur la poignée de la porte métallique alors qu’il s’apprêtait à retourner à son poste. - Sept jours, c’est à la fois long et court dans cet endroit. Avec un objectif, on s’en sort toujours mieux et je sais qu’il a hâte de vous retrouver loin d’ici. Sa motivation est claire. C’est la meilleure des défenses entre ces murs. Prenez soin de vous aussi, Madame. Je table que la suite du chemin avec lui ne sera pas facile tous les jours. J’espère qu’il en vaut la peine. Mais, alors qu’il fait un dernier signe de tête pour saluer Hekate, aucune acidité n’est venue obscurcir son regard ; seulement l’espoir de ne pas être un jour détrompé.
6 mars 2004
Le transplanage jusqu’au Ministère me fait me cramponner à la sangle du sac à dos contenant toutes mes maigres affaires pour m’éviter de dégobiller sur le sol impeccable du Département de la Justice Magique. Un agent me reçoit avec une froideur clinique à laquelle je ne prête même plus attention. Il m’explique en quelques mots les dernières procédures auxquelles je dois me plier avant de me permettre de sortir, libre. On me fait signer des papiers avant de me laisser sur un : « Je vous souhaite un bon retour à la vie civile, monsieur Bauer. Tâchez de ne pas en faire mauvais usage. » Je tente de croiser le regard du maigrichon entre deux âges de l’autre côté de son bureau mais celui-ci ne me fait pas l’honneur de lever les yeux derrière ses lunettes fines. Trop pressé pour attendre qu’il daigne m’accorder cette faveur, je tourne les talons sans demander mon reste, accompagné par deux brigadiers jusqu’à la sortie du Ministère.
Une fois dehors, les deux agents me quittent sans même s’inquiéter de ma façon de rentrer chez moi. Mes yeux se plissent, attaqués par la lumière du jour rendue blafarde par le tapis de nuages blancs qui envahit le ciel. Un temps typiquement anglais. Je ne sais pas s’il m’avait manqué.
A peine ai-je le temps de m’habituer à la clarté du dehors qu’une silhouette s’approche, les mains dans les poches de son manteau. Ses cheveux noirs coiffés en mèches dépareillées vers le haut et ses airs d’aristocrate rebelle font accélérer mon cœur avant même que je ne l’entende lancer vers moi : - Alors, la brindille ? Tu t’es suffisamment fait attendre ? Un demi-sourire écarte la commissure de mes lèvres alors que je m’approche et Zven accélère le pas jusqu’à venir m’entourer de ses bras, ses deux mains claquant énergiquement dans mon dos. - Ca y est, Engel. C’est fini, putain. Et, avec lui, j’en suis enfin sûr. Oui. C’est fini.
J’ai demandé qu’il me ramène en voiture, refroidi par le dernier transplanage qui a bien failli me faire rendre mon petit déjeuner sur le carrelage du Ministère. Zven n’a rien trouvé à y redire et tout le trajet jusqu’à Soho s’est déroulé dans un silence étrange que ni lui ni moi ne semblions savoir comment rompre. Azkaban nous avait vidés et les quelques tentatives de mon ami n’ont permis que deux ou trois échanges d’une futilité dont nous étions tous deux bien trop conscients. Alors nous nous sommes tus jusqu’à ce qu’il se gare devant mon immeuble. - Tu es sûr que tu ne veux pas que je reste ? a demandé Zven en coupant le contact. Tu es resté assez longtemps tout seul ces dernières semaines. Ça m’embête de te laisser là alors que tu viens seulement de sortir. - Non, ça va. Je t’assure. Je suis claqué. Je vais juste dormir. T’as autre chose à foutre qu’à babysitter un mec en train de pioncer. Rentre auprès de Claudia. Et embrasse-la de ma part. - Comme tu veux. Il m’a souri, un peu inquiet, et m’a claqué gentiment la paume de sa main sur la nuque avant que je n’ouvre la portière et m’extirpe de la voiture. J’ai jeté mon sac sur mon épaule et suis entré dans l’immeuble sans me retourner. Zven n’a redémarré la voiture qu’une fois les portes de l’ascenseur refermées sur moi.
A l’intérieur de la cabine, je garde les yeux volontairement rivés sur la peinture impeccable des battants, évitant à tout prix l’image de mon reflet qui attend à ma droite. La montée jusqu’au dix-septième étage me semble durer une éternité. Mais je ne cède pas.
Lorsque l’ascenseur arrive enfin, je m’engouffre dehors et toutes les sensations si familières qu’on ne retrouve que chez soi me sautent à la gorge. Les odeurs. Le bruit étouffé de mes bottes sur la moquette rouge du couloir. La lumière très constante des appliques murales. Tout est là, inchangé, exactement comme je l’ai laissé. Le soulagement de retrouver tout ce qui m’a manqué pendant ce long mois s’accompagne d’une impression étrange de ne plus vraiment y être à ma place, comme si cette absence prolongée m’avait enlevé le droit d’avoir ce dernier refuge. J’ai l’impression d’être décalé, profondément marqué dans un environnement qui, lui, reste inaltérable. Je déglutis en arrivant à ma porte d’entrée et enfonce la clé dans la serrure avec précipitation, fuyant les sensations désagréables qui glissent le long de ma colonne. Je balaye mes idées noires en faisant tourner le verrou et pénètre chez moi sans plus tergiverser.
Soudain, des odeurs nettes de viande rôtie et de légumes cuits me viennent aux narines et j’entends les bruits caractéristiques d’une cuisine en plein chantier qui emplissent tout l’appartement. Je me fige une seconde, pris de court, sur mes gardes, alors que je devais trouver l’endroit désert. Je referme calmement la porte derrière moi en faisant le moins de bruit possible et reste un instant dans l’entrée, incapable de me mouvoir. Mon cœur bat furieusement dans ma poitrine alors que je réalise qu’un intrus est entré chez moi. Le sac toujours sur l’épaule, je prends de longues secondes à trouver le courage d’avancer alors que je sens la présence rassurante de ma baguette magique dûment rendue par le Ministère dans la ceinture de mon jean. Mes pas sont lents. J’espère prendre l’intrus par surprise s’il ne m’a pas entendu entrer.
Il ne manque qu’un mètre avant que je ne puisse le voir.
Elle n’avait demandé conseil à personne, bien trop consciente de ce qu’auraient pu être les remarques et peu désireuse d’y prêter l’oreille. Au mieux une folie pure. Au pire, un délit pur et simple. Ils n’auraient pas eu tort et malgré la conscience aigue qu’elle avait en l’illégalité totale de ce qu’elle allait entreprendre, Hekate n’avait pas réfléchi. Au matin du six mars, elle avait quitté le château sitôt le petit déjeuner achevé, petit déjeuner au cours duquel elle n’était parvenue qu’à engloutir une tasse de thé noir, oublié, refroidi et rendu amer par ses absences répétées. Pendant toute la semaine, la libération d’Engel lui avait tourné dans la tête, perturbant chaque moment de calme et de répit que lui octroyait son programme de cours. Après un mois, après un long mois, il allait enfin quitter la cellule qui était devenu sa résidence temporaire pour retrouver le penthouse ridiculement grand dont il avait fait son perchoir, loin au-dessus des toits de Londres. Dans quel état allait-elle le retrouver ? Allait-elle même seulement le retrouver ?
Le souvenir de sa dernière visite à Azkaban était encore frais dans sa mémoire, rouvert par les multiples interrogation et ranimant de son feu acide des angoisses sourdes. Il n’avait pas voulu qu’elle vienne. Il n’avait même pas daigné le lui dire en face, préférant l’intermédiaire d’un gardien qui avait tenté d’apaiser de ses mots la tristesse manifeste qui s’était peinte sur les traits d’Hekate devant la porte du parloir. Malgré tout ses efforts, avait-elle été trop présente ? Trop étouffante ? Ils n’étaient rien, n’avaient jamais été autre chose que rien, et pourtant sans hésiter elle avait pendant trois semaines sacrifié son samedi à la visite d’un parloir froid dans le seul et unique but de le voir.
La solitude la rendait-elle si avide ? Avide de mots, d’un regard, d’un sourire ? Finalement, elle aurait sans doute préférée cette hypothèse. Mais tout au fond, la sorcière savait pertinemment qu’aucune de ces visites n’avait été motivée par la recherche d’un simple contact humain. Et la réalisation de ceci laissait présager autre chose. Quelque chose de plus lourd, plus violent, qu’elle aurait souhaité tuer dans l’oeuf et que pourtant elle continuait d’entretenir chaque fois qu’elle fermait les yeux pour laisser ses pensées s’évader.
La solitude la rendait-elle si avide ? Avide de mots, d’un regard, d’un sourire ? Finalement, elle aurait sans doute préférée cette hypothèse. Mais tout au fond, la sorcière savait pertinemment qu’aucune de ces visites n’avait été motivée par la recherche d’un simple contact humain. Et la réalisation de ceci laissait présager autre chose. Quelque chose de plus lourd, plus violent, qu’elle aurait souhaité tuer dans l’oeuf et que pourtant elle continuait d’entretenir chaque fois qu’elle fermait les yeux pour laisser ses pensées s’évader.
Peut-être que ce n’était rien. Non. Pas peut-être. Ce n’était rien. Hekate était gentille, par nature. Bienveillante. Chacune des intentions qu’elle avait eu pour Engel aurait été la même pour un autre de ses amis. Et il lui avait fait de la peine. Voilà. C’était ça. Il lui avait fait de la peine. Les choses auraient été totalement identiques si, mettons, Nasiya avait été à sa place. Mais elle connaissait Nasiya depuis plus de dix ans. Engel ? Quelques mois. Et que dire de cette fois où lorsque le souffle de Caïn s’était égaré contre peau, c’était une autre voix qui avait frappé son oreille. Plus grave. Plus gutturale. Les sonorités chaudes d’un allemand essoufflé.
D’un pas rageur, elle écrasa sous son talon une feuille d’érable craquante de gel. Les pérégrinations de son cerveau malade n’avaient pas réussi à ralentir son pas, ni même à arrêter ses gestes lorsqu’elle avait quitté la boutique, les bras chargés de sacs de kraft sombres. Voilà qu’elle planifiait désormais de lui faire à bouffer. De mieux en mieux. Mais il avait si souvent dénigré la nourriture servie en cellule… Et alors, n’était-il pas capable de se faire à manger lui-même ? Pire, qu’est-ce qu’il lui disait qu’elle était la personne qu’il voudrait voir, à présent que son cauchemar s’était terminé ? Rien. Rien du tout. Mais si personne ne l’accompagnait, il allait retrouver à nouveau la froideur solitaire de son appartement vide. Mais encore une fois, peut-être était-ce précisément ce qu’il recherchait ?
La tête bouillante, les doigts glacés, la jeune femme avait hésité de longues minutes avant de transplaner dans le penthouse désert. En temps normal, lorsqu’Engel y vivait, il était déjà froid. À présent, délesté de son habitant pendant un long mois, il en paraissait lugubre malgré la lumière que dégueulaient les multiples baies vitrées. Par réflexe, elle avait jeté un regard à son reflet dans la vitre du four après avoir déposé ses victuailles sur l’îlot de la cuisine. Très jolie. Parfait. Elle allait pouvoir être présentée sous son meilleur jour lorsque la police viendrait lui passer les menottes pour entrée par effraction.
Ca n’allait pas arriver.
Et pourquoi pas ?
Ca n’était pas la première fois qu’elle débarquait ici en transplanant sans prévenir.
Oui, mais les autres fois, il était là.
Mais rapidement, il ne resta plus dans la tête de la jeune femme qu’une concentration aveugle. Découper les légumes. Retourner la viande. L’odeur de chair cuite lui donnait la nausée. Bordel par les dieux, elle cuisinait même de la viande pour lui. Elle était folle. Une folie douce, une douce folie peut-être, mais elle n’en était pas moins totalement cinglée. Les chiffres verts de l’horloge du four défilaient lentement, la rapprochant peu à peu du moment où Engel allait rentrer, accentuant son stress, sa précipitation et une joie sous-jacente qui avait le bon goût de rester à distance pour ne pas sembler trop déplacée. Dans quel état allait-elle le retrouver ? Deux semaines plus tôt, il n’était tenu debout que par son uniforme. A présent qu’il avait dû endurer les douleurs d’un sevrage, elle ne pouvait pas imaginer à quel point il avait changé. Mais c’était toujours Engel. C’était toujours Engel. La petite joie dans son ventre s’était remise à gigoter.
Hekate n’entendit pas la porte s’ouvrir, le cliquetis de la serrure occulté par le chuintement sec de la porte du four qu’elle venait de refermer. En revanche, le loquet de la porte qui se ferme, ça, elle l’avait entendu. Ses gestes s’étaient figés, les doigts serrés autour du manche du couteau qu’elle tenait encore, tandis que ses yeux avaient jetés un regard paniqué à l’horloge ? Déjà ?! Enfin ?!
Elle délaisse ses préparations pour contourner l’îlot.
Hm. Bien sûr. Rentre par effraction chez lui et accueille-le avec un couteau à la main, le secret du bonheur.
Dérapage. Et le couteau est jeté sur le plan de travail avant que ses pas ne reprennent, empressés, vers l’ouverture béante du couloir qu’il ne semble pas vouloir franchir. Avec un peu de chance, peut-être allait-elle se prendre un sort dans le visage. Ceci dit, elle ne l’aurait pas volé. L’empressement se dissipe à la seconde où elle franchit le seuil, et c’est une Hekate hésitante qui s’avance dans le couloir.
Dans l’ombre, un sac sur l’épaule, les joues creusées, les yeux cernés et le teint de cendres, il est là.
Il est là.
Il est là.
Son coeur rugit, matraque ses côtes, hurle d’une agonie délicieuse.
Le rythme acharné de mon cœur bat dans mes tympans alors que j’essaye d’entendre ce qu’il se passe dans la cuisine. La trouille tord vicieusement mon estomac vide et je me surprends à regretter d’avoir congédié Zven en arrivant chez moi. Dans ma tête, mon imagination s’emballe, se perd en des dizaines de scénarios pour tenter de me préparer à ce qui va m’arriver d’une seconde à l’autre. Mais le haut-le-cœur qui me prend fait taire toutes mes pensées quand j’entends le fracas brutal d’un ustensile de cuisine jeté sur un plan de travail et des pas précipités s’approcher du couloir.
Coup de sang. Ma main droite se jette en arrière pour trouver ma baguette accrochée à ma ceinture, mais je n’ai pas le temps d’achever mon geste. Mon corps se tend avec une violence inouïe. Mes yeux terrifiés se lèvent et soudain, je la reconnais.
Ma respiration s’arrête, emportant avec elle le dernier battement de mon cœur. Je me fige, incrédule, incapable de me mouvoir alors qu’elle est là, à m’attendre dès le premier jour, moi qui suis resté loin tout ce temps et qui n’ait même pas eu la force de la rejoindre la dernière fois qu’elle a voulu me voir. Ma main reste deux longues secondes suspendue dans mon dos avant que je n’assimile pleinement sa présence et que j’oublie les bruits de cuisson qui continuent un peu plus loin. Tout s’arrête autour de moi. Il n’y a plus qu’elle et son salut toujours intact finit de briser toutes les peurs qui me faisaient craindre nos retrouvailles, le moment où il me faudrait me montrer face à elle avec tous les stigmates que ce mois d’emprisonnement a eu sur mon corps et dans ma tête. Des jours entiers j’ai cru que je me cacherais, que je ne tenterai de la revoir qu’une fois redevenu celui que j’étais avant Azkaban, sans ces joues creuses, sans cet épuisement que la fin de mon sevrage n’a pas eu le temps de consumer, sans cette charge mentale qu’impliquent toutes les affaires qu’il me reste à régler. Mais elle est là, déjà là, et la douceur de son timbre bâillonne mes angoisses. Les chaînes cèdent autour de mes poignets. Je les laisse tomber au sol sans même les regarder.
Mon sac à dos tombe sur le carrelage, abandonné sans considération aucune, et j’ouvre les bras, faisant un pas vers elle pour l’inviter à me rejoindre. Le geste est pur, irréfléchi, d’une spontanéité telle que rien ne fait trembler mes mains qui s’ouvrent pour cueillir Hekate. Elle est là, après toutes ces semaines, malgré ma dégaine, malgré mon rejet, et je ne veux que la sentir, m’assurer qu’elle soit réelle et que l’enfer qui m’a tenu loin d’elle soit définitivement laissé derrière moi.
Et le chuintement doux d’une clenche qui s’abaisse. La fermeture de la porte crucifie les quelques espoirs qui subsistaient encore, quitter le penthouse délaissé avant que ne rentre son propriétaire. À qui mentait-elle ? Jamais elle n’avait eu l’intention de s’échapper avant qu’Engel ne revienne. Elle était venue pour lui. Les plats qui cuisaient tranquillement n’étaient qu’une excuse, qu’un pâle alibi pour masquer la pressante, la déchirante envie de le revoir. Et pourtant, maintenant qu’il était là, si proche, de l’autre côté du mur, elle ne s’était jamais senti aussi peu prête. Elle ne pouvait prévoir l’accueil que lui réserverait l’allemand une fois qu’il aurait pris conscience de son intrusion. Des cris ? Il n’avait peut-être pas envie de voir du monde. Tiens, elle avait peut-être même tout gâché.
Pourtant, elle n’attend pas qu’il s’avance dans la pièce à vivre et déjà elle parcourt les quelques pas qui la séparent du couloir avant qu’il n’ait pu en franchir le seuil, tant pour éviter un sort manqué que pour atténuer un peu la sensation désagréable d’intrusion qui ne manquerait pas de saisir l’ex-taulard à la gorge.
Les regards se croisent. Incrédule contre hésitant. Son salut meurt sur ses lèvres. Son corps hurle à la timidité et elle n’ose s’approcher. Va-t-il hurler ? Va-t-il finalement terminer le geste déjà amorcé pour se saisir de sa baguette ? Il en aurait parfaitement le droit, après tout. Mais tout au fond, elle espère qu’il n’en sera rien. Elle a bien remarqué le changement infime au creux de ses yeux bleus lorsqu’il l’a reconnue. La réaction dépasse ses espérances. Dans un bruit sourd, le sac contenant ses maigres possessions s’écrase au sol, la faisant frémir. Et au lieu de la colère légitime, il lui ouvre les bras, amorçant vers elle un début de pas, une invitation implicite à venir se couler dans son étreinte après des semaines, de trop longues semaines, à en avoir été privée.
Quelques secondes. C’est tout ce qu’il faut à Hekate pour réagir. Quelques secondes où elle prend le temps de poser sur lui un regard différent, débarrassé de la crainte d’avoir franchi une limite dans leur relation qui n’en était même pas une. Il est là. Maigre. Les joues creusées, les yeux fatigués, le teint blafard des nombreuses nuits sans sommeil. La douleur du sevrage qu’elle imagine durcit un peu plus les traits anguleux de sa mâchoire, de ses pommettes. Les cheveux en bordel, la barbe trop longue. Il est l’épuisement même. Et pourtant, par les dieux, jamais elle ne l’avait trouvé aussi beau qu’à ce moment-là, qu’à cet instant précis où elle avait enfin récupéré le droit de le toucher. Les quelques pas qui les séparent sont vites avalés en deux enjambées fébriles quand déjà ses bras se tendent vers lui, impatients, presque avides. Les mains blanches de l’irlandaise viennent cueillir ses joues, épousant de sa peau les reliefs de sa barbe, atténuant de sa chair la dureté de sa maigreur quand ses lèvres se posent sur son front en un baiser.
Le soulagement. Ô Morrigan, ce soulagement. Si l’odeur de ses cheveux est différente, elle reconnait contre ses lèvres la chaleur de sa peau. Un soupir lui échappe avant qu’enfin elle se décide à libérer son visage de son étreinte pour glisser ses bras autour de son cou et le serrer contre son cœur. Il lui semble presque sentir son corps vibrer. De soulagement. De contentement. D’autres choses encore, qui ne portent pas de noms et qu’elle ne peut expliquer. Tout ce qu’elle sait, c'est qu’elle le serre contre elle un peu plus fort pour s’assurer par son contact de sa présence. De son retour.
Ses lèvres soufflent “ C’est terminé.” tout contre la coque de son oreille. Et son nez s’enfouit dans son épaule. Pas une question. C’est une affirmation. Pure, nette, précise. Pour se rassurer tous les deux. Clore un chapitre.
Quelques secondes. C’est ce qu’il faut pour crucifier mes dernières craintes et voir s’amorcer les premiers pas de Hekate qui accélère pour me rejoindre. Ses mains glissent sur mes joues, apprivoisent les formes plus dures qu’a pris mon visage. Mes yeux la dévorent, tentent toujours de se convaincre qu’elle est bien là. Alors, je la sens se hisser sur la pointe de ses pieds et je ferme les paupières, penchant instinctivement la tête pour laisser ses lèvres embrasser mon front. L’émotion me serre la gorge. Je réalise seulement maintenant le besoin que j’avais de la revoir, de la toucher, de la sentir, de m’assurer qu’aucune barrière ne nous empêche plus de nous retrouver. Ses bras se glissent alors autour de mon cou et les miens viennent entourer sa taille, épouser la courbe de son dos pour appuyer l’étreinte, la garder contre moi maintenant que j’en ai enfin le droit.
Alors, mon visage se baisse, plonge légèrement pour la rencontrer, sentir la chaleur de sa peau que j’ai cru plusieurs fois avoir à jamais perdue. Mon nez contre son épaule, mes lèvres se posent dans le creux de sa clavicule que je n’embrasse pas. Je ne fais que reposer contre elle, me laisser envelopper par sa douceur, son odeur que je respire en une inspiration longue, tremblotante, qui exprime à elle seule tout ce manque que je n’ai pas su dire, que je ne pouvais pas dire, et qui hurle maintenant que je la tiens enfin contre moi. Le murmure de Hekate m’atteint en plein ventre, fait appuyer mes mains un peu plus fort dans son dos en un acquiescement silencieux. C’est terminé. Oui. C’est terminé et je n’aurais jamais cru qu’un seul mois dans toute une vie puisse m’avoir tant pesé.
- Tu m’as manqué. Le murmure m’échappe presque, le timbre cassé par le trouble qui m’étrangle. Je déploie des efforts surhumains pour contrôler ma respiration et contenir les soubresauts qui menacent de frapper ma poitrine.
Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi enlacés. J’ai cessé de compter les secondes et les minutes lorsque j’a enfin quitté les geôles d’Azkaban. Alors, l’étreinte dure, comme si aucun de nous ne savait la terminer. Mes yeux restent fermés pour mieux la sentir. Je sens son cœur pulser jusque dans mes côtes. Et je respire, calme après chaque expiration les sensations qui m’assaillent. Les crispations se relâchent. Les muscles se détendent. Je finis par me donner entièrement, comme elle ne m’a sans doute jamais connu.
Ce n’est que lorsque les bruits de cuisson et les odeurs qui proviennent de la cuisine se rappellent à mes sens que je réalise que nous sommes immobiles depuis trop longtemps. Je devrais la lâcher. Elle l’attend, peut-être, et cette conscience me fait doucement rouvrir les paupières. J’arrache encore quelques secondes à la convenance, incapable de rompre le contact aussi rapidement qu’il le faudrait. M’écarter d’elle est presque douloureux, mais je m’y oblige, soufflant d’une voix incrédule près de son oreille pour formuler le seul prétexte que je parviens à invoquer : - Tu m’as fait à manger ? Je finis par laisser desserrer mon étreinte pour lui permettre de se mouvoir sans pour autant enlever mes mains de son dos. Mon regard se porte vers la cuisine pour voir les ustensiles éparpillés un peu partout sur le plan de travail. Je les observe un instant, curieux. Un sourire attendri écarte alors la commissure de mes lèvres et je reviens croiser le regard de l’Irlandaise, le teint déjà moins blême et les yeux un peu trop brillants.
Leurs deux corps se pressent l'un contre l'autre, poussés par le besoin ardent, par la nécessité même de se retrouver. Bien loin des passions enflammées qui régissent les étreintes qui prennent habituellement place dans l'immense penthouse trop vide, le désir cède pour une fois son royaume à la tendresse lorsque la sorcière parvient enfin à l'entourer de ses bras. La première et seule seconde est hésitante, tant le geste est hors du commun. Mais pourquoi lutter devant tant de naturel ? Elle avait rationalisé, analysé pendant des heures et des heures ce que pourraient être leurs retrouvailles. Et si elle en avait trop fait. Et s’il ne voulait pas la voir. Et si, et si… Et voilà qu'à présent, le corps d'Engel, le cœur d'Engel enlacé tout contre elle, elle avait cessé de penser. Ses bras s'étaient logés autour de son cou comme une évidence, comme s'il avait toujours été fait pour prendre place dans son étreinte.
Le murmure d'Engel lui arrache un souffle tremblant. Elle lui a manqué. S'il savait à quel point c'était réciproque. L'émotion qu'elle sent dans la voix de l'allemand se retrouve dans sa propre gorge, serrée par son cœur qui refuse tout bonnement de ralentir au point où, elle en est persuadée, il résonne tout contre son torse. Hekate ne prend pas le risque de parler. Peut-être d'ailleurs en est-elle incapable. Ses mains répondent pour elle, s'égarant dans les cheveux bruns et trop longs, pressant un peu plus le visage masculin contre sa clavicule où elle savoure la chaleur de ses lèvres. Le temps s'étire. Chacun profite d'une étreinte qui auparavant n'aurait rien eu de naturelle. Elle comprend le besoin d'Engel de retrouver un semblant de chaleur après l'enfer de la prison, après des nuits trop seules et des jours trop froids dans une cellule aseptisée. Cette douceur, cette chaleur lui est toute aussi nécessaire après des semaines d'angoisses et d'insomnies. Son cerveau aurait dû lui jeter au visage combien sa peur avait été démesurée pour une relation naissante comme la leur. Mais là, tout de suite, il ne fonctionnait pas, focalisé comme il était sur une seule et même idée : Engel était rentré.
Déjà la jeune femme le sent se détendre, et avec ce calme s'amorcer la fin de leur étreinte. Hekate doit lutter contre le sursaut désespéré qui voudrait lui faire refermer ses mains sur le dos de sa veste pour le garder encore contre elle. Encore un peu. Encore quelques secondes. Mais, comme par crainte de le voir s'évanouir en fumée au moindre geste brusque, elle s'abstient. Lorsqu'il s'éloigne, elle laisse glisser ses mains le long de ses épaules et elles viennent prendre place d'elles-mêmes sur sa nuque, en miroir des doigts qui reposent encore sur le plat de son dos. Le sentiment de ne pas être la seule à refuser l'idée d'abandonner tout contact fait pétiller ses yeux. Il souffle à son oreille. Elle frissonne. Il lui faut une seconde pour comprendre le sens des quelques mots qui viennent de vibrer contre la coque de son oreille.
Et elle rit. Soulagée de voir que l'invasion de sa cuisine n'est pas perçue comme une intrusion. Soulagée même de voir un sourire à nouveau s'esquisser sur ses lèvres. " Oui." Ses doigts blêmes viennent machinalement repousser une mèche de cheveux sur le front qui lui fait face. " Tu m'as suffisamment répété que la bouffe d'Azkaban était un crime contre l'humanité. J'ai pensé qu'il était de mon devoir de te nourrir un minimum avant de te laisser à nouveau vagabonder dans la nature." Le léger tintement du four vient ponctuer sa phrase et elle s'empresse alors de le libérer totalement. Le temps simplement de se saisir de sa main pour enfin lui faire franchir le seuil du couloir. Pour enfin lui faire retrouver son foyer après un mois d'absence. " Viens."
Libérée de toute peur, c'est elle qui l'entraîne jusqu'à la cuisine où sur l'îlot central deux couverts ont été dressés. " Désolée du bazar. Je devais tout ranger avant que tu n'arrives, mais j'ai perdu la notion du temps. J'ai aussi perdu au moins trente minutes à comprendre comment fonctionne ton putain de four. " Hekate le laisse s'installer, reportant son attention sur ledit four, cauchemar de ses nuits, où deux petites tourtes n'attendent que d'être sorties. Se saisissant d'une manique abandonnée sur le bord de l'évier, elle ouvre la porte, détournant le visage pour éviter la vague de chaleur qui s'en dégage. " Je ne savais pas si tu étais en état de manger, compte tenu de… enfin, tu sais. J'ai essayé de me renseigner, mais tu n'imagines pas combien c'est compliqué de trouver un seul bouquin sur le sujet à Poudlard. Alors qu'on en a au moins 3 qui parlent de découper des gens. Cette école est un bordel sans nom. Alors du coup…" D'un geste de la main, où est calé un ogham, elle appelle à elle leurs deux assiettes vides, pour y déposer soigneusement une petite cassolette. " …J'ai fait uniquement de la nourriture qui peut être conservée quelques jours. Comme ça, même si tu n'as pas faim maintenant, tu en auras pour plus tard. "
Et enfin elle revient avec les deux assiettes, c'est un sourire ravi qui étire ses lèvres alors qu'elle en dépose une devant lui avant de prendre place à son tour. " Tiens. Guiness pie et champ. À la viande pour toi, et végé pour moi. C'est ce que me faisait ma mère les jours où le moral n'était pas là."