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L'étincelle [Nasiya et Engel]
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Engel Bauer

Engel Bauer
ADMINISTRATRICE & MJ
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Sam 26 Déc - 15:59
L'étincelle

ft. @Nasiya Abasinde


fin janvier 2004

Je crois ne jamais m’être déjà senti aussi tendu devant Abasinde, malgré toutes les fois où j’ai craint ses réponses. L’atmosphère s’est appesantie d’un coup et même la pluie dont j’aimais entendre le chant jusqu’alors semble me hurler aux oreilles à présent. Je suis cerné de toute part, entouré par mes hantises qui ne semblent qu’attendre le signal du potionniste pour me sauter à la gorge. Si Nasiya décide de tout arrêter après mes révélations, je me retrouve sans aucun palliatif et abandonné à des addictions que je sais pires encore que celle à laquelle je m’astreins en buvant ses breuvages.

La trouille fait pulser mon sang dans mes tempes. Je suis incapable de détourner le regard d’Abasinde. Ses yeux clignent plusieurs fois. Je l’ai senti tressaillir au moment de lui avouer pour la coke et je sens le combat qui se mène dans son esprit à présent. Il m’avait prévenu dès nos premières rencontres des frontières qu’il ne faudrait pas franchir, des limites que je devrais m’imposer pour qu’il accepte de me faire profiter de ses talents, en particulier s’agissant de la magie extatique. J’avais acquiescé, bien sûr, sans même y réfléchir : je ne voyais à ce moment-là que les promesses de sensations nouvelles et de bienfaits saisissants, si faciles à obtenir… Nasiya n’était alors qu’un vendeur de rêves, un artisan qui déroulait ses avertissements pour que ses clients ne puissent pas venir lui chercher des poux si jamais leurs autres consommations apportaient des effets délétères à ses potions. J’ai ignoré toutes ses mises en garde, bien incapable de me sevrer, même pour une autre addiction. Mais les mois ont passé depuis. Les potions de rêves sont devenues une part trop importante de mon existence et Nasiya est devenu un ami. Je ne peux lui cacher plus longtemps les peurs qui m’obsèdent et les problèmes que j’ai toujours gardés sous silence. Il faut qu’il sache. Toute la question est de savoir ensuite s’il acceptera de chercher une solution avec moi.

Son trouble m’atteint en plein cœur alors que je le vois s’asseoir et chercher du réconfort dans les feuilles de mandragore. J’ai l’impression que ma simple présence pousse toujours les autres dans leurs vices. Je passe une main nerveuse sur mon avant-bras, me mordant les lèvres pour éviter de presser Nasiya avec le moindre mot. J’imagine d’ici toute la complexité de ses réflexions et ne veut surtout pas interférer, surtout quand cela ne peut que l’inciter davantage à se débarrasser du problème en arrêtant purement et simplement de me fournir. Alors je pose mon regard un peu plus loin de sorte à ne pas l’écraser sous mes questions informulées. Mon cœur continue de battre sous mes côtes. Je m’efforce de ne pas respirer plus fort, ce qui fait trembler imperceptiblement ma poitrine. Et l’attente dure, dure… Jusqu’à ce qu’il parle enfin.

Mon cœur fait une embardée à l’écoute de ses premiers mots. « Je suis désolé, Engel. » Mes paupières voilent mon regard alors que la certitude d’avoir tout perdu s’ancre dans le myocarde. Une demie seconde, je me sens chuter, quand Nasiya me rattrape au vol en terminant sa phrase. Mes yeux lui reviennent, pleins d’espoir, alors qu’il m’explique avoir déjà augmenté les doses après la nuit terrible que je lui avais faite passer et toutes ses réticences à continuer ainsi maintenant que je lui ai appris ma consommation de cocaïne. Mais bien au-delà des remontrances très logiques qu’il m’adresse, c’est une peur sincère de me faire plus de mal que de bien que je perçois dans les fluctuations de son timbre. Je sens mon souffle vaciller un instant quand je le réalise.

Puis, après quelques secondes de réflexion, vient l’exposé technique auquel je ne peux pas échapper si je veux comprendre les soucis qui accompagnent la consommation de la coke mêlée à celle des potions de rêves. Sans bouger, attentif, j’écoute ses explications sans rechigner. Mais la première pensée qui me vient est un soulagement intense : il me reste encore du temps, dit-il, assez pour voir venir avant que l’accoutumance ne vienne véritablement nous compliquer la tâche.

Pourtant, la vérité que je me cache depuis des mois ne tarde pas à me revenir aux oreilles. Je ne peux pas consommer les deux à la fois et entendre Abasinde me le répéter m’atteint cette aujourd’hui avec bien plus de force que toutes les autres occurrences de cette mise en garde qu’il m’a déjà faites par le passé. Je baisse les yeux comme un gamin pris en faute alors que Nasiya tire vivement sur sa roulée. Mes doigts s’agitent en des gestes parasites alors que je finis par soupirer :
- Je sais… C’est une connerie, Nasiya. Je le sais. Si ça peut te rassurer, je ne consomme jamais les deux à la fois. Ca n’aurait pas de sens. La coke, c’est pour rester alerte quand la fatigue pèse trop à un moment où je ne peux pas me le permettre. Je la prends quand je veux rester éveillé, jamais quand je cherche à m’endormir. Il y a toujours plusieurs heures entre ma dernière prise de coke et l’instant où je bois une de tes potions. Mais je vais être honnête : y a pas eu de journée sans coke depuis… plusieurs années, maintenant. C’est ma seule solution pour tenir quand le manque de sommeil me rend trop amorphe. Si je ne tiens pas la route pendant les concerts, si je ne suis plus capable de composer en journée, je ne suis plus rien, Nas’… La musique, c’est tout ce que j’ai. Sans la coke, aujourd’hui, je la perds. C’est aussi simple que ça.

Alors, le discours d’Abasinde se fait plus posé, plus compréhensif, peut-être. Les réticences sont toujours les mêmes, mais il se veut rassurant, altruiste, comme le soutien de chaque instant qu’il est depuis que nous nous sommes rapprochés. Je ne sais pas s’il se doute de la gratitude qu’il immisce dans mon cœur en cet instant.

Immédiatement, je lui réponds avec une conviction que je ne veux pas feinte :
- Je compte pas déconner, Nasiya. Tu le sais. J’ai conscience qu’on flirte avec quelque chose qui ne te plaît pas et je te promets que je ferai attention, que j’écouterai ce que tu me diras. J’ai pas d’intérêt à faire autrement et je ne veux surtout pas être responsable d’un autre cas de conscience pour toi. On fera toujours comme tu diras, autant que je le pourrais… et si jamais je sens que je risque de dévier, je viendrai t’en parler pour qu’on trouve une autre solution. Tu as ma parole.

Je ne lui mens pas, malgré tout ce dont je suis capable quand il s’agit des addictions. Je veux sincèrement maintenir cet équilibre fragile que nous avons miraculeusement réussi à créer.
- Quant à ton idée de me soigner par les rêves… garde-la dans un coin de ta tête, tu veux ? Je ne te dirais pas qu’elle me rassure forcément, mais… il y a peut-être quelque chose à faire de ton idée.

Je souris, sincèrement reconnaissant pour tout le mal qu’il se donne. Quelque peu rassuré par la tournure de la conversation, je parviens à me redresser un peu sur mon tabouret et à lancer d’une voix plus enjouée :
- Alors ? Avec tout ça, tu penses que j’aurais quand même droit à mon rêve sur le port de Lübeck ?
Le sourire se veut complice. Il passe encore une seconde hors du temps, de celles qui donnent toute la valeur d’une amitié rare, sans qu’un mot ne soit prononcé. Tout dans mon regard exprime cette estime que je voue au Sud-Africain et cette conscience immortelle de tout ce pour quoi je lui suis déjà redevable. Il m’arrive de me demander si je mérite d’avoir un tel ami dans mon cercle…



roller coaster

(1301 mots)

Nasiya Abasinde

Nasiya Abasinde
Et j'ai crié, crié !
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Jeu 18 Mar - 15:36

L'Étincelle

Serait-ce un allemand heureux, qui pénètre dans le territoire ?



Une connerie. C'est léger, comme mot, bien trop léger pour un acte trop régulier qui manque d'enlever la vie à quelqu'un. Pourtant, je sais que je ne peux pas juger, ni même critiquer ; et je sais aussi que je ne veux pas de cette position de moralisateur. Ça n'a jamais été ce qui me lie à Engel, ni à aucun autre ami auparavant, c'est même ce qui me définit si particulièrement. Je soutiens, de façon indéfectible, je soulage, et ne dis mot. Tout, dans mes gestes, pourtant, trahit mon émoi. Ma cigarette, tirée trop fort, ma bouffée de Mandragore, qui prend trop ma gorge, mes yeux, qui se détournent d'Engel. Il doit sentir ma fragilité, car il jure, il promet, que ça a beau être une connerie, une sacrée connerie, il n'a pas le choix, plus le choix, pas en l'état actuel des choses. La musique, c'est tout ce qu'il a. La musique, la création, la survie par la coke pour rester accroché à ces deux éléments. Ma gorge se dénoue légèrement, mes pensées s'éclaircissant quelque peu. J'entends dans son discours les paroles de Wassim, et cela me fait vibrer autant que ça me donne la nausée. Ça me conforte pourtant dans cette foutue idée, celle où je ne peux rien dire, rien faire, simplement accepter. C'est la même raison pour laquelle j'avais commencé, après tout, trop jeune, à suivre les délires de Wassim, à consommer, consommer, pour me laisser aller, m'ouvrir à ma magie, aux frontières entre la vie et la mort. C'est ce qui m'avait permis de tenir, après le décès de l'italien, avec les essais ratés, de garder ma concentration, ma créativité, quand seul un gouffre noir semblait me répondre sans ce coup de pouce illégal. Je ne lui ai pas menti, pourtant, tout ce qui me reste de scandaleux, ces temps-ci, c'est de la mandragore trop légère pour de vrais camés, un simple petit coup de niaque relaxant corps et esprit. C'est tout ce que je devrais accepter de lui, pourtant, avant de continuer à lui refourguer mes potions. Il n'est pas censé se camer en buvant mes rêves, bon sang. Pas un jour sans, pourtant, me révèle-t-il. Mais il fait attention, comme il peut, il ne cumule pas les deux. Il fait attention, autant qu'on puisse le faire quand le désespoir nous agrippe.

Un long soupir m'échappe, alors que je balaie l'émotionnel au loin. La seule manière de gérer tout cela, c'est en étant réaliste, objectif. Les calculs, la science, la réflexion : cela nous guidera. Alors je lui explique comment fonctionnent les potions, je lui explique qu'il nous reste quelque temps avant que l'accoutumance ne vienne tout chambouler, et que même arrivé là les nuits extatiques pourraient prendre le dessus. Que ça ne serait qu'en dernier recours, parce que c'était trop fort, trop important, et que je n'ai plus fait ça de cette intensité là depuis le Japon. Au fond de moi, je sais aussi que je ne le ferai plus, plus pareil. Quelque chose en moi a changé, indubitablement, ces derniers mois, quelque chose murmurant trop fort le nom de Josiah, et je sais que je ne pourrais plus jouer avec l'esprit d'un autre en abandonnant toute conscience, comme je le faisais autrefois.

Alors nous serons sages, lui et moi. C'est un peu ce que je lui résume, c'est ce qu'il me semble qu'il comprend, et ça me rassure qu'on soit sur la même longueur d'ondes. Il fera gaffe, je veillerai au grain, et on se débrouillera tous les deux, ensemble, pour qu'il n'y ait aucune bascule. Rien de grave, rien de dangereux. Je lui dois ça autant qu'à moi. Il me donne sa parole, et je le sonde longuement, blanc dans les blancs, avant d'hocher doucement la tête.

- Tu m'as à nouveau prouvé cet après-midi que je pouvais te faire confiance, Bauer, sois tranquille. On veille l'un sur l'autre, c'est aussi simple que ça, j'ajoute avec un sourire fin, trahissant combien c'était, finalement, bien plus complexe, mais si peu problématique.

On veillera l'un sur l'autre, et c'était tout. Mon sourire s'agrandit légèrement quand il reparle de la guérison par les rêves, m'invitant à la garder dans un coin de mon crâne. Je secoue la tête, un rire venant déjà secouer mon corps :

- Rassure toi, mon vieux, je ne ferai pas mon savant fou sur toi d'aussi tôt. Chaque chose en son temps.

Pas que ça ne soit pas attractif, très très attractif, mais les frayeurs de Bauer n'allaient pas se gommer d'un rire et d'un premier flacon expérimental. Ce sera probablement long, étrange, intrusif, et ma magie pulserait en lui plus qu'elle n'aura jamais pulsé en quelqu'un. Alors un jour, peut-être, quand cette première crise sera dépassée. Son sourire répond tout de meme à mon rire, et toute la tension qui s'est accumulée dans mes épaules au fil de cette discussion à cœur ouvert vient se décharger d'un coup. Je tends les mains, fais craquer mes os, et laisse mon regard retomber dans ceux fatigués mais pétillants d'Engel. Il s'est redressé, lui aussi, semble aller mieux, ramène la discussion à son port trop gris, mais si nostalgique. Il sourit toujours, avec cet air là qu'il ne donne pas à tous, et mon cœur gonfle, gonfle, comme il ne le fait que rarement. Tout extatique que je sois, tout amoureux du contact social, me nourrissant de l'amour des autres, il y a, au fond, peu d'hommes plus égoïstes que moi, acharné à créer mon propre bonheur au dépend de tous. Quelques êtres, seulement, parviennent à casser cette danse égoïste et s'invitent dans mon monde, leur pas se mêlant à mes sauts frappant le sable. Il y a Josiah, évidemment, homme aimé, n'ayant jamais réussi à quitter le cercle dansant depuis que nos regards se sont croisés. Il y en a quelques autres, une poignée toutefois, Noah, et le spectre de Wassim, Hekate et le sourire de Maria, et puis là, timidement, rejoignant le premier mouvement, un pas trop lascif, un putain d'allemand, trop petit, trop différent, qui ne m'a jamais rejeté, pourtant, malgré ma peau, malgré Josiah, malgré ma magie. Sacré Bauer, bon sang. Alors ouais, évidemment qu'il mérite son foutu rêve sur le port de Lübeck. Sans hésitation, bon sang.

Je me contente de grogner, tentant de cacher mon amusement derrière un air trop bougon, et attrape sans rien dire ma serpe pour hacher menu un peu trop de laurier. Ça le fera éternuer avant de dormir, tant pis pour lui, ça lui apprendra à me rendre trop niais en plein après midi.

- Je devrais te faire tomber dans l'eau, je peux pas m'empêcher d'ajouter, grommelant dans ma barbe.

Puis, plus doux, trop doux, balançant les herbes sèches dans le chaudron, je souffle :

- Raconte-moi donc, Lübeck.

Qu'il s'ouvre, toujours plus, que mes potions se chargent de ses souvenirs, de mes rires, de nos après-midi partagés. Qu'un peu de chaleur humaine vienne réchauffer le gris de ses nuits. Qu'il reparte, les mains pleines de flacons faits sur mesure, prêts à faire rêver un ami. Et plus tard, bien plus tard, quand il reviendra, corps tremblant, trop blanc, pour m'en reparler, me redire ses souffrances, nous aviserons. On veille l'un sur l'autre, après tout. C'est aussi simple que ça.

@Engel Bauer +1500 mots
Awful

Engel Bauer

Engel Bauer
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Dim 21 Mar - 23:23
L'étincelle

ft. @Nasiya Abasinde


fin janvier 2004

On veille l’un sur l’autre, c’est aussi simple que ça.

La simplicité avec laquelle il termine sa phrase me laisse figé sur le tabouret, saisi par la pureté de l’instant, comme débarrassé de tous les souvenirs douloureux qu’il a fallu aller chercher pour lui avouer mes addictions. Le sourire de Nasiya termine d’effacer mes dernières craintes. Il y a derrière cet accord une preuve d’empathie et de considération telle que je me demande un instant si je le mérite. Après tout, lui et moi n’avons pas partagé tant que cela en dehors de nos rencontres régulières où l’aspect marchand reste toujours plus ou moins caché quelque part. Aujourd’hui encore, d’ailleurs. Je sais peu de sa vie, de ses envies, de ses aspirations… Quand j’y pense, j’ai même appris plus de lui en quelques minutes pendant qu’il me racontait ses expériences au Japon que pendant tous les mois qui ont précédé. Pourtant, il semble avoir confiance en moi, aussi fou que cela pourrait paraître pour beaucoup, y compris mes amis les plus proches. Même Zven le mettrait certainement en garde s’il apprenait pour ce lien que nous partageons. Mais Nasiya reste là, à l’écoute, prêt à croire à mes promesses et à m’aider à les tenir. Le soulagement que cela me procure est si grand que je ne parviens pas à le formuler. Je me contente alors de sourire et d’acquiescer, sans chercher à camoufler la gratitude qui vient s’immiscer dans le brillant de mes prunelles.  

L’idée des expérimentations sur les rêves est aussi écartée pour l’instant, mais pas oubliée. Je sais qu’elle me tournera dans la tête de longues journées, avec sans doute l’espoir fou que Nasiya puisse effectivement faire quelque chose de plus miraculeux encore que ce qu’il est déjà capable de faire dans ma tête. Me soigner par les rêves, travailler la nuit à éradiquer ce qui me pèse le jour… Existe-t-il vraiment une solution si simple ? Une issue aussi facile ? La perspective me laisse songeur, mais encore trop inquiet pour y réfléchir très sérieusement. Cela viendra dans la semaine, je le sais.

Nasiya fait craquer ses doigts comme un personnage cliché de film d’action avant le clou du spectacle. J’ai un sourire amusé en le regardant faire, toujours aussi fasciné par la gestuelle gracieuse qu’il emploie pour s’adonner à son art. Il prend quelques plantes qu’il hache à la serpe. L’odeur herbacée vient caresser mes narines. Le laurier est puissant. Il tombe dans le chaudron avec ses comparses alors que le potionniste feint une menace qui me fait souffler du nez. Il n’oserait pas risquer de perdre ainsi un de ses meilleurs clients, pas vrai ?

Soudain, il m’invite à lui raconter plus, des souvenirs moins sombres, cette fois, plus calmes, plus sereins, ceux qui me font chercher à retrouver quelques saveurs de mon adolescence au point de lui demander de les enfermer dans une fiole. Je me laisse plonger dans mes songes un moment, sans hésiter, comme si je ne craignais plus de m’ouvrir ainsi à Nasiya et de lui donner toujours plus d’armes pour me comprendre. C’est sans doute le cas… Plusieurs secondes s’échappent alors que je cherche comment lui dire ce qu’il me demande. Puis, je murmure, pensif :
- C’est là que j’ai grandi. Mes parents y habitent toujours. Il y a des maisons en briques rouges, un vieux château, de grandes portes médiévales… Toute une architecture gothique, très allemande. Elle est traversée par la Trave, un grand fleuve qui se jette dans la mer baltique. J’ai passé des journées entières à parcourir les berges jusqu’au port. J’allais parfois jusqu’à la mer quand ma mère me donnait un peu de ronds pour me payer un bus. J’y retrouvais les copains. On faisait les cons toute la journée. C’étaient de bons souvenirs, loin de la merde du quotidien avec le paternel.
L’expression de mon visage se referme quelque peu. Un temps se meurt avant que je ne poursuive.
- J’ai jamais eu de bonnes relations avec mon père. Il n’a de bonnes relations avec personnes, de toute façon. Tu peux pas créer de liens avec des gens quand t’es aussi aigri… Les périodes les plus agréables sont celles où on arrivait à s’ignorer. Puis y a eu l’adolescences et depuis, ça ne s’est jamais arrangé. Je ne saurais pas vraiment expliquer pourquoi ça n’a pas marché entre nous, concrètement. Je crois qu’on n’est jamais parvenu à se comprendre et que les déceptions successives ont fini par développer un ressentiment mutuel qu’on a fini par se mettre dans la gueule en permanence. Partant de là, l’ambiance à la maison n’a jamais été très joyeuse. Et on peut pas dire que l’école ait été ma tasse de thé non plus, même si j’étais au moins débarrassé de l’ascendant paternel. Alors, pendant les vacances, quand j’étais forcé de rentrer à Lübeck, je passais presque tout le temps que je pouvais dehors, à traîner avec ceux qui étaient là. Zven, surtout. Je passais des heures près de l’eau, assis sur les quais, les jambes dans le vide. J’ai un léger rire. Bon… Je broyais du noir, beaucoup. Mais y avait pas que des mauvais souvenirs. C’étaient aussi des moments de liberté, et des moments de création, surtout. Quand j’ai commencé à me mettre sérieusement à la musique, j’ai imaginé des tas de compositions sur ces berges. Y a une paire de riffs de nos albums qu’on joue toujours maintenant qui sont nés sur le port.  
Mes traits se détendent à mesure que je me confie. Tout est simple. Nasiya l’a dit le premier.
- J’aime toujours cette ville. Mes parents habitent dans la campagne, tous proches de Lübeck mais assez loin pour être entourés de champs et non d’autres maisons. L’atmosphère pesante qu’il y avait chez moi n’a donc jamais déteint en dehors du foyer. La ville, c’était mon échappatoire, là où je retrouvais mes potes et où j’avais l’impression de pouvoir faire ce que je voulais, sans être épié par mon père et sans voir le regard inquiet de ma mère qui se demandait ce que j’allais bien pouvoir devenir. Je lui en ai fait voir de toutes les couleurs à ma pauvre mère, quand j’y pense…
Le sourire est teinté de tristesse, cette fois. Mais il disparaît rapidement.
- Tu sais ? Je vis à Londres depuis plus de vingt ans, maintenant. Mais malgré tout ce temps, je me rends bien compte que chaque fois que je retourne là-bas… je me sens chez moi. L’Angleterre, c’est là où l’on a percé, là où il fallait être pour devenir ce qu’on est devenu avec les gars. C’est de là que venait ma mère. Mais je ne m’y suis jamais senti tout à fait chez moi et les dernières décisions des sorciers qui nous gouvernent ne sont pas pour m’aider en ce sens. Mais ça tu le sais déjà.
Allusion on ne peut plus claire au concert qu’il a raté et dont j’attends toujours la vraie conclusion. Après tout, la réponse du gouvernement continue de se faire attendre, mais il faudra bien que Potter ou ses défenseurs prennent position, pas vrai ? Le coup était trop grand pour être ignoré.
- C’est aussi pour ça que j’aime toujours autant les tournées. Elles me donnent un bon prétexte pour partir, voir autre chose, laisser derrière moi tout ce qui me pèse, pendant des semaines sans fin, à m’abreuver des sensations les plus puissantes que cette putain de vie a à offrir. … A bien y réfléchir, je crois que j’ai toujours fonctionné comme ça. J’me barre. Je fuis dès que ça devient trop grand, trop fort, trop lourd, comme je me suis tiré de Lübeck dès que j’ai pu le faire. Y a sans doute une forme de lâcheté là-dedans. Mais bizarrement, y a toujours un moment où je reviens, comme si j’étais incapable de vouloir effacer complètement le souvenir. Je m’y accroche comme un con, de peur de perdre quelque chose s’il disparaissait… Je crois que c’est ça en fait. De la trouille. J’ai toujours la trouille.  

Je me tais un instant, surpris par ma propre confession. J’ai l’impression de réaliser certains comportements en même temps que je les explique. Est-ce donc un nouveau pouvoir d’Abasinde que d’être capable de pousser les autres à une introspection impromptue ? Voilà qui ne m’étonnerait même pas.

Je reviens chercher une cigarette dans mon paquet que j’allume en des mouvements devenus automatiques. J’inspire la fumée que je crache délicatement, sans nervosité, ce qui est étonnant vu tout ce que je lui raconte aujourd’hui. Un sourire désabusé revient écarter le coin de mes lèvres. Je souffle, amusé :
- C’est peut-être ça qui me tient éveillé toutes les nuits, tiens ! La trouille. Je flippe comme une catin, tous les jours, toutes les nuits, et je reviens te voir quand j’en peux plus pour que tu me requinques le temps d’un nouveau cycle. Tu parles d’une rockstar !
Je secoue légèrement la tête en ramenant le filtre à mes lèvres.
- C’est peut-être ça que tu veux m’aider à faire, hein ? Lâcher ce qui mérite d’être lâché. Arrêter de revenir aux choses qui ne font que du mal. Quand tu disais vouloir me soigner par les rêves, c’est peut-être à ça que tu pensais ? Y a peut-être certaines choses sur lesquelles on pourrait travailler, j’en doute pas. Apprendre à lâcher prise… Mais on n’oublie pas son père, pas vrai ? Tout comme tu n’oublieras pas Wassim. Alors on se remémore les bons moments autour, ceux qui embellissent les souvenirs trop sombres, pour les rendre plus supportables. Pour moi, c’est le port de Lübeck. C’est quoi pour toi ?
Ma question quitte mes lèvres sans avoir été vraiment réfléchie. Elle vient avec le même naturel que le reste, dans la même spontanéité. Mais je réalise soudain que c’est peut-être la première fois que je pose une question aussi intime à Nasiya, comme si cette fois c’était moi qui l’invitait enfin à me parler.



roller coaster

(1664 mots)

Nasiya Abasinde

Nasiya Abasinde
Et j'ai crié, crié !
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Mer 21 Avr - 5:04

L'Étincelle

Serait-ce un allemand heureux, qui pénètre dans le territoire ?



Je ne dis rien. Pas un mot, alors qu’Engel ouvre la bouche, et que torrent de révélations ne se glisse hors de ses lèvres. Il parle, comme jamais il n’a trop parlé avec moi, les confidences se faisant faciles, les souvenirs se mêlant aux introspections. Je ne dis rien, et je l’écoute. Je suis doué, pour cela ; c’est bien toute la raison de mon succès, de ma facilité à me faire une place, peu importe où je me glisse, malgré tout ce qui me fait défaut. C’est ma magie, aussi, qui veut cela, cette mise en confort, ce poids léger sur tout ceux que je rencontre, cette pulsation légère, inconsciente, qui les incite à me faire une place dans leur zone de confort. Je la contrôle, tant que possible, car c’est là qu’elle a tout pouvoir, pour moi, quand elle se glisse, insidieuse, dans les pensées de chacun, quand elle les rend souples, à l’écoute de toutes mes suggestions. Je la contrôle, surtout, pour qu’elle ne prenne pas trop de place dans mon quotidien, pour que mes rapports aux autres ne basculent pas, toujours, dans cette ambiguïté, pour qu’on ne doute pas de moi, tout le temps. Pour qu’on se confie à moi, parce qu’on le souhaite, parce que mon sourire est trop charmant, ma présence trop rassurante, non pas parce que les Saints l’auront voulu ainsi, en me berçant de tant de magie. Je la contrôle, alors, et je sais qu’elle n’a aucun effet sur Engel, en l’instant. Que l’homme en face de moi ne se confie pas parce que je l’y ai poussé, par biais anormal, mais bien parce que c’était lui, et parce que c’était moi, et que c’était aussi simple que cela. Alors j’écoute, sans rien dire, effectuant distraitement l’ensemble de mes préparations. La base, d’abord, avant de construire le rêve, de créer la boucle. Je l’écoute, parce qu’il puise dans ses souvenirs, parce que sa voix se charge de son vécu, et que je m’en abreuve, comme un possédé, me sustentant sans pouvoir le cacher. Cela ne pourra que nourrir la potion, cela fera vibrer ma magie, presque délirante de tous les souvenirs auxquels elle peut s’attaquer, pour créer une fiole de rêves si douce, si forte, qu’Engel ne pourra que planer, loin, plongé dans son Lübeck natal. Je refusais le réel, d’ordinaire, quand c’était trop lié à des gens, à des regrets, des passés — mais les choses étaient totalement différentes, avec Engel, ne pouvant que puiser dans ce souvenir pour tenter de panser ses plaies. Le sel de la mer, sur ses cauchemars, pour se faire recroqueviller le noir, loin, tout au fond, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’infime poussière, incapable de le heurter. Le laissant dormir, paisible, bercé par l’écume frappant le béton du port. J’écoute, alors.

J’écoute, ses souvenirs d’Allemagne, l’affection cachée derrière ce “mère” craché, les blessures profondes derrière les mentions du père, la voix qui vibre, quand la musique s’y mêle, la nostalgie, derrière les amitiés, les moments passés à courir sur le port, à taper le béton, à s’enfuir de la ville, pour gratter des mélodies sur les berges. J’écoute, quand il parle de son paternel, de tout ce qui n’a jamais fonctionné entre eux, et mes mouvements se font plus lents, plus lourds, mon corps troublé par tout ce qu’il me révèle. Ca m’affecte, comme toujours, foutue empathie, foutue magie, j’arrête de hacher, alors, sinon ce sera trop menu, trop spongieux, trop raté. J’arrête, et j’écoute, tapant le sol du pied, un peu, légèrement. J’écoute, quand il me dit que ça ne s’est pas amélioré, que ça n’aurait jamais pu s’arranger, de toutes façons, trop aigri qu’il était. J’écoute, et je me demande comment ça a commencé, cette rancœur, ce mépris, cette déchirure dans le cœur de ce gosse, rejeté par son père sans trop savoir pourquoi. J’écoute, quand la voix se fait plus légère, à parler des vacances, des moments d’échappatoire, avec Zven, les berges, la musique, encore, toujours la musique, et cette fois-ci mes mouvements reprennent, ma chevalière tournant autour de mon pouce alors que mon pied tape un peu plus fort sur le sol, les hanches faisant deux trois ondulations, derrière le comptoir. Il broyait du noir, avoue-t-il, parce qu’évidemment, tout ne pouvait pas s’être arrangé, comme par magie, mais il écrivait, il jouait, il composait — c’était le berceau créateur, révèle-t-il presque, et je frissonne, parce que c’est trop bon, ce qu’il offre à ma magie, à cette potion, tout ce qu’il fait pulser dans l’air. Je souris, malgré moi, à l’imaginer plus jeune, adolescent, boutonneux peut-être, toujours aussi petit, à griffonner dans ses carnets, pour trouver l’accord parfait. Je souris, parce qu’il rit, lui aussi, et je suis obligé de le suivre, submergé par les mêmes émotions. J’ai un rire, sincère, alors que son sourire se fait un peu triste à la mention de sa mère, et il me faut l’interrompre, alors, juste une phrase, qu’il gomme cette tristesse, qu’il comprenne que c’est le commun de toutes les mères :

- La mienne m’a vu me jeter de falaises, un nombre incalculable de fois, pour rejoindre la mer, encore et encore. Nous sommes nés pour faire s’affoler leur cœur, Bauer, c’est le défaut de tout gamin.

Ca me fait penser à Knysna, mais je repousse au loin la nostalgie qui m’étreint, car le moment n’est pas mien, et je ne peux pas cumuler ce sentiment à toutes les émotions qui se dégagent d’Engel, au risque de suffoquer. Je reprends le silence, alors, pour l’écouter se confier plus encore — parce que ça fait 20 ans, 20 ans, qu’il est là, et ça me tire un sifflement, obligé. C’est trop long, 20 ans, ça me rendrait fou, je crois. Et il l’avoue, finalement, ce n’est pas chez lui, pas vraiment, pas comme Lübeck l’a été, et le restera, encore moins maintenant qu’il essaie de se faire une place là où, peut-être, il n’a pas sa place. Je ne dis rien, mords l’intérieur de mes lèvres, pour ne pas trahir ma pensée, et ne peux que hocher la tête — oui, oui, je le sais, bien sûr que je le sais. Je le sais, tout comme je comprends combien jamais l’Angleterre ne pourra être chez lui, totalement. Un sourire en coin me trahit, alors qu’il me parle des tournées, de sa manière qu’il avait, de s’échapper par ce biais, de fuir, toujours, bien qu’il revienne toujours au même point, malgré tout. C’est terrible, d’entendre quelqu’un dire à voix haute ce qui se murmure, si souvent, dans ses propres pensées. J’ai envie de rire, un peu, qu’il mette aussi facilement les mots dessus — pourtant son silence, soudain, son expression, me laisse entendre que ça lui ait tombé dessus aussi soudainement qu’à moi. Je ne dis rien, non pas parce que j’écoute, cette fois, mais parce que cette trouille, elle me secoue tout autant le ventre, et c’est un peu trop fort, trop brusque, comme réalisation. Tout autant troublé que lui, je l’observe se rallumer une cigarette, hésite à m’arrêter dans mes préparations pour le rejoindre, pour m’en griller une dernière, avant qu’il ne faille tout éteindre, pour que les fumées ne se mêlent pas aux vapes de la potion, mais je reste concentré, encore un peu. Un grondement, entre le rire et le hoquet de surprise, glisse entre mes lèvres alors qu’il se dénigre un peu, sacrée rockstar, addict à ces potions de rêves, aussi douces qu’une pipe dans un hôtel quatre étoiles. Je secoue la tête, parce qu’il n’est pas différent des autres, tout rockstar qu’il soit, parce qu’on a tous les mêmes trouilles, qui nous démontent l’estomac, et qu’elles se dévoilent chez chacun de mille et une façon.

Lui et moi, on se casse, on ferme boutique, on se taille, on se drogue, un peu trop, moins souvent, maintenant, et on balance la trouille par terre, dans l’espoir de l’intimider, avant de retrouver au sol, tremblants, bras resserré sur ce qui nous permet de rester debout. Lui, je sais pas trop ce que c’est — Lübeck, la musique, sa mère, la gonzesse dont il m’a parlé ; et moi, alors ? Josiah, la mer, ma mère, l’ailleurs ? Est-ce que ça te sauve vraiment, l’ailleurs, quand c’est ce qui te permet de fuir, avant tout ? J’inspire, je déglutis, je l’écoute qui comprend enfin ce que je voulais dire, en parlant de le guérir par les rêves. Je ne peux que hocher la tête, même sourire las étirant mes lèvres : oui, oui, c’est ça, lâcher ce qui mérite d’être lâché. On oublie pas son père, pourtant, comme on ne peut oublier Wassim, aussi terrible est-il été, comme figure paternelle, fraternelle, homme trop jeune pour endosser la formation d’un esprit comme le sien, qui l’avait fait sans fléchir, pourtant, jusqu’à ce que ses démons ne sachent plus comment soutenir les miens, y succombant tout à fait. Non, on ne peut pas les oublier, pas eux, pas quand ils ont trop laissé leur trace sur nous, que leur trouille a imbibé la nôtre. Lübeck, pour lui, contrebalance cette marque noire figée sur lui, alors. Et moi, demande-t-il ?

Je reste bête, un moment, à le regarder, sans savoir quoi dire. J’ai tout inspiré, tout avalé ses confidences, pour qu’elles ressortent de plein fouet dans cette potion, pour que la nostalgie déborde de ma magie, qu’elle imprègne chaque millimètre de préparations, et ça me fait trembler tout le corps, parce qu’il faut que je la recentre sur moi, maintenant, pour m’ouvrir à lui comme il s’est ouvert à moi. Je commence par secouer la tête, pour me recentrer, un peu, regard figé sur mon plan de travail.

- Tu sais quoi, Bauer, j’en sais rien, ce que c’est, pour moi. J’ai passé tellement de temps à fuir, à refouler, que je ne sais même plus ce que c’est, comme trouille, je sais même plus ce qui pourrait la gommer, juste un peu. Elle est juste là, tout le temps, et j’ai beau crapahuter dans le monde entier, me perdre dans Porto ou Osaka, elle sera toujours là. Y a qu’avec Josiah, un peu. Pour ça, qu’on se retrouve, tout le temps, malgré tout, alors que je suis bien trop abimé pour lui, qu’il mérite mieux que ça. C’est peut-être lui, tu vois. C’est peut-être Tunis, quand tout allait bien, mieux, avec lui, avec Wassim, avec Noah, c’est peut-être les moments suspendus, là-bas, qui permettaient d’oublier tout ce qui me ravageait, dès que j’en sortais. Est-ce que c’est chez moi, plutôt, comme toi, mon bord de mer, ma crique perdue, cachée aux yeux de tous, révélées aux âmes errantes, seulement ? J’en sais trop rien, tu sais, et je ne sais même pas ce que j’aimerais que ça soit, pour moi. Ça ne te fait pas peur, toi, de savoir ce que ça pourrait être — parce que tu fais quoi, alors, si ça disparaît, si ça aussi, ce n’est plus assez bon, assez doux, pour gommer le reste ? Je fais quoi, si Josiah, ça s’effrite trop, pire que tout ce qu’on a pu vivre, et que c’est juste moi, tout seul ? Je l’ai presque vécu, ça, et c’était trop risqué, pour moi, alors je peux pas me dire que c’est lui. C’est peut-être pour ça, aussi, que je retourne pas à Knysna, chez moi — j’y ai été, attends, deux fois, peut-être, depuis mon entrée à Uagadou ? La peur que les choses changent, que la beauté s’érode, que le présent odieux remplace un passé trop adoré, ça me dévore trop.

Je relève les yeux, alors, un sourire fragile cassant mon visage en deux.

- C’est risible, presque, de se dire qu’un type aussi frappé vient chercher à vous soigner, à vous apporter un peu de rêves. Mais, au final, c’est parce que je sais ce que vous cherchez, ce que vous attendez. Ce que tu disais, la guérison par les rêves — c’est une idée balancée comme ça, mais tu te rapproches de ce que j’imaginais, totalement. Forcer le lâcher prise, pour que tu ne te raccroches pas toujours à ce qui te démange, pour que tu te les réappropries. Que ta première réaction à ton père, ce soit pas le ventre qui se noue, mais le souvenir des moments à Lübeck, à changer ta vie en écrivant des riff sans même qu’il ne s’en rende compte. Inverser la donne, tu vois ? Des associations opposées, pour se refaire son chemin de pensées, un chemin qui soit moins miné. C’est facile, trop facile, à faire sur les autres — surtout quand je vois tout, quand je pars en transe, que je vous ausculte de l’intérieur. C’est pas le même délire, de me le faire à moi-même. Il faudra qu’on tente, quand tu seras prêt.

Un temps, mes paroles pesant entre nous, avant que je ne reprenne, plus doucement :

- Je crois que la crique de Knysna, c’est mon port de Lübeck. J’ai vécu là-bas, jusqu’à mes dix ans, et on y grandit avec l’idée qu’on en sortira jamais, tu sais ? C’est loin d’être une fatalité, pour nous, c’est une simple évidence, comme tu sais que la mer est bleue ou que la magie existe. On grandit les pieds dans le sable, les fesses dans l’eau, et on apprend à danser avant même de parler. On est entre nous, et on doit le rester, parce qu’on est pas nombreux, et qu’on est tous réfugiés. Mon père s’est retrouvé là parce qu’il était noir, trop noir, trop sorcier. Ma mère, pareil. C’était un refuge, et c’est absurde de s’imaginer quitter le cocon, pour replonger dans un monde qui ne veut pas de nous. Quand je suis parti, mon père ne m’a pas dit au revoir. J’avais jamais réalisé à quel point ça m’avait secoué, ça. Que ça avait commencé comme ça, ce trou en moi, ces limites qui disparaissaient, d’un coup, dans mon esprit. Il m’a jamais pardonné, je crois, de les avoir abandonnés — c’est comme ça qu’il le voyait. Je suis pas rentré, les étés, on avait aucun argent, dans le village, c’était pas quelque chose qui était possible. Et après, il y a eu le Sable. Ça, là, tout ce que je fais, c’est l’équivalent de ta musique. On s’est trouvés aux mêmes âges, tous les deux, je crois bien. T’étais plongé sur ta gratte, et moi sur ce que ma danse pouvait faire en se cognant contre des chaudrons. C’était quelque chose, de repousser la magie, de repousser les limites, d’avoir deux adultes prêts à te faire visiter le monde entier, pour que tu deviennes quelqu’un. Ils croyaient en moi comme jamais on avait cru, rends toi compte — Knysna était devenue étrangère, alors. T’as passé 20 ans en Angleterre, j’en ai passé presque autant loin de Knysna, loin de mon père, sans recevoir un mot de sa part. Ma mère, elle continuait, elle essayait — c’est peut-être elle, alors, ses éclats de rire, ses cris quand je faisais trop de connerie, ses claques dans le coup quand je revenais les genoux écorchés, j’en sais rien, parce que mon père aussi, il me balançait sur son épaule, il m’apprenait sa danse, à lui, il embrassait ma chevalière, tous les soirs, pour chasser les mauvais esprits, et c’est peut-être parce qu’il m’a toujours trop aimé que ça m’a cassé, quand il a arrêté. C’est obligé, que ça casse quelque chose, non ? Alors comme toi, je me suis cassé. Et j’ai fini par y retourner, parce que c’était l’évidence, finalement, que j’aimais trop cet endroit, que je ne suis jamais autant chez moi que les pieds sur cette plage. J’y suis retourné, parce que Wassim est mort. Tu vois — déjà là, j’essayais de gommer ce qui était trop dur, trop laid, par quelque chose de trop beau.

C’est trop, comme aveux, et ma gorge s’étouffe, ma voix se tord, et je détourne le visage, concentrant mes prunelles sur le pelage roux d’Ilanga, au sol, ignorant du mal-être qui nous secoue, pauvres hommes. J’ai un rire qui me secoue le torse, un rire trop triste, désabusé :

- Ah, bordel, ce que tu me fais raconter, Engel. Dire qu’on parlait de jolies gonzes. Mon rire se calme, alors que je fais semblant de reprendre le contrôle des choses, tapant des mains pour relancer les préparations. Faut que je lance le feu, maintenant, alors tu sors, si tu veux t’en rallumer une, d’accord ?

Je le regarde, alors, pesant le pour et le contre, avant de grommeler :

- Tu sais, de toutes façons, on a tous la trouille, au fond de nous. On sait pas comment la gérer, nous, c’est autre chose. C’est pas sain, de se casser aux quatre coins du monde, et de se réfugier dans ce qui nous aide de manière aussi maladive qu’on le fait. La musique, la magie des rêves — on va trop loin, on en dépend trop. Mais c’est pas la fin du monde, on s’en sort, toujours — on est encore là, tu vois, après tout, on a même des problèmes de cœur, comme des ados, on se fait même des joints en se racontant nos histoires, y a pas plus tranquille, comme moment de vie. Tant qu’ils seront là, ceux-là, on pourra toujours se remettre de cette trouille, là, qui nous empêche de fermer l’œil. Elle finira par se tasser, parce qu’on sera trop heureux. Que ça soit ici, à Lübeck, avec ou sans ta mère, avec ou sans l’approbation du père — quelque chose finira par prendre le dessus sur tout ça. Faut juste pas qu’on crève avant ça, l’ami, c’est aussi simple que ça.

Et mon sourire, cette fois, est presque moqueur — de nous deux, de la situation, de la vie qui nous en met trop sur le dos, de nos insomnies qui creusent nos visages, des solutions miracles dont on a trop rêvé, tous les deux, de ce moment-là, suspendus, à se confier l'un à l'autre ; presque moqueur, mais il défaille, pourtant, il frémit, révélant un fond trop honnête, trop attendri, par cet espoir, même si naïf, qu'il arrive vite, ce quelque chose.

@Engel Bauer 3029 mots
Awful


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