"Ayez pitié des méchants — vous ne savez pas ce qui se passe dans leurs coeurs..." ~ Je suis née en Mars 1956 au Manoir Yeabow, famille de Sang Pur extrêmement fortunée. Je n’ai jamais senti que j’étais une enfant désirée — d’autant plus que mes parents ne semblaient pas beaucoup s’aimer. Je m’entendais plutôt bien avec mon père, c’était le seul être de mon entourage qui m’inspirait confiance et me faisait sentir en sécurité. Il me souriait, me faisait sentir bien. Il est mort à mes cinq ans. Je suis restée seule alors avec cette mère, et j’ai l’impression que cette femme, malheureuse dans sa condition, s’est beaucoup vengée sur moi. Elle m’a semblé comme le spectre aigri de la pire chose qu’une femme de sang-pur pouvait devenir. Sa vie n’avait été qu’un vain sacrifice, je pouvais en être considérée comme le seul fruit, et bien sûr je n’étais pas à la hauteur. Je crois que dès lors je m’étais jurée que je serais une femme d’une autre envergure ; que, moi, je serais destinée à accomplir de grandes choses. J’aurais aimé au moins rendre mon père fier.
Cela lui arrivait de me battre mais, plus généralement, elle m’empêchait beaucoup de sortir.
Je me réfugiais beaucoup dans les livres. J’étais calme et déterminée. Je savais ce que je voulais dans la vie, et comment calculer pour atteindre mes objectifs.
Et j’ai l’impression d’avoir porté, depuis la mort de mon père, une colère très froide et très grande en moi. Ce que je donne à voir, de plus en plus avec l’âge, de plus en plus au fur et à mesure des épreuves, ce n’est qu’une parcelle de cette colère, sa partie visible.
Je suis ensuite rentrée à Poudlard, et j’y ai vécu des années calmes et relativement intéressantes. J’aimais beaucoup étudier, c’était une passion réelle ; je n’avais pas besoin de m’éparpiller dans l’effort, je retenais assez bien ce que je lisais, et lisais tout le temps. J’ai été répartie à Serpentard. Je croyais en outre qu’un sang pouvait être plus pur qu’un autre ; je le croyais voracement. Plus tard j’ai beaucoup réfléchi et tenté de remettre en cause mes idéaux, mais mes conclusions sont restées inchangées : les sorciers ne sont pas égaux.
A Poudlard j’ai rencontré Jonathan Crewe, un étudiant de Gryffondor qui me plaisait beaucoup. Bien que j’étais trop fière pour l’avouer à l’époque, il m’a sans doute plu dès la première année. Nous avons commencé à sympathiser l’année suivante — il nous arrivait de nous moquer l’un de l’autre, et de beaucoup rire ensemble — et nous sommes devenus proches au cours de notre troisième année. Le fait qu’il soit un Gryffondor ne me posait pas vraiment de problèmes. Tous les Gryffondor n’étaient pas des têtes de mules, et certains Serpentard pouvaient se révéler stupides. Jonathan, lui, venait d’une famille de sorciers, et était particulièrement brillant. Pendant notre troisième année, il nous arrivait de nous promener ensemble dans les couloirs pendant des soirées entières ; nous nous caressions timidement les mains, abordions des sujets qui nous passionnaient, et nous taquinions beaucoup. Je ne crois pas l’avoir jamais considéré comme un ami.
Cette relation s’est cependant dissoute au commencement de l’année nouvelle, sans beaucoup plus d’explications. Je pense que nous avions un peu peur d’aller plus loin, ne sachant pas trop où cela pourrait nous mener. J’ai validé brillamment mes BUSES et mes ASPIC. A ma sortie de l’école, j’avais appris que Tom Jedusor, ou Lord Voldemort tel qu’il se faisait appeler, recrutait des partisans : c’était ma chance et je voulais l’empoigner.
*
Août 1976, Manoir Yeabow :
—Taisez-vous !
Taisez-vous ! Cela ne se passera pas comme vous voudrez, et ma vie ne ressemblera pas à une de vos intrigues stupides. Oh, je sais — je sais ! — que vous vous ennuyez le soir, que la disparition de mon père est un poids terrible sur vous — n’est-ce pas ? — et que vous ne savez plus, bien sûr, quoi inventer pour passer le temps. Mais ce n’est pas une raison — pas une raison, vous dis-je ! — pour croire que vous avez tous les droits sur moi, que vous êtes responsables de « mon avenir », et que je vais me plier à vos conseils tordus.
La femme plus âgée respirait doucement. Elle dévisageait sa fille avec une douce amertume, et son sourire avait quelque chose d’insupportable.
—C’est cela, n’est-ce pas, ma fille ? Une oie imbécile. Tu parles de liberté, Yolanda — oh, tu ne la mentionnes pas directement, mais c’est bien le seul mot cohérent qui transparaît dans ton discours — mais tu risques de finir à la rue, sans aucun réel appui, et sans qualifications aucunes.
Yolanda ouvrit la bouche, la referma immédiatement.
—Quoi ? Ne me parle pas de tes études. Quelle blague ! — quelle honte. Oui, l’Histoire de la Magie et les Runes, et on croit que cela va nous amener quelque part, on croit que c’est cela qui va faire de nous une femme libre. Et c’est pour cela que tu rechignes à épouser un Sang-Pur, comme tout le monde ? C’est pour cela que tu arbores ces mines hautaines et ces regards méprisants pour nous, commun des mortels ? Parce que tu sais déchiffrer quelques runes ?
—Je ne vous permets pas… commença la jeune femme.
—Qui fera ta réputation ? Qu’est-ce qui te permettra d’être considérée comme respectable ? Enseigner à Poudlard ? — Où est-ce que tu crois que tu vas, comme ça ? Femme marginale, seule, qui a le luxe de refuser toutes les demandes qu’on lui fait —
à la rue, ma chère enfant, à la rue ! Agir comme tu le fais, c’est renoncer à ton statut aussi sûrement que si tu épousais un Moldu !
Elle soutint son regard, cilla un peu en essuyant l’insulte, puis rétorqua doucement :
—J’ai rejoins les Mangemorts.
—Pardon ?
—J’ai rejoins les Mangemorts.
La voix est plus froide lorsqu’elle le répète pour la deuxième fois, plus cassante.
—C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?
—Il ne voudra jamais de toi. Une femme dans Ses rangs ? — Tu n’y penses pas.
Yolanda sourit, ses narines se dilatent, ses yeux pétillent. Elle respire l’arrogance.
—C’est déjà fait.
*
Au cours des mois suivants, j’ai retrouvé Jonathan Crewe par hasard dans un bar sorcier de Londres. J’étais déjà Mangemort alors, même si cela demeurait secret, et j’étudiais l’Histoire de la Magie. Lui voulait devenir Auror, et avait rejoint ouvertement l’Ordre du Phénix. Je me suis dit au début que c’était une passade, et qu’il fallait bien la vivre, suivre cet instinct jusqu’au bout, cet appel à la pureté, à retrouver une forme d’adolescence, de douceur…
Je ris en le disant — je crois que je ne me suis jamais remise de mon premier amour.
C’est vraiment bête n’est-ce pas.
Nous avons vécu deux ans ensemble, et plus que de me sentir amoureuse pour la première fois, c’était la première fois que je me sentais aimée, appréciée. Je tombais aussi amoureuse de la séduction, me rendant compte que cet art me réussissait. J’aimais follement Jonathan et je ne m’étais pas attendue à ce déferlement. J’avais voulu être une femme et une Mangemort indépendante ; je me sentais devenue un rien. En parallèle, j’étais toujours Mangemort ; j’étais considérée comme une informatrice de choix. Je justifiai ma relation avec Jonathan comme une mission d’espionnage, en disant que je l’utilisais pour gagner des informations sur l’Ordre du Phénix.
Ce n’était pas totalement faux.
Je suis partie deux ans après nos retrouvailles par hasard dans ce bar londonien. Je ne l’avais pas planifié. Je m’étais rendue compte que j’étais enceinte la veille, et le piège que j’avais créé se refermait sur moi. La fuite semblait être ma seule issue de secours. Je voulais garder l’enfant je crois, c’est tout ce que je savais. Je n’avais pas les idées assez claires pour réfléchir à autre chose.
Je suis revenue au Manoir, chez ma mère, et m’y suis cloîtrée. J’étais devenue sa honte, et j’avais l’impression, à presque vingt-et-un an, de me remettre à vivre mes cauchemars d’enfance ; j’étais cette petite fille enfermée dans le Manoir par sa mère, dans un noir absolu. J’ai eu parfois peur de perdre l’enfant à cause de ses coups. Puis j’ai été envoyée à l’étranger au cours des derniers mois, pour dissimuler au mieux ma grossesse. J’ai enfin accouché au Manoir.
Ma mère est morte quelques mois après la naissance d’Ariane. J’héritai de tout. Et alors ce fut deux années merveilleuses. J’étais folle de ma fille, voulais m’y dévouer entièrement. Je crois qu’elle aussi a été très heureuse. Je la cachais, j’avais peur que Jonathan ne découvre son existence. J’étais un peu moins active au sein des Mangemorts. Puis il m’a fallu terminer mes études.
Mais Jonathan avait très mal vécu mon départ, et il tenta de me retrouver par tous les moyens. Lorsqu’il découvrit l’existence de l’enfant, il l’enleva tout simplement, et m’intenta un procès. Quelqu’un avait vendu la mèche, avoué que je travaillais pour les Mangemorts ; dégoûté, il ne voulait pas me laisser sa fille. Incapable à l’époque de réunir les preuves suffisantes, les charges retenues contre moi furent alors mon instabilité psychologique et mon goût prononcé pour la Magie noire, mes fréquentations dangereuses. J’étais blessée au-delà de toute expression, et profondément désespérée. Je soupçonne aujourd’hui encore qu’il avait des contacts dans la justice magique ; il obtint la garde exclusive d’Ariane, j’eus interdiction de m’en approcher, et il ne lui parla jamais de moi.
*
Je devins enseignante à Poudlard. Après la défaite du Seigneur des Ténèbres, je m’en suis sortie car j’avais été peu impliquée pendant les deux dernières années ; aussi grâce à mon argent et mes relations. Les années qui suivirent l’enlèvement d’Ariane furent désespérantes. Entre temps je tentais de devenir plus influente, de gagner un certain statut ; je crois qu’au fond de moi je projetais une sorte de vengeance. J’allais aux bals, faisait des donations, m’investissais dans la vie du Ministère de la Magie. Je nouai des contacts étroits au département de la Justice Magique, notamment Owen Vaugh, qui était un de mes rares amants de l’époque.
Je revis ma fille pour la première fois dans le hall de Poudlard, le jour de sa répartition. Elle ignorait tout de moi. J’avais tellement attendu ce jour, mais elle ignorait tout de moi. Elle me connut en tant que professeur et ne m’apprécia pas, car j’étais assez cruelle avec beaucoup de mes élèves, et sévère, et parfois injuste, même si je tentais de me modérer en sa présence. Au cours du début de l’année, j’avais commencé à travailler sur un procès que j’intenterai à Jonathan ; je voulais obtenir la garde exclusive d’Ariane à mon tour, et lui interdire de l’approcher. Je gagnai le procès du fait de mes relations, et avouais notre lien de parenté à Ariane qui ne soupçonnait rien, autour des vacances de Noël.
La réaction d’Ariane fut orageuse. Elle me détestait de l’avoir arrachée aussi violemment à son père, de m’être immiscée de cette façon si brutale dans sa vie. Notre cohabitation marchait mal, mais elle me ravissait cependant ; je l’adorais, étais trop heureuse de passer du temps avec elle, même de cette façon. J’avais l’impression d’avoir retrouvé la plus importante partie de moi-même ; mais cette partie semblait vouloir se dérober sans cesse. Pendant deux années difficiles, je tentais de la dompter et de la remodeler à mon image, mais elle était libre et très sauvage. Finalement, Jonathan et moi avons fini par instaurer un système de garde partagée jusqu’à la majorité d’Ariane.
Au cours de ces années-là, je me suis mise à fréquenter Théodore Crewe, le frère aîné de Jonathan. Théodore avait été Mangemort, comme moi, et lésé par Jonathan qui, préféré de son père, avait fait en sorte que l’héritage passe sous le nez de Théodore. Et le Manoir Familial. C’était un chef de Département au Ministère, excessivement séduisant, qui me plaisait terriblement. Nous avions commencé à nous voir en proposant de trouver ensemble un moyen de nuire à Jonathan, puis avions vu le fait de nous fréquenter comme un moyen de le faire enrager ; mais finalement notre relation prit une autre profondeur. J’ai beaucoup vu en Théodore un alter-ego ; nous nous ressemblions beaucoup. Il aimait également beaucoup Ariane, et ce sentiment était assez réciproque, je crois qu’elle lui faisait sans doute plus confiance qu’à John ou moi.
Après cinq ou six ans d’une relation très passionnelle, Théodore disparut du jour au lendemain, sans prévenir personne de sa destination, sans dire pour combien de temps il s’en allait. « Je m’en vais mon amour, je crois qu’il est temps pour moi d’explorer d’autres lieux que ceux-ci, et de vivre d’autres aventures que la nôtre. Je t’embrasse mon amour. » C’était la note que j’avais retrouvée à mon chevet. Comme s’il avait fallu un claquement de doigt à Théodore Crewe pour disparaître, et refaire sa vie, et échapper à la crise de la quarantaine, et à son frère cadet, et à notre relation qui devenait beaucoup plus sérieuse que ce que et l’un et l’autre voulions. Il se comparait sans cesse à Jonathan, et avait l’impression que je l’enfermais dans quelque chose, que nous nous enfermions ensemble. Selon moi, il avait surtout peur de vieillir de s’enliser dans une stabilité pourtant nécessaire et inévitable à notre âge. Je ne le regrettai pas trop. Je sentais que nous avions vécu notre temps ensemble, qu’il avait été brûlant, très intense, mais que j’avais besoin moi aussi de vivre quelque chose de différent, de m’éloigner de chacune des figures des Crewe.
*
S’en suivit alors la période la plus étrange de ma vie, période dont je ne pense pas encore être revenue. Le matin succédant au départ de Théodore je me suis réveillée avec une soif étrange, brûlante, insatiable. J’avais envie d’autres corps soudain, d’autres visages. Je ne voulais pas remplacer quelqu’un par quelqu’un d’autre, un visage par un autre — non. Je ne voulais plus fermer les yeux et penser à Jonathan en faisant l’amour à son frère, ou à n’importe quel homme d’ailleurs. Non — c’était autre chose. Une soif d’un autre genre. Je me sentais libre de ces deux hommes qui m’avaient trop accaparée, qui avait accaparé jusque mon imaginaire. J’étais soudain curieuse d’autres hommes, de leurs parfums, de la forme de leur corps. Chaque homme tant soi peu assez séduisant, assez élégant, et d’un rang assez élevé, attirait mon attention. Je me demandais tout de suite ce que cela ferait d’être caressée par eux, quel genre de plaisir ils pourraient me donner. Cette multiplicité du désir, ce défilé d’amants au Manoir, ne représentaient pour moi nullement une aliénation ; me donner à eux, au contraire, c’était me sentir plus libre. Je n’attendais plus mon plaisir d’un seul homme, auquel je m’enchaînais ; je regardais, fascinée comme un enfant dissecte un insecte, combien je pouvais plaire à d’autres, combien ils pouvaient s’attacher à moi, me supplier de les revoir. Cela me plaisait inconsidérablement. Ça me faisait rire, et jamais je ne m’étais sentie aussi puissante.
Mais si cette dynamique du désir multiple qui s’éveillait tout à coup n’était pas bien difficile à comprendre, ni à maîtriser — si je voulais la maîtriser. Ce qui m’a échappé en revanche, ce que je crois que je n’ai jamais compris, c’est la dynamique de ma relation avec un de ces amants en particulier — que je finis d’ailleurs par épouser — Owen.
Je n’ai jamais compris ma relation avec Owen, même maintenant, même après sa mort, beaucoup de choses dans cet homme demeurent encore pour moi un mystère.
Je n’ai jamais compris ma relation avec Owen, même maintenant, même après sa mort, beaucoup de choses dans cet homme demeurent encore pour moi un mystère. Nous nous étions fréquentés un petit peu déjà, quelques années avant Théodore. En réalité le désir avait été réciproque entre nous dès le début — c’était un désir sincère — mais je ne m’étais pas attendu à ce qu’il s’attache tant à moi. Il était un des rares amants que je respectais véritablement ; il était puissant, intelligent et influent. Il m’intéressait assez. Issu d’une très noble famille, il partageait mon idée selon laquelle tous les sorciers n’étaient pas égaux, et qu’il y avait une hiérarchie à conserver ; mais il était arrivé à son poste du fait d’une intelligence et d’une ambition hors-norme. Ce n’était pas non plus un être malicieux, ou extrême, ou manipulateur ; étrangement, c’était plus ou moins quelqu’un de bien. Ce n’était pas quelqu’un qui m’aimerait davantage du fait de mes orientations politiques, ou qui ne pourrait pas m’aimer justement à cause de celles-ci. Il me soutenait tout en restant neutre, et je crois que j’avais besoin de cet équilibre dans ma vie. Il avait piqué ma curiosité en s’intéressant à moi d’abord, en sachant à en savoir plus sur moi, sur des choses simples. Je ne m’attendais pas du tout à cela. Il me ramenait à une forme de stabilité que je n’avais connue de façon qu’illusoire, ou alors peut-être dans ces temps antérieurs d’avant la mort de mon père. La façon dont je me suis attachée à lui m’a beaucoup surprise. Il ne m’a pas changée, mais nous nous respections dans nos différences. Parfois nous pouvions rire comme des enfants, et partager des histoires très personnelles, ce qui me surprenait ; parfois nous revenions à quelque chose de très adulte, de maîtrisé. Je découvris plus tard qu’Owen était un homme habité par des crises de désespoir poussée. J’ai essayé d’être là pour lui dans ces moments comme j’ai pu, ce qui était nouveau pour moi également ; le désir gratuit d’être là pour quelqu’un.
Non vraiment aujourd’hui encore je ne comprends pas bien cette relation, ni la nature de nos attachements respectifs l’un pour l’autre. Bien sûr il y avait des moments orageux où ma nature passionnée et blessée reprenait le dessus. Je crois qu’au fond de moi je savais qu’un ménage sérieux n’était pas ce à quoi j’aspirais. Même si j’avais rêvé d’un foyer tranquille avec Jonathan, où nous aurions pu élever notre fille ensemble, je crois qu’au fond de moi cet idéal n’était qu’un fantasme, et je savais que ma nature ne pouvait plus être contenue dans ce genre de niaiserie. Il m’arrivait d’avoir des crises où je perdais patience, où je cassais des meubles ou de la vaisselle. Dans ces moments-là il nous arrivait de nous disputer, et je disparaissais pendant quelques jours le temps de me calmer. Comme Théodore avant moi, j’avais mortellement peur de me faire enfermer dans quelque chose de trop sérieux pour moi.
Quelques années avant que la guerre éclate, il me demanda en mariage. Je ne m’y attendais pas du tout. Notre relation devenait parfois de plus en plus orageuse, et il m’arrivait d’avoir des crises, et de m’éloigner, de plus en plus souvent. Même plus tard, pendant notre mariage, il m’arrivait encore de disparaître et de revenir dans mon Manoir pendant une à deux semaines. Il m’arriva quelques fois aussi d’être infidèle. Je crois que j’avais trop peur de me faire enfermer, de finir par m’enfermer moi-même. J’avais sans doute peur aussi de ne plus savoir qui j’étais, que mon identité se dissolve et soit remplacée par une autre femme, une épouse, quelqu’un de responsable.
Owen a toujours respecté mon indépendance sans jamais chercher à s’imposer plus que ce n’était son rôle ; et de cela je lui ai toujours été sincèrement reconnaissante.
*
Octobre 1996—Est-ce que tu fais partie des Mangemorts, Yolanda ?
Elle lisait au salon quand lui, près d’elle, lui avait posé la question, très doucement. Elle ne s’y était pas du tout attendue et lui avait pris un ton très neutre, très détaché, si bien qu’elle ne savait absolument pas quoi lui répondre. Il l’avait pris par surprise, tant avec le ton de sa voix qu’avec le contenu de ses paroles. Les Mangemorts, enfin, comment par Merlin avait-il pu être bien au courant ? Elle avait été si prudente…
—Je…
Pour la première fois depuis longtemps elle se retrouvait désemparée, abasourdie. Non seulement affirmer la vérité lui paraissait dangereux — amant ou pas, cet homme pouvait très bien la dénoncer, se retourner contre elle — dans ce contexte-là les liens qui unissaient deux personnes pesaient pour rien… Elle se rappelait de Jonathan qui avait soudain été dégoûté par elle lorsqu’il avait appris ses véritables convictions… Comme il avait renié son frère aussi… Théodore avait également été renié par son propre père… Non, vraiment, les liens ne pesaient pour rien dans ce jeu-là. Certes, Owen connaissait son passé et l’avait accepté, mais le rôle qu’elle avait et comptait avoir dans la nouvelle guerre n’avait plus rien à voir avec celui qu’elle avait joué la dernière fois… Elle était plus âgée et comptait vraiment se battre, avoir une place de choix dans le combat à venir…
C’était à ce moment-là aussi qu’elle s’était rendue compte qu’elle ne voulait pas perdre cet homme dans sa vie. Qu’il lui pèserait trop d’effacer sa mémoire, ou de se débarrasser de lui, ou qu’elle ne pourrait pas lui lancer un Imperium. Mais enfin il fallait bien faire quelque chose…
—Ce n’est pas grave. Je m’en doutais.
Là encore le ton était placide et calme. Elle le regardait, intriguée cette fois ; elle attendait, le cœur battant imperceptiblement plus vite.
—Tu as tes opinions et j’ai les miennes. Tu as tes combats et j’ai les miens. Je respecte cela. Je respecte que tu veuilles te battre pour ce qui te tient à cœur. Je tenais seulement à ce que nous ne nous cachions pas ce genre de choses.
Elle ne répondit rien.
—As-tu tué ou torturé quelqu’un ?
—Non. Nous ne sommes pas des sadiques, tu sais… Cela n’arriverait qu’en cas de pure légitime défense…
—Alors je n’ai pas le droit de te reprocher quoi que ce soit.
*
Et quelque mois plus tard il m’a demandé en mariage. Et j’ai dit oui.
Et puis la guerre a éclaté, et je suis devenue une Mangemort de plus en plus active. Sommes toutes j’ai pu être assez indépendante malgré mon mariage.
Owen avait aussi une fille, qui s’entendait assez bien avec Ariane, c’était une bonne amie à elle à Poudlard. Je n’ai jamais su comment me comporter, ni même quoi ressentir à l’égard de Carys. Je crois qu’elle a cherché en moi une forme de figure maternelle, ayant perdu sa mère assez jeune. J’étais la femme qui était restée le plus avec son père, et j’ai eu l’impression qu’un rôle était attendu de moi, que j’avais quelque chose à jouer auprès d’elle. Que j’étais responsable d’elle en quelques sortes, simplement parce que je fréquentais son père. Cela me mettait mal à l’aise et parfois, je n’hésitais pas à le faire sentir ; je n’hésitais pas à l’envoyer contre un mur quand elle rentrait dans mon bureau sans prévenir, ou de lui répondre de façon très sèche, ou de faire à Poudlard comme si je ne la connaissais pas. Mais d’autres fois cela me plaisait de voir que je pouvais fasciner quelqu’un ainsi, que quelqu’un pouvait réellement chercher à s’attacher à moi, alors que ma propre fille me fuyait tant… D’autres fois je me disais que c’était cela qui m’avait été assigné et rien d’autre : Carys. Voilà, moi la femme si indépendante, la Mangemort si puissante, qui avait secrètement tant fantasmé la paix d’une famille qui serait la mienne, d’un Jonathan et d’une Ariane qui seraient à moi : c’était ce qui m’était assigné maintenant, c’était ce que j’avais, si on changeait les visages et les noms des protagonistes — à cela près — j’avais eu ce que je voulais, n’est-ce pas ?
Je ne peux jamais m’empêcher de rire, même intérieurement, quand je me rappelle la tête qu’elle avait fait le premier matin où elle m’avait surpris avec son père… Pour moi ce fut toujours amusant de me dire : je m’interpose où ce n’est pas ma place. La famille Vaugh n’était pas ma place, comme la famille Crewe avait pu l’être ; mais ce n’en était pas moins drôle, vraiment. Ce n’était pas ma place et pourtant Carys se retrouvait obligée de partager l’amour de son père avec moi.
*
Juin 1998.
—Je peux toujours partir à l’étranger n’est-ce pas ? je pense que je vais finir par partir à l’étranger, je n’ai pas le choix de toute façon… Bien sûr ce serait louche tout de suite, si je partais tout de suite, comme ça, sans rien attendre, mais en même temps… je n’ai pas le choix, n’est-ce pas ? Non vraiment il faudrait partir, dès ce soir peut-être, ne te fais pas de soucis — j’ai de la famille à Vienne, je pourrais t’envoyer un hibou de là-bas, et puis nous aviserons…
—Non.
La voix d’Owen était ferme et dure. Yolanda regarda son mari, incrédule, ses yeux grands ouverts.
—Mais enfin mon chéri, les preuves contre moi sont accablantes, je ne peux pas rester ici une seconde de plus…
—Non. Tu ne partiras pas.
Elle éclata de rire, un rire sinistre et presque apeuré.
—Et alors quoi ? Monsieur l’employé de la Justice Magique est trop obsédé par son sens de la justice pour accepter que sa propre épouse la contourne ? Il faut être bon perdant, c’est ça, et accepter tranquillement les conséquences de la fin de la guerre ? Tu viendras m’apporter des fleurs à Azkaban ?
Elle marqua une pause, se fit plus doucereuse, sans que sa voix ne perde cependant de son amertume.
—Même pour toi… Un homme si influent qui verrait son épouse emprisonnée tout à coup, sans pouvoir rien y faire… Quelle honte et quelle déchéance…
—Yolanda, ça suffit !
Il avait élevé la voix, puis repris, toujours aussi ferme, toujours détaché.
—Je t’ai dit que je respectais tes opinions, que je n’avais pas le droit d’avoir quelque chose à y redire. Je suis plus… pacifiste que toi, et je suis heureux que la guerre se soit terminée. Cela ne veut pas dire que je suis pour l’anarchie qui est en train de s’installer, ni pour le règne des né-Moldus et des sang-mêlés sur notre communauté. Le monde est en train de virer au chaos, et dans ce chaos je refuse que tu fasses les frais de quoi que ce soit. Je vais t’aider.
Elle ouvrit de grand yeux, émue, peu certaine d’avoir bien entendu.
—Tu vas… m’aider ?
—Tu es ma femme. Nous nous sommes engagés l’un à l’autre. Et je crois en toi. Tu as encore des choses à faire dans ce monde et tu n’iras pas en prison. Je vais t’aider.
—Ce n’est pas sûr que…
—Fais-moi confiance.
Il avait posé une main sur sa cuisse. Elle la saisit, y entremêla la sienne, et la serra fort.
*
Et c’est ainsi qu’Owen utilisa son influence au Ministère pour totalement falsifier mon dossier, et me faire déclarer parfaitement innocente par le Mangemagot, et je pus poursuivre ma vie de façon tout à fait normale, sans en être inquiétée.
*
Mars 1999.
Mon très cher Théodore, mon chéri,
Merci de ta dernière lettre. Je suis heureuse de savoir que tu vas bien, même si j’ai l’impression que c’est moins le cas des femmes de l’endroit où tu te trouves — Dieu sait où. Fuir sans prévenir parce qu’elle t’a dit qu’elle pensait être enceinte de toi ? Vraiment ? J’ai tellement ri. De toute façon, ce n’est pas moi, tu le sais, qui pourrait te reprocher une chose pareille, mon chéri.
On a retrouvé mon mari mort le mois dernier — oui, mon mari, ça te faisait bien rire, n’est-ce pas, que j’aie épousé un homme. Et moi je suis encore dans l’incrédulité la plus totale quant à cette mort. On l’a retrouvé chez lui, dans son bureau, le corps intact. Un Avada Kedavra, sans doute. Un meurtre, peut-être ?
J’ai l’impression que je n’arrive pas à être très triste. Comme le jour où tu es parti, j’ai l’impression que cet événement était dans l’ordre des choses, que c’était ainsi que cela devait se terminer. Peut-être suis-je trop hypocrite, peut-être que je suis trop anesthésiée, pour vivre ma tristesse comme il se le doit. Je ne sais pas. Le fait est que, je nourris des doutes. La veille de sa mort, nous avons eu une discussion violente, peut-être la plus violente que nous avions eue. Une de ses crises l’avait repris, depuis un ou deux mois, et il pouvait être très agressif et violent. Je n’avais pas voulu l’aider, je comptais revenir dans mon propre Manoir en attendait qu’il se calme. Il m’a reproché alors d’avoir mis sa vie en danger depuis la fin de la guerre, il m’a dit que son mensonge avait été dangereux et pouvait lui coûter la vie, il m’avait dit qu’il recevait des menaces de mort. Il était peu clair, tantôt me le reprochant, et tantôt assumant son choix, disant que ce n’était pas ma faute.
Je ne sais pas quoi penser.
J’ai songé à l’hypothèse du suicide. Peu de gens le savaient, mais c’était un homme qui cachait une mélancolie violente. Je crois qu’il ne s’est jamais remis du décès de sa première femme, qu’il en était tombé véritablement malade. Peu de gens le savaient, je crois que sa propre fille l’ignorait aussi. Dans ces moments-là, avec le temps, il avait fini par m’exaspérer. Alors peut-être suis-je responsable, en un sens. Je n’en sais rien.
Ça n’a pas d’importance.
L’hypothèse la plus sûre reste celle du meurtre, sans doute par un des fanatiques de Potter qui a découvert ce qu’il a fait, et qui s’est rendu compte qu’il serait un obstacle dans les rouages du Ministère, si le Ministère devait continuer à fonctionner sous Potter. Mais alors, pourquoi ne pas m’avoir tué moi ?
Dans tous les cas il est dur de prouver l’une comme l’autre. Je ne sais pas ce que tu en penses. Mais je ne peux pas parler de cela avec grand-monde ici, et tu me demandes des nouvelles : les voici, mon chéri.
Pour ma part, le statut de veuve ne m’empêche pas de beaucoup me consoler dans les bras d’autres hommes. Il faut bien guérir de sa tristesse, n’est-ce pas ? Et quand la tristesse est infinie, il faut donc essayer avec beaucoup d’hommes, jusqu’à ce qu’on soit guérie — où alors infiniment. Tu vois, il n’y a pas que des inconvénients à être veuve. C’est drôle, je crois que je ne découvre rien de nouveau, c’est comme si toute ma vie j’avais été veuve de quelque chose. Aujourd’hui je ne le suis que dans le statut, mais j’ai l’impression toute ma vie d’avoir porté le deuil de quelque chose, d’un amour, d’un homme, d’un rêve. Tu vois, je deviens poétique mon chéri. Tu m’assommerais, n’est-ce pas, si tu étais là ?
Mais les valeurs sûres nous manquent parfois — valeurs sûres qui seraient bien accueillies si elles venaient à revenir au pays. Je crois que la situation actuelle te plairait beaucoup ; il y a tant à faire au sein des Terres de feu. Vraiment mon amour, tu adorerais.
Sinon, aucune nouvelle d’Ariane, toujours. En as-tu ? Si c’est le cas, j’espère que tu ne me les caches pas et je te prierais de me les communiquer.
Je t’embrasse fort, mon cher Théodore. J’espère que les femmes de l’endroit où tu te caches — Dieu sait où tu te caches — ne t’ont pas fait oublier l’effet de mes baisers.
Yolanda.
PS : Ce hibou est sûr, mais fais tout de même attention à ce que tu écris dans ta réponse, ne me compromets pas trop. A bientôt.
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Octobre 2003Et la vie reprend son cours… Ariane est partie, on ne sait où elle aussi, elle a disparu à la fin de ses études… Je crois que Carys et Théodore ont quelques nouvelles, mais Jonathan et moi n’en savons rien.
Bien sûr, vu mes convictions, j’ai vite rallié le camp de Narcissa Malfoy lorsqu’elle s’est opposé au régime de Potter. Je vis désormais au sein des Terres de feu, et je suis très active au sein du mouvement des insurgés… Ce n’est plus vraiment un secret et je suis heureuse de pouvoir étaler mes opinions au grand jour, et profiter du chaos ambiant pour me sentir plus libre. Je pense qu’il faut absolument faire bouger les choses. Ce n’est pas en restant les bras croisés qu’elles changeront et je crois en les valeurs du combat. Owen approuverait sans doute s’il était encore là. Et Théodore et Jonathan aussi. Nous avions cela en commun au moins tous les trois, de croire en l’importance du combat — quel que soit le camp auquel nous croyions.
Et j’enseigne toujours. Toujours Poudlard, toujours l’Histoire de la Magie. Dans le contexte actuel, cela devient de plus en plus passionnant. En formant ces jeunes esprits, nous exerçons un contrôle sur le monde qui me paraît vertigineux, et jouissif. Le monde à venir sera merveilleux… Et, malgré les morts et les disparitions, et la solitude, qui jonchent le sol que je foule, je ne suis pas du tout abattue — je crois que je ne me suis jamais sentie plus forte — et je ferais de mon mieux pour modeler ce que je peux à l’image de ce que je crois.