Entends-tu au loin, le chaman qui crie à ses dieux ?
Cela faisait des mois qu’on l’attendait. Enfin, cette échappée belle, ce moment à deux, cette réunion avec notre jeunesse. Un voyage, au loin, le dépaysement, le plaisir de la découverte, le bonheur de partager ensemble cet ailleurs. Les rires heureux devant le soleil qui caresse nos peaux - le soleil, toujours, quand mes valises suivent celles d’Aimé. Le soleil, pour s’échapper de la brume londonienne. Le soleil, pour réchauffer nos âmes engourdies par les derniers évènements. On fuit, ensemble, comme nous le faisions alors, pour se retrouver et se serrer l’un contre l’autre, nos corps se mouvant aux rythmes des chansons étrangères. La musique, toujours, aussi primordiale que le soleil dans nos aventures passionnelles. Présente, finalement, dans chacun de nos souvenirs.
C’était le beau parcours que je m’étais imaginé. J’avais rêvé cette musique, cette langueur, cet amour renforcé.
Le seul tempo qui guidait nos pas, pourtant, était celui effréné d’une pluie chaude, humide, terrassante. Quatre jours de pluie en moyenne dans ce fichu pays en ce fichu mois, et il fallait évidemment que nous tombions sur ceux-ci. Nos cheveux frisottent, nos boucles afros étant l’ennemies de l’humidité terrible de ce pays, de l’eau qui s’y faufilait, et je grognerai volontiers si je n’étais pas trop occupé à tenter de redonner joie et bonne humeur à Jos, qui semblait, à lui tout seul, porter tous les maux et tous les agacements du monde. En toute simplicité, mon amant, mon amour, lune de ma vie, était d’une humeur des plus chiantes.
Si, encore, ses rires et sa bonne humeur venaient redonner de l’élan à l’expérience calamiteuse qu’étaient, pour l’instant, ces terres mexicaines, peut-être alors aurais-je moins fait cette tête de déterré, marchant trois pas devant lui, mains s’agitant de droite à gauche pour repousser branches et feuillages de mon passage.
Notre si beau projet, cette douce aventure, était pourtant de celles qui promettent de doux souvenirs. Le Mexique, pays de chaleur, de mythes et de rites. J’avais murmuré l’option, au creux de l’oreille d’aimé, alors qu’il me promettait enfin ces vacances tant attendues. Le Mexique, pour enfin combler ce désir que je sentais dans son regard, dans ses gestes, ses expérimentations nocturnes, ce désir d’enfin revoir cet homme qui changerait sa vie.
Ah, enfin un homme qui ne me faisait pas me dévorer de jalousie ! Un homme qui, même, me rendrait si fier, si fou de mon amour. Cet homme, un vieux chaman oublié.
Un vieux chaman oublié, oui, qui avait le don de vivre au milieu d’une foutue forêt tropicale, perdue dans les terres du sud du pays, sans rien pour leur indiquer le moindre itinéraire.
- Tu es vraiment certain que ce soit pas là, Josiah ? je finis par grommeler.
Je me suis arrêté, les bras ballants, le regard désespéré face à cette brousse sauvage, et surtout, sans fin, qui s’offrait à nous. Il faut vraiment que, porté par l’amour, je me sois décidé à venir l’accompagner dans ce fin fond du monde. Bien sûr, ce n’est que pour Josiah que je me trouve ici. Ce n’est absolument pas pour répondre à ce désir, ce besoin pressant, qui toujours m’empoigne les sens, me serre le coeur, de m’en aller, de voyager, de découvrir les moindres recoins du monde. Ce n’est absolument pas, non plus, pour mes recherches personnelles, ma fascination pour leur magie si sublime, si singulière, si proche de la magie de mon peuple et pourtant si différente. Non, bien sûr, ce n’est absolument pas les raisons qui motivent, tout autant que les yeux pétillants de Josiah lorsque je lui ai annoncé ce voyage, la destination de cette échappée belle. Absolument pas.
Toujours est-il que ces fausses bonnes raisons nous laissent bêtes et idiots, au milieu d’une forêt dangereuse, où milliers d’animaux inconnus et d’autres bien connus, et bien dangereux, circulent en rois du monde. Je n’étais pas peureux, évidemment, et les animaux du monde ne sont que des répliques diverses de ceux qui pullulent dans les terres chaudes africaines, mais il faut avouer que, planté là, sous la pluie, mes pouvoirs limités par l’aura magique de cette forêt, l’énervement et l’agacement palpable qui émanent de notre duo, là, non, je n’étais pas des plus à l’aise. Plus vite nous aurions trouvé le village tant recherché, plus vite mon agacement pourra s’effacer pour enfin, pouvoir poser des yeux des plus excités sur Josiah.
Grand Dieu, si Hekate m’entendait me plaindre ainsi. À l’autre bout du monde, et voilà que je focalise encore sur des crétineries, au lieu de profiter de ce que j’avais attendu si longtemps. Presque trois ans, finalement, passés sans s’évader des terres anglaises, de longs mois au sein d’un même territoire, à côtoyer les mêmes communautés, à créer mes propres réseaux, des mois primordiaux pour m’installer, ah ça, il n’y a pas de doutes - mais voilà enfin que je m’en éloigne et je râle.
Je me tourne vers Josiah et murmure, tendant la main vers lui :
- On fait pas un peu pitié, à ronchonner depuis qu’on est arrivés ? On est enfin en vacances, à l’autre bout du monde, plongés dans l’inconnu. Ça nous renvoie un sacré bail en arrière tout ça, punaise, je glousse presque, un sourire radicalement heureux venant me dévorer le visage.
J’avais beau avoir face à moi la symbolisation même du ronchonnement, je n’en démordrais pas, maintenant que la rationalité m’avait remis les pieds sur terre. J’étais au Mexique, sous une pluie, certes, mais tropicales, mes doux aïeux, avec le bougre de mes rêves.
- On avait quoi, vingt-quatre, vint-cinq ans, la dernière fois qu’on a bougé ? J’ai pas compté, j’aime pas ça, et la nostalgie c’est généralement bien au fond des verres, mais regarde-moi ça.
Les deux bras écartés, je lève la tête vers les cieux et englobe de mon geste toute la faune et la flore exceptionnelle qui nous entouraient. Avec un déglutissement, je tombe toutefois sur un oiseau à l’allure louche, perché dans l’arbre qui nous faisait face, et dont les yeux voraces ne quittent pas nos corps du regard.
- Regarde-moi surtout ça, là, juste là. Ça va pas nous bouffer, quand même ?
L’idée du voyage, c’était évidemment celle de Nasiya. C’était un grand nostalgique de nature, une puce animée de bougeotte, incapable de vraiment rester en place, si ce n’était pas pour son amour, et encore, pas pour trop longtemps. Mais Josiah avait accepté sans mal, il fallait l’avouer. Partir de l’autre côté du monde, loin de la pluie londonienne et de la folie qu’avait entraîné dans son sillage le mois de janvier, avait résonné comme une idée extraordinaire. Ça allait leur faire du bien, avait-il songé. Il en était même convaincu, et ce même si en réalité, Nasiya et lui n’avaient jamais été aussi bien qu’en ce moment, justement. Notre vaudou avait ainsi proposé le Mexique. Nasiya avait dit voyage, Josiah avait répondu Mexique. Le pays, donc, c’était son idée à lui. Qui d’autre que lui-même pouvait-il ainsi blâmer maintenant qu’il se retrouvait à tourner en rond dans la jungle, les pieds s’enfonçant un peu plus dans la boue avec chaque pas ? De qui pouvait-il donc se plaindre, pour l’avoir entraîné contre son gré jusque ce pays, à la recherche d’un peuple indigène ? Personne, évidemment, puisque c’était pour lui, pour le tatouage qu’il avait sur la jambe, qu’ils étaient partis. Nasiya en avait pris pour son grade, quand même. Il se coltinait la mauvaise humeur de son amant depuis qu’ils étaient arrivés, n’obtenant aucune place pour, lui aussi, se plaindre. Josiah refusait d’admettre qu’ils étaient perdus, qu’il ne retrouvait plus son chemin, qu’il n’avait aucune idée d’où ils devaient aller. Il jurait qu’il savait, que bien sûr, ce n’était évidemment pas là, mais que bien sûr, il allait trouver.
Ça avait été tellement plus simple, la dernière fois. Il était parti seul, il avait quelque chose comme vingt-six ou vingt-sept ans, et surtout, il avait un guide. Une native amérindienne, issue d’un peuple maya matriarcal aujourd’hui appelé les zapotèques. Il l’avait rencontrée à Oaxaca, ville qui avait été le point de départ de ce nouveau périple, avec Nasiya. Elle s’appelait Nuscaa, et il n’était pas parvenu à la recontacter pour qu’elle vienne l’aider à nouveau. A vrai dire, il aurait pu essayer de façon plus soutenue, mais il avait été trop impatient, et il était certain qu’il pourrait le faire. Il arriverait à retrouver la route, il avait un bon sens de l’orientation. C’était le cas, ne vous détrompez pas ; et sur place, on les avait orientés. A Oaxaca, ils avaient acheté plusieurs cartes, on leur avait indiqué la zone qu’ils devaient fouiller, on les avait emmenés, dans une voiture tout terrain, au plus près de la terre promise. Ce terrain occupé par un peuple indigène particulièrement magique, mayas et plus précisément zapotèques, connus dans la communauté des tatoueurs pour leurs sublimes tatouages d’un noir brillant. Il en avait un sublime exemplaire sur la jambe, exécuté quand il était allé au Mexique pour la première fois, par une femme d’une centaine d’années dont il se souviendrait certainement jusqu’à la fin de ses jours. Elle avait tracé sur sa jambe, d’une main experte et sans le moindre tremblement, une sublime panthère noire, qui rappelait son apparence totémique. Il avait appris, au travers de ses dix années à Uagadou et comme tous les autres élèves de cette école, à incarner un animal, il pouvait changer son corps pour prendre sa forme, sa peau, son souffle. Pour lui, ça avait été le léopard, la panthère africaine. Plus tard, il avait cherché dans des dizaines de livres et d’articles sur le tatouage magique comment il pourrait relier son apparence totémique à son apparence humaine. Pouvoir, au travers de son Art, lier intiment deux parties essentielles de son être, lui était apparu comme une idée extraordinaire, et c’était le peuple maya qui avait été sa première réponse. De pensée animiste, les animaux jouaient une part essentielle à leur mythologie. Il y avait peu d’écrits à ce propos, mais la tradition orale était forte. Il avait entendu des rumeurs. Certains mayas parvenaient non seulement à prendre l’apparence du jaguar, mais aussi à garder ses facultés sous leur forme humaine. Il était resté au Mexique un long moment, à l’époque, pour en savoir plus. Près de six mois, c’était juste avant son emménagement à Londres, avant ce qui allait être la dernière dispute que Nasiya et lui auraient pendant un long moment. Il avait finalement rencontré Nuscaa, en laquelle il avait trouvé de nombreux points communs avec son histoire personnelle. Elle aussi était une enfant parmi tant d’autres de la cheffe de sa tribu de naissance. Elle aussi était partie loin des siens, elle avait étudié la magie à Castelobruxo, au Brésil. Ils s’étaient rapidement liés d’amitié, et elle l’avait finalement emmené parmi les siens. Pour lui, elle avait même convaincu l’aînée du village de le tatouer. Josiah avait dû raconter son histoire, parler de son totem, montrer son apparence. Contrairement à ce qu’il avait entendu, il était rare que les mayas se changent en jaguar, animal divin et particulièrement semblable à la panthère qu’il incarnait. C’étaient souvent les chefs des communautés qui avaient le bahlam comme alias. Peut-être était-ce qui avait permis à ce qu’on lui glisse l’encre sous sa peau. Peut-être était-ce l’histoire qu’il avait racontée, étrangement similaire à celle qu’il était en train de vivre, sur le tatouage qu’il avait dans le dos, et qui avait impressionné l’Ancienne du village. En tous cas, il était reparti de là avec une panthère sur la patte, et grâce aux qualités de nyctalope du félin, déportées du corps animal jusqu’au corps humain, il n’avait plus depuis connu la noirceur de la nuit.
Josiah avait décidé de ne plus répondre aux questions de Nasiya. Celui-ci n’avait de cesse de lui demander s’il était bien certain que c’était le bon chemin, et il allait finir par l’étriper. Ils passaient plus de neuf mois d’idylle, et à peine sortis de leur petite bulle de bonheur, ils étaient à deux doigts de se sauter à la gorge. Ainsi donc, il allait arrêter de lui répondre plutôt que risquer pareille scène de crime. Le Sud-Africain semblait avoir pris une décision similaire, tendant la main vers son amant pour l’attirer vers lui. Réticent à le toucher – Josiah était un homme de la chaleur sèche, pas de la jungle tropicale – il se laissa toutefois prendre au piège de son sourire. « On fait pas un peu pitié, à ronchonner depuis qu’on est arrivés ? » Il avait sûrement raison, mais Josiah était de nature ronchonne. Être bougon était parmi les choses qu’il faisait le mieux, surtout quand il avait des bonnes raisons d’incarner pareil personnage. Être perdu dans la jungle était une bonne occasion de l’être, non ? Nasiya tentait de le convaincre que non, lui rappelant leurs jeunes années. « J’ai pas compté, j’aime pas ça, et la nostalgie c’est généralement bien au fond des verres, mais regarde-moi ça. » Il lui montrait, de toute l’envergure de ses deux bras, l’immensité de la forêt, effectivement sublime. Josiah rapprocha son corps humide du sien, l’enlaçant quelques secondes, avant que ça ne colle trop, et surtout avant que Nasiya ne pointe du doigt un oiseau à l’air menaçant. Josiah s’écarta de son amant, fixant la bête. Fier et surtout mauvais joueur, Josiah n’admettrait aucune défaite. Ni contre un minable oiseau multicolore, l’air aussi vorace qu’il le voudrait, ni contre cette foutue jungle. « Qu’il ne m’emmerde pas, sinon je sors la panthère, et il y perdra quelques plumes ! » répondit-il très sérieusement, presque un peu trop menaçant. Il n’était pas encore l’heure de rire, particulièrement pas quand il devait éponger des gouttelettes de sueur de ses tempes toutes les cinq minutes, et qu’il avait une cinquantaine d’insectes écrasés sur toutes les parties les plus improbables de son corps. « Mais tu as raison, mon étoile. J’arrête de me plaindre. Je te jure. Je retente une dernière fois, avec la boussole, et si on ne trouve pas … On n’aura qu’à hurler. Ça va fonctionner, je te jure. » Il sortit de sa besace une carte de la zone qu’ils venaient de parcourir en long en large et en travers, et qu’il avait surtout agrémentée d’un ensorcellement vaudou qui leur permettait de suivre leurs élucubrations. Sur une roche mousseuse, il posa la carte, et de sa poche, il sortit la petite boussole en plaqué or. Appuyant son pied contre le roche en véritable Indiana Jones, il attendit que l’aiguille rouge pointe le Nord, pour pouvoir ensuite se diriger vers ce qui semblait être le sud-ouest, zone de la carte barrée d’une croix rouge comme une carte au trésor indiquant l’El Dorado le ferait. « C’est par-là… » jura-t-il, la petite boussole grésillant dans sa main. Récupérant la carte et entamant à nouveau un chemin qu’ils avaient sans doute déjà pris une dizaine de fois, Josiah rajouta : « C’était l’été de ‘95. J’avais vingt-cinq ans, toi quelque chose comme vingt-trois, vingt-quatre. On était en Tunisie, chez Noah et Wassim » – l’évocation de leur ami, décédé à l’été 2001, amena un goût amer dans la bouche de Josiah, qui ne termina pas sa phrase. C’était l’infinie tristesse de cet événement qui avait permis à Nasiya et lui de se retrouver, après trois années écartelés, loin l’un de l’autre. Doux-Amer. « J’avais évoqué pour la première fois l’idée de m’installer à Londres. On s’était disputé, bien sûr, et toute la baraque nous avait entendu, je crois. On … on a continué de se voir, après ça, mais on ne partait plus ensemble, en voyage. Tu venais me voir, à Londres. Jusqu’à ce que tu ne viennes plus, après 98. ».
Entends-tu au loin, le chaman qui crie à ses dieux ?
La main tendue vers lui, un sourire me démange le visage. Les souvenirs des années passées, dans notre fougueuse jeunesse, à voyager partout où nos projets nous amenaient, me réchauffe le coeur, et me réchaufferai presque le corps de cette pluie tropicale. Il prend ma main, se rapproche de moi, et m’enlace quelques secondes. Je respire profondément, jouissant de ce contact avec Aimé, priant pour que cela signifie qu’il ait décidé d’arrêter de bouder. Rassuré par ce rapprochement, je ferme les yeux une demie-seconde, avant de les ouvrir brusquement et d’englober tout le paysage qui nous entoure. Mes mains s’écartent, avec bonheur, pour lui présenter ce panel sublime qui s’offre à nous. Je sursaute en croisant le regard de la bestiole posée face à nous, ses longues plumes virevoltant aux rythmes de ses battements d’ailes. Il semble sur le point de s’envoler, prêt à venir nous déchiqueter les yeux. Josiah s’écarte, le visage bougon reprenant ses droits, et il fusille l’animal du regard. Je poufferai presque, seulement la phrase qu’il lâche me fait réaliser combien il n’est pas du tout ramolli par le paysage, et combien il bout encore intérieurement. Ma foi, je songe en levant les yeux au ciel, si ça le soulageait de s’exciter contre un piaf. Il semble pourtant redescendre de son nuage d’agacement, son ton se faisant plus doux quand il m’appelle son étoile. Je lui adresse un sourire, un autre, encore, toujours, mais bien vite mes yeux reprennent leur gestuelle lassée, faisant trois tours sur eux-même alors qu’il me ressort sa foutue boussole. A-t-elle l’air de marcher, cette triste réplique d’outils d’aventuriers ? Je ne sais même pas d’où est-ce qu’il l’a chopé, où il l’a achetée, qui la lui a vendu – mais Dieu m’entende, il entendra mes grondements lui retourner les poils sur la peau quand on rentrera à Londres. Cette foutue boussole ne marche pas, elle n’a pas fonctionné depuis qu’on est arrivé. Ce n’est pas maintenant, plein d’énervement, qu’elle va nous révéler ses talents, si ? Peut-être que si, ma foi, qu’est-ce que j’en sais. Je l’observe, un peu las, sortir sa carte où nos allées-venues s’étalent d’un fil coloré, montrant combien diable nous tournions en rond. Je grommelle, m’approchant de lui alors qu’il reprend posture d’aventurier, donnant l’impression de savoir ce qu’il fait.
- Plutôt que d’hurler, mon beau, sortir nos bestioles, ça serait peut-être une meilleure idée… on serait probablement plus à l’aise sur le terrain dans nos formes animales, tu ne penses pas ?
Josiah semble pourtant préférer écouter ce que sa boussole lui raconte, puisqu’il récupère sa carte, et pointe une direction, jurant que c’était le bon chemin. Grommelant, encore et toujours – ma foi, c’est que ça en devient contagieux –, je ressers la main sur la anse de mon sac et, essuyant mon front d’où dégoulinent mille et une gouttes de sueurs et de pluie mêlée, je le suis sans dire un mot. C’est lui, de toute façon, qui reprend rapidement la parole, revenant sur ma nostalgie jouissive. Ma gorge se noue, toutefois, lorsque son ton et ses paroles contrastent ma bonne humeur passée. L’été de 95 – à quoi fait-il référence ? Mes yeux se détournent abruptement de lui lorsqu’il évoque la Tunisie, et Wassim et Noah. Nous ne parlions pas de la Tunisie, et encore moins de Wassim. Sa disparition, brutale, me renverse encore l’estomac. Ça ne fait que trois ans, même pas, qu’il est parti; se souvenir des moments de langueur, des moments de bonheur, passés au bord de leur piscine, dans leur petite maison traditionnelle, aux murs de sable, de pierres ocres, ça noue le ventre. Pourquoi me rappeler ces moments, enfouis dans notre passé ? La phrase qui suit finit, si cela n’a pas suffit, à me faire remonter l’estomac dans la gorge.
Nous sommes là, à des milliers de kilomètres de nos histoires passées, mais elles reviennent me hanter. S’installer à Londres. Nos disputes. Tout le monde qui nous entend. Et, enfin, je comprends pourquoi il me parle de ça. Je n’ai jamais réalisé, je crois, que cet été avait été le premier tournant dans la décomposition de notre relation. Je n’ai jamais réalisé, non, qu’après 95, on n’avait plus voyagé ensemble. Ça semble logique, finalement. Il y a eu ces voyages, avec Hekate, les pays nordiques, où on s’est rencontrés sans trop réaliser qu’on ne se quitterait plus. Il y a eu ces voyages avec Wassim et Noah, quand ils avaient envie de quitter leur maison. Il y a eu ces voyages solos, au Portugal, à apprendre la kizomba avec Alpha, ce danseur aux courbes magiques rencontré sur place, et qui m’a ramené chez lui, en Angola, pour vivre ça pour de vrai. Il y a eu d’autres voyages, encore, des dizaines, quelques jours par-ci, quelques mois par-là. Mais, tous, quasiment, solo. Pas de Josiah.
Josiah, ça avait été Londres. Là où il est allé s’enterrer, dans cette ville grise, terrible, malgré tout ce que j’avais pu lui dire. Malgré ce que je sentais venir. Alors, après 98, je n’y suis plus allé. Nos voix s’étaient écorchées, s’étaient embrasées, s’étaient insultées, même, bien trop fort pour que je puisse y retourner si facilement.
Ça a été long, sans lui.
- Ça ne vaut peut-être rien, ce que je vais te dire maintenant, mais je ne me souvenais même plus de ces années passées à voyager sans toi, avant 98. Je n’avais pas réalisé. Tu obsédais toutes mes pensées, c’est comme si on voyageait ensemble, constamment. Est-ce que c’est pire, que je te dise ça ? J’en sais rien… j’inspire profondément, essuyant à nouveau la sueur qui se plaque sur mon cou, sur mes joues. Je ne vais pas te dire que je regrette de ne pas être venu te voir, après 98, je te mentirais. Je regrettais de ne pas te voir, c’est sûr, mais d’y aller… C’était incompatible, avec qui j’étais, qui tu étais. On se serait sûrement encore plus déchirés – ou peut-être que c’est ce que j’aime me dire, pour me rassurer. Que c’était un temps manqué, mais un temps qu’il nous fallait.
Je passe une main sur mon crâne, faisant voltiger les gouttes qui s’y amoncellent.
- Sans ça, on serait peut-être pas paumés au beau milieu du Mexique, aujourd’hui. Au moins, c’est un truc qui ne change pas, ça – on finit toujours par se paumer quelque part.
Je lui offre un sourire, un sourire qui dévoile mes dents, qui tente de ramener de la bonne humeur à cette discussion.
- Tu te souviens à Séoul, quand on essayait de retrouver Wassim et Noah, et qu’on s’est retrouvés à suivre un moine dans un temple, qui nous assurait que son prêtre saurait nous aiguiller sur l’art du contrôle psychique ? On devait avoir, quoi, quatorze-seize ans ? De beaux pigeons. Je suis sûr et certain qu’on aurait fini embrigadés dans une secte louche – et au final, on s’est retrouvés paumés dans un quartier inconnu de Séoul, à essayer de fuir ces fous. Comment on s’en est sortis, déjà ? Une autre boussole défectueuse ? que je me moque, en lui donnant une pichenette dans l’épaule.
Face à nous, la forêt demeure jungle sauvage, qui se refuse à nous. Aucun chemin tracé, aucune trace de villages, ou même, de quelconques formes humaines. Je ne sais pas où il pense nous amener, mais je n’arrive pas à savoir si on s’aventure sur un nouveau passage, ou si on refait les même zigzag sans fins.
- Tu sais, on devrait peut-être vraiment essayer de se transformer. Ou alors, tu files explorer, et je reste là avec le matos – je sais pas ce qui vaut mieux. Tant que tu me reviens.
succès de justesse | La fine aiguille tremble, hésite, tournoie, puis semble finalement se fixer sur une direction. Sera-ce la bonne ? Là est toute la question. La jungle est dense, l'air chaud, moite. La forêt résonne d'un tumulte de vie. On dirait pourtant qu'il faut bien partir vers l'est. Si nos deux compères s'y aventurent, ce sont les rires d'enfants qui les accueilleront à la lisière d'un village perdu entre les arbres.
Nasiya suggérait qu’ils passent sous leur forme animale. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas vu le corps de son amant se déchirer pour devenir guépard, ni senti le sien s’ouvrir pour laisser apparaître une panthère. Josiah et son égo subitement plafonnant autour de cette affaire de boussole le poussa à l’ignorer – il allait trouver, et si ce n’était pas lui qui parvenait à se souvenir, le petit objet métallique qu’il tenait dans sa paume allait y arriver. Il avait ainsi préféré, comme tentative de diversion, amener la discussion sur un sujet bien plus morbide qu’était celui de la mort de Wassim. Ils n’en parlaient jamais, mais peut-être était-ce précisément le moment de le faire. La dernière fois justement que Josiah était allé au Mexique, c’était juste après cette dispute avec Nasiya ; ils étaient en Tunisie, chez Wassim et Noah, et Josiah avait annoncé à son amant son intention de s’installer à Londres. Il ne lui avait pas vraiment annoncé, d’ailleurs, il l’avait plutôt caché jusqu’à ce que Nasiya tombe dessus dans l’un de ses rêves. Ils s’étaient disputés jusqu’à faire pétiller leur magie hors d’eux, jusqu’à faire trembler les murs de la maison du couple qui les accueillait. C’était Josiah qui avait cédé le premier, et il avait choisi la fuite. Il n’avait pas dit au revoir à Nasiya, s’était contenté d’aller remercier ses hôtes et s’était excusé auprès d’eux de créer tant de scènes. Wassim avait tenté de le retenir, en lui disant que si Nasiya refusait qu’il parte, ce n’était pas par désir de toute-puissance, mais plutôt par peur à l’égard de son Aimé. C’était inaudible, pour Josiah, qui jurait : « Pas du tout ! Il veut qu’on ne fasse que ce que lui a décidé ! C’est hors de question ». C’était peine perdue, Wassim et Noah l’avaient compris, et ils l’avaient laissé filer, non sans l’embrasser. C’était la dernière fois que Josiah avait vu Wassim. Ils s’étaient écrit après cela, s’étaient donnés quelques nouvelles, mais ne s’étaient jamais recroisés. Après ça, Josiah avait filé à la Nouvelle-Orléans pour ensuite décoller pour le Mexique. Premier voyage d’une longue série sans Nasiya, et il se retrouvait maintenant, presque dix ans plus tard, à repartir sur ses pas. Evidemment, Wassim avait ainsi été un sujet qu’il n’avait pu éviter. De façon tout à fait égoïste, Josiah fut rassuré de savoir que pour Nasiya non plus, cette période n’avait pas été facile. Il lui confia qu’il ne se rappelait pas les voyages qu’il avait fait, entre ‘95 et ‘98, et Josiah y trouva une certaine satisfaction. Il avait longtemps cru, et se méprenait parfois à se l’imaginer encore, que Nasiya avait vécu une meilleure vie sans lui. Le savoir triste, le savoir errant le monde sans y trouver véritable plaisir, le rassurait. C’était ainsi qu’il avait lui aussi vécu les choses, et c’était certainement pour cela qu’après le Mexique, il s’était contenté de la Nouvelle-Orléans et du Bénin. Maman, papa, et Londres. « Je ne vais pas te dire que je regrette de ne pas être venu te voir, après 98, je te mentirais. confia ensuite Nasiya, l’air triste. Je regrettais de ne pas te voir, c’est sûr, mais d’y aller… C’était incompatible, avec qui j’étais, qui tu étais. On se serait sûrement encore plus déchirés – ou peut-être que c’est ce que j’aime me dire, pour me rassurer. Que c’était un temps manqué, mais un temps qu’il nous fallait. » Après 98, en effet, après la dispute qui avait amené la fin de leur relation, Josiah aussi avait vécu une autre vie. D’abord à cause de la guerre. Tout ce que Nasiya craignait s’était appliqué à devenir réalité, et Josiah l’avait perçu comme un écho éternel de son amant, qui lui disait « tu vois, j’avais raison ». Il le détestait d’avoir su mieux que lui, et à ce point. Il se détestait de se sentir tellement traumatisé par les événements, alors qu’il ne lui était rien arrivé de si grave. Et puis il y avait eu Orso. Au tournant du millénaire, il avait rencontré un garçon avec lequel il avait été en couple, pour de vrai, comme ça n’avait en tous cas jamais pu être le cas avec Nasiya. Il avait rencontré ses parents, Orso avait rencontré sa mère. Ils avaient habité ensemble, et finalement, ils avaient même voyagé, tous les deux. A la Nouvelle-Orléans, ce n’était que ça, mais quand même. Josiah attrapa la main de Nasiya, et même son bras, comme soudain effrayé par ses propres pensées. Il n’aimait pas se souvenir de cette époque-là et préférait mille fois cette réalité-là, perdu au fond d’une jungle avec Nasiya. « Au moins, c’est un truc qui ne change pas, ça – on finit toujours par se paumer quelque part. » Dans ses chaussures de marche, Josiah pressa la pointe de ses pieds pour venir embrasser la joue de son amant, qui s’écartait dans un sourire. Il était beau, quand il souriait. « Je ne te savais pas si optimiste, mon étoile, surtout concernant notre relation. Mais je suppose que tu as raison, le Mexique peut bien être notre Ground Zero » annonça-t-il, référence morbide aux immeubles détruits par les attentats du Onze-Septembre. « Quand je suis venu ici la première fois, c’était juste après cette dispute de 95. J’aime que ça soit désormais notre nouveau point de départ, pour tous les futurs voyages qu’on fera ensemble. » Son romantisme le tuerait, un jour, se jura-t-il alors qu’il détournait le regard de son amant, pour jeter à nouveau un œil sur sa boussole. Elle indiquait l’Est depuis un bon moment maintenant, et puisque sans aucun doute, l’objet était magique, Josiah ne prit plus la peine de regarder la carte. Ils allaient suivre la flèche, et ils y arriveraient.
Ce faisant, Nasiya plongea à nouveaux dans leurs souvenirs pour lui rappeler cette fois-ci un événement vingtenaire. Un voyage en Corée, pendant des vacances d’été, alors qu’ils étaient encore scolarisés à Uagadou. Leur soif de découvertes avait commencé tôt, et c’était ensemble qu’ils avaient découvert le monde. Josiah ne se souvenait pas bien de ce voyage ; du souvenir fumeux qu’il en gardait, il semblait se souvenir que Wassim et Noah s’était appliqués à les droguer quinze jours durant. Drôle de rencontre que celle avec ces deux hommes, qui avait mené à la formation de leur quatuor. A cette époque-là, Josiah se disait qu’ils étaient les parents unis et tous dévoués à son égard qu’il n’avait jamais eu. Mais un parent ne propose pas à son môme de goûter une potion de sa concoction, particulièrement si cette potion est vouée à provoquer le délire de celui qui la boit. Quelle drôle d’idée avaient-ils eu de s’enticher de deux adolescents, et de les attirer à faire le tour du monde avec eux ? Josiah n’avait jamais pris le temps de leur demander, quand Wassim était vivant. Il devrait le demander à Noah, un jour, si jamais il osait. « Tu ne t’en souviens pas parce que tu t’es évanoui après une désartibulation. Je sais plus bien, on a fini par courir dans les rues de Séoul, par s’embrasser dans une allée, et on a voulu transplaner en s’embrassant. Vraiment des ados débiles. Je suis sûr que c’est une idée à toi, c’est bien ton genre. Bah du coup, tu as transplané, et quand on est arrivés à l’hôtel, ton bras était tout déchiré. Je ne sais plus si c’est Noah ou Wassim qui avait du dictame, mais bref, tu t’es évanoui de douleur. Ne rit pas, j’étais terrifié. » Presque honteux, Josiah attrapa à nouveau le bras de Nasiya, pour voir s’il lui restait une cicatrice. Rien du tout. Trop d’années s’étaient écoulées, certainement. « Et puis Wassim et Noah nous faisaient sacrément consommer, moi aussi je me souviens mal de cette époque, c’est grave ! Mais tu vas voir, les zapotèques aussi, ils ont de sacrées drogues… » avança Josiah, si seulement ils parvenaient à trouver ce foutu village. Ils allaient s’éclater, et Nasiya allait adorer. Il trouverait son compte dans ce voyage, Josiah en était certain. Il n’avait jamais fait pareils rêves que sous l’influence des herbes et des champignons qu’il avait fumés ici.
Nasiya suggéra, encore une fois, qu’ils passent sous leur forme animale. Mais ils touchaient au but, Josiah en était certain. Refusant de céder, mais ne souhaitant pas écouter Nasiya le supplier un peu plus, il inventa une excuse, qui leur permettrait à tous les deux de trouver satisfaction. « Change-toi, toi. Si deux félins débarquent dans leur village, ils vont flipper, d’autant que le mien ressemble drôlement à leur animal divin, le jaguar. Je marche avec toi, je m’occupe de nos affaires, et toi tu me dis si tu entends quelque chose. Je pense que ça va se jouer à ça, à ton ouïe et à ton odorat, en plus de notre boussole. – qui, il en était certain, les amenait dans la bonne direction ! Allez, fout-toi à poil dans la jungle, je n’attends que ça. Un strip-tease au Mexique. Je te fais la musique, si tu veux. » Le regard subitement allumé, il attendait, lubrique, que Nasiya se désape et déhanche son corps divin. Au milieu d’une jungle mexicaine, après un concert enrageant, il était prêt à en créer un nouveau, sous une pluie quasi providentielle. Tout pour son étoile.
Entends-tu au loin, le chaman qui crie à ses dieux ?
Sa main vient m’attraper le bras, m’éloignant des pensées grises qui accompagnent les souvenirs de ces années-là. Il semble s’être perdu, lui aussi, dans un mélange de pensées qu’il fait mieux de laisser tassées dans une pensive oubliée, dans un placard londonien. Je lève sa main jusqu’à mes lèvres, y déposant un baiser. Il vaut mieux, sans doute aucun, penser à ce qui nous rend si uniques, si particuliers - et présents l’un pour l’autre, en cet instant. Même si cela veut dire, présents, ensembles, paumés dans une forêt mexicaine. Mes joues sont relevées par mon sourire, et le baiser de Josiah vient s’y déposer avec une douceur rieuse. Je dévore son visage du regard, alors qu’il m’appelle mon étoile. Ce baiser est dangereux, trop loin de mes lèvres, trop proche pourtant, et j’ai envie de lui attraper le menton, pour plaquer mes lèvres sur les siennes et lui faire répéter ce ‘mon étoile’ sans fin. C’est un rire, plutôt, qui contient mon élan amoureux, échappant à ma gorge et résonnant dans les feuilles tropicales.
- Il faut bien qu’un de nous deux s’essaie à l’optimisme, mon aimé.
Lorsqu’il ajoute, les yeux brillants d’une lueur amoureuse, que ce retour sur ces terres, où il a mis les pieds, seul, à ces dates fatidiques, c’est finalement une belle façon de signer leur renouveau, un sourire naïf vient étirer doucement mes lèvres. Je reprends sa main, et, plus fort que tout à l’heure, y dépose un baiser, appuyant mes lèvres de longues secondes. J’aimerai ne plus jamais la lâcher. Déjà, pourtant, Josiah retourne son attention vers sa fichue boussole, en laquelle ma confiance n’a pas évolué d’un pouce, et je relâche sa main, décidé à me ré-approprier son attention. Enfant pourri gâté, vous avez dit ? Mes yeux pétillent lorsque je plonge, sans plus attendre, dans nos souvenirs adolescents, faisant remonter les odeurs de marchés ambulants, de nourritures frites dévorées sur les grands axes, de soju déglutis en quelques secondes. Mes sourcils se froncent lorsqu’il me rappelle, pourtant, la conclusion moins joviale de l’histoire, dont le souvenir était totalement déformé dans mes pensées. Je fais une moue, surpris de son récit, et lève les yeux au ciel en gromellant un “Ben bien sûr”, quand il lâche que c’était forcément une de mes idées. J’ai le frisson dans le dos, pourtant, en me rappelant nos étreintes passionnées, cachés dans une ruelle, le corps tremblant d’adolescents ayant trop hâte de retrouver les lits pour s’adonner à leur passion. Très honnêtement, il y a peu de doutes que cette décision abrutie de transplaner pour y arriver plus vite soit la mienne, admis-je mentalement, refusant toutefois de le lui avouer de vive voix. Je ne peux pas contrôler le rire qui m’échappe, pourtant, lorsqu’il se souvient de mon bras déchiré, et de la panique qu’il avait ressenti. Quels idiots, franchement. De beaux idiots, complètement dans un autre monde.
Mon corps est encore soulevé par de petits soubresauts de rire lorsqu’il m’attrape le bras, ses yeux analysant d’un geste ma peau quasiment intacte. À part quelques dépigmentations légères, et le tatouage qu’il m’y a posé il y a peu, rien ne demeure de cet incident dont il semble se souvenir.
- T’es sûr que tu ne te l’es pas imaginé, ça, toi non plus ? Je t’aurais moins plu, un bras en moins, hmm ? Que je lâche, le nez retroussé, mon euphorie rieuse ne me quittant pas.
Je lâche un ‘ha !’ scandalisé, presque scandé, même, quand il révèle qu’il ne se souvient pas de tout non plus, comme s’il venait de me prouver par A+B ce que je lui ai dit à l’instant. Cette journée, décidément, me rend des plus gamins. Mes fossettes se creusent encore lorsqu’il parle des drogues zapotèques, et je tends les mains en avant, m’étirant les bras.
- J’ai hâte de goûter ça, si encore on finit par y foutre les pieds.
Il regarde à nouveau sa boussole, et je grogne, cherchant, comme un enfant, à lui obstruer la vue de l’outil en passant la main devant. Plutôt que de faire confiance à ce gadget improbable, pourquoi ne pas se fier à nos sens, je lui demande à nouveau, m’humectant les lèvres. Sa réponse tombe, et je pense quelques instants qu’il est retombé dans son humeur de chien, lorsqu’il me lâche un ‘change-toi, toi’. Ce n’était pas dans les options, et je fronce les sourcils, mais je finis par hocher la tête.
- Tu aurais vraiment dû me briefer plus, pour ce village, je sens que je vais faire une bourde, je souffle alors qu’il continue, avec sa foutue boussole.
L’instrument quitte toutes mes pensées, seulement, lorsque ses prochains mots tombent dans mes oreilles. Un grand sourire prédateur se fond sur mon visage, et je me tourne vers lui, sourcil droit haussé, observant avec un plaisir non dissimulé sa soudaine envie de moi.
- Comme tu voudras, beau jaguar.
D’un geste du pouce, je fais voltiger mon sac vers lui, y prêtant à peine attention lorsqu’il se pose à ses pieds. Mes yeux sont fixés sur ceux de Josiah, et ma langue passe sur mes lèvres, soudainement affamée.
- Tu me fais la musique, alors ?
Ma voix est taquine, un peu trop grave, et mes hanches s’activent déjà, roulant à droite, à gauche, alors que je m’approche lui, n’étant plus qu’à quelques centimètres. Mon souffle est sur sa peau, effleurant son visage, et je viens mordiller sa lèvre, avant de refaire un pas en arrière. Sa langue claque, un premier tac, et il me donne un rythme, un rythme lent, affriolant, qui affole mes sens. Mes yeux se ferment, quelques secondes, alors que mon corps se laisse aller au rythme de ses beats, et je tape des mains en choeur avec ses sons. Mes paupières s’ouvrent en grand, et mes pupilles sont sombres, d’un noir plein de chaleur, alors que mes mains viennent caresser mon torse, relevant peu à peau le tissu de coton qui recouvre ma peau matte. La chemise révèle mes muscles dessinés, qui se tendent, où se distinguent déjà les quelques traces de sueurs de chaleur mexicaine. En de gestes lents, toujours sur son rythme, mes boutons sautent, et la chemise finit au sol, alors que je me tourne pour lui faire dos. Mes épaules sont relâchées, mes mains venant saisir mes hanches, et mes fesses louvoient, se déhanchent d’un geste hypnotiseur. Je fais un tour sur moi-même, mes pieds glissant sur la terre humide de cette jungle et, d’un geste, je tire le pantalon fluide sur mes hanches, révélant le tracé de mon bassin. Mes yeux ont replongé dans ceux de Josiah, et j’aimerai pouvoir lui bondir dessus, mais je m’acharne, avec lenteur, à le faire m’observer, à ne pas me lâcher du regard, à dévorer chaque centimètre carré de ma peau. Mes mains glissent, le long de mes hanches, attrapent l’élastique du pantalon, et en deux trois mouvements, je me trouve presque nu devant lui, au milieu d’une jungle exotique.
Un frisson me prend, faisant se relever les poils sur ma peau, et je souffle, presque erratique, en réalisant ma position. Mes yeux sont toujours chargés de désir, et ma main est déjà sur mon dernier vêtement, prête à le retirer, à lui offrir ce plaisir de m’avoir, à sa merci, au milieu de rien, d’un inconnu total.
Sur un clin d’oeil, seulement, mes doigts sur le tissu de mon dessous, je fais un pas en arrière et, fermant brutalement les yeux, laisse terrain libre au guépard qui m’habite. Un frisson de délice me prend, lorsque je renoue avec cette forme si peu utilisée, mes quatre pattes retombant sur le sol abrupt de la terre chaude, et je gronde. Je cligne des yeux, une fois, deux fois, mes lourdes paupières s’habituant à ce retour animal, et mes muscles se détendent avec plaisir, alors que je fais deux trois pas, un feulement m’échappant.
Quel bonheur. J'avais beau ne pas être doué, en métamorphose multiple, cette forme-là, cette forme trouvée, c'était l'association parfaite, celle qui me faisait me fondre dans cette forme animale avec un plaisir inégalé.
Je fais face à Josiah, ouvrant grand les babines, et gronde à nouveau.
Suis-moi.
Je ne me suis jamais senti autant à ma place, sous cette forme, qu’au milieu de cette jungle ; pas depuis les heures passées à courir, sans plus réfléchir, dans les plaines et les déserts d’Afrique. Mes yeux furètent partout, observant avec délice les moindres détails que m’offrent à présent cette forme tant aimée. J’inspire, profondément, et bondis en avant.
Suis-moi.
Là-bas.
Tout droit.
Je sens l’odeur du sang.
Le sang chaud. Le sang rouge. Le sang d’humain, qui révulse l’homme en moi, et attise les sens de l’animal que je suis devenu.
C’est par là.
Tout droit. À l’Est.
Tu avais raison, finalement, mon aimé.
Je suis bien heureux, de n’avoir que mes membres de guépard à déplier, pour ne pas avoir à faire cet aveu. Mon grondement ressemble presque à un rire, et je ne relève pas la tête vers lui, sûr d’y voir son air d’homme trop fier.
Le Mexique avait sûrement été un choix parfait de destination. La symbolique était intéressante, nous l’avons déjà dit. Et puis, l’un comme l’autre de nos amants pouvait y trouver son compte. Josiah ajouterait quelques éléments à son tatouage et tenterait, en plus de la nyctalopie, de réussir à conquérir le silence de la panthère. Nasiya quant à lui pourrait, sans aucun doute, trouver de nouvelles façons d’explorer et de manipuler les rêves à partir des drogues proposées par les zapotèques. Et s’il ramenait dans ses valises quelques paquets de champignons et d’herbe, il pourrait les vendre ridiculement chers, et alors, créer de la demande. Ainsi, ce voyage au Mexique pourrait devenir quelque chose de régulier. En tous cas, cette première visite conjointe convenait bien à Josiah, et semblait emballer tout autant son amant, qui disait avoir hâte de tester leurs drogues. Véritablement, leur adolescence semblait se rappeler à eux. Leurs douces années de débauche aux quatre coins du monde, avec Nasiya presque éternellement défoncé, et Josiah qui essayait de suivre la cadence. Ça aussi, ça leur avait bien convenu. Josiah ne s’était jamais trop fait prier pour devenir le cobaye de son amant, et celui-ci, précautionneux, avait toujours fait attention de ne pas pousser trop loin ses expérimentations. Pas sur lui, en tous cas. Ils avaient toutefois quasiment toujours partagé leurs périples, de Rio à Séoul en passant par la Tunisie. Pas entièrement, mais ils finissaient toujours par se rejoindre, où qu’ils soient dans le monde. Ça n’avait pas été le cas pour le Mexique, que Nasiya n’avait jamais visité, avec ou sans son amant. Ainsi, il se faisait presque nerveux à l’approche du village – car lui aussi devait le sentir : ils approchaient ! Nasiya lui reprochait ainsi de ne pas lui en avoir plus dit sur la tribu qu’ils allaient rencontrer. C’est que ce voyage n’avait pas exactement été prévu, pas en tous cas aux dates qui avaient finalement été choisies. Le concert avait tout précipité, mais finalement, Josiah n’avait aucun regret. Cela ferait bientôt trois ans qu’ils s’étaient retrouvés, et ils n’avaient pas encore traversé d’océan ensemble. Et si en plus, Josiah pouvait bénéficier de la vue d’un Nasiya pas tout à fait sûr de lui, il aurait tout gagné. Toutefois, que ce soit Mexique ou ailleurs, que la symbolique soit évidente, que le succès commercial soit au rendez-vous, ou que la vue d’un Nasiya qui doutait fut absolument adorable, rien de tout cela ne valait un strip-tease dans la jungle. Ce fut ce spectacle-là qui, sans aucun doute, rendit le voyage absolument parfait. L’élément jungle n’était même pas tout à fait nécessaire. Il s’agissait plutôt de voir le corps de son amant se dénuder dans un autre cadre que celui de leur chambre. Plus que parfait, leur périple devenait subitement tout à fait magique.
Alors que le regard de Nasiya s’enflammait, celui de Josiah s’appliquait à faire le vide autour de lui. Il n’avait pas eu de mal. En quelques secondes, il n’y avait plus que son amant enflammé, et les quelques mètres carrés autour d’eux. Nasiya lui attrapa la lèvre de sa bouche, la mordilla un instant, comme signe qu’il pouvait commencer à lui proposer un rythme. Puis, quand il s’écarta de lui, ses mains descendant déjà vers son pantalon, Josiah fut emporté par son mouvement et manqua de tomber en avant. En l’espace d’un instant, il avait perdu la main. C’était lui pourtant qui avait proposé que Nasiya se désape, il s’était fait celui qui donnait des ordres, et finalement, il se retrouvait à la merci d’un guépard prêt à bondir hors de son corps. Quelques beats s’échappèrent finalement de ses lippes, et ce fut ce qui lui permit de rester à flots. S’il n’avait pas eu ça, ce rythme à garder absolument pour permettre à Nasiya de continuer, peut-être aurait-il coulé tout à fait. Au lieu de cela, il parvenait à le bouffer du regard, il parvenait à regarder chacun de ses mouvements langoureux et lancinants, tout en gardant un certain simulacre de contrôle sur son propre corps. Nasiya dansait, et Josiah, tout à fait hypnotisé, s’appliquait à suivre chaque torsade que prenait son corps. C’était certainement ainsi, qu’il l’aimait le plus. A demi-nu, dansant, et tout dévoué à lui. A eux, en tous cas. Certes, l’objectif était de parvenir à trouver ce foutu village zapotèque en utilisant ses sens félins, mais Josiah pouvait sentir jusque sous sa peau à quel point, à ce moment-là, il n’était question pour Nasiya que de parvenir à l’enflammer. Et alors qu’il y parvenait, alors que Josiah sentait son corps brûler d’envie pour sa nudité, alors qu’il était sûr le point de lui dire « attend, que je t’embrasse, que je te prenne », Nasiya avait disparu, laissant apparaître son guépard dans toute sa majesté. Josiah en eut le souffle coupé, et le silence se fut total avant que, petit à petit, reparaissent autour d’eux tout ce qui s’était appliqué à disparaître. Le bruit de la pluie, le chant des oiseaux, le craquèlement de la terre sous ses pas.
Josiah attrapa les affaires laissées par Nasiya, gardant son pantalon dans une main, accessible. Ses joues étaient chaudes, il se sentait un peu tremblant, comme fiévreux. Il lui fallut secouer son crâne avant de pouvoir emboîter le pas au guépard qui, définitivement, menait la danse. La boussole n’avait pas eu tort, toutefois ; il les amenait d’un pas assuré vers l’Est. Reprenant peu à peu ses esprits, Josiah entama : « C’est un peuple matriarcal, les zapotèques. Ça implique que tu fermes ta gueule et que tu obéisses quand c’est une femme qui te parle. A part ça, il est surtout important de participer au bon fonctionnement de la tribu. Porte toi volontaire pour aller chercher des provisions, pour garder les enfants, pour doucher les aînés. Ils parlent un peu l’espagnol, surtout les femmes les plus importantes de la tribu. Tu vas savoir baragouiner, de toute façon ? Je connais quelques envoûtements traducteurs, mais je pense que ça sera bien qu’on les garde pour nos soirées de … recherches ». Nasiya ne pouvait pas lui répondre. Ce n'était pas très important, de toute façon. Il devait le savoir. Tout le monde l'adorait, où qu'il soit dans le monde, il faisait son effet. Josiah avait vu cet exploit plus d'une fois. Ça ne serait pas différent avec les Zapotèques ; elles l'adoreraient.
Le guépard avançait, définitivement décidé. Ils y étaient presque, Josiah pouvait le sentir.
Et justement, Josiah, et Nasiya certainement bien avant lui, commença à entendre des voix, à l’approche d’une aire de la jungle un tant soi peu déboisée, où l’on pouvait en tous cas entrapercevoir le ciel. Josiah pressa l’allure, pour se trouver à marcher côte-à-côte de son guépard, pour ne pas risquer qu’il arrive seul face aux femmes, et que celles-ci se sentent attaquées. Si les zapotèques étaient d’un naturel pacifiste, les gardiennes du village n’étaient pas du genre à laisser des animaux sauvages aussi dangereux s’approcher du peuple sur lequel elles veillaient. Elles sauraient toutefois déterminer qu’un guépard n’avait jamais été aperçu dans leur jungle, et pourraient certainement associer sa présence à une certaine forme de magie. Ecartant les feuillages autour d’eux, et avançant d’un pas décidé quoi que lent vers la clairière, Josiah aperçu d’abord les quelques enfants qui jouaient à l’entrée du village. Pour les plus grands, il avait dû les connaître alors qu’ils étaient bambins, mais il lui était impossible de les reconnaître. Derrière eux toutefois, il reconnu sans mal le visage d’une mère qui elle, avait à peine vieilli, en l’espace de neuf ans. Son pas se fit plus lent encore, d’émotion, alors qu’il commençait à tous apercevoir. Nombreux villageois se pressaient vers la lisère devant laquelle Nasiya et Josiah avaient choisi d’apparaître. Aucun n’avait l’air tout à fait étonné de les voir là, comme s’ils s’étaient attendus à leur arrivée. Seuls les enfants paraissaient tout à fait excités, les pointant du doigt en riant.
La foule se rompit pour laisser apparaître une jeune femme que Josiah avait un jour décrit comme la plus belle de toutes les créatures qu’il avait pu rencontrer dans sa vie. Elle marchait au moins aussi lentement que lui, et le dévorait du regard. C’est quand il n’y eut plus que quelques mètres entre eux qu’ils pressèrent tous les deux le pas pour se jeter dans les bras l’un de l’autre. Josiah en eut les larmes qui lui montèrent aux yeux, alors que Nuscaa lui disait quelques mots doux à l’oreille. « ¡ Son tres meses que te estoy esperando cabron ! ¡ Tres meses que vi en mis sueños a mi pantera tatuada llegando aqui con su bailarina de fuego ! » Josiah éclata d’un rire franc, alors qu’il laissa Nuscaa s’extirper de ses bras, pour qu’il puisse la regarder. Cela faisait certainement trois mois que l’idée du Mexique avait effectivement émergé dans leur couple. Nuscaa ne vivait pas au village d’ordinaire ; quand ils s’écrivaient, deux ou trois fois par an, il envoyait son hibou à Oacaxa. Elle était venue pour lui, cette grande folle. Elle s’écartait de lui désormais, pour regarder le guépard. « ¿ Y entonces ? ¿ Eres tu la bailarina ? », lui fit-elle.
Entends-tu au loin, le chaman qui crie à ses dieux ?
Je bondis devant, direction l’Est, les pattes frémissant, le corps vrombissant d’adrénaline. La terre semble se fondre sous mes pas, mon odorat est assailli par mille et unes odeurs, l’air s’engouffrant de plein fouet dans mon museau. Josiah a un temps de retard, comme bloqué sur place, et je n’ai pas besoin de tourner la gueule pour savoir qu’il a la tête d’un homme qui aurait aimé m’avoir sous ses yeux quelques minutes de plus. Je lâche un rire, qui doit résonner en un feulement agité, et ma foulée se presse inconsciemment. Il faut que je sois attentif, pourtant, à ne pas qu’il me perde – alors malgré l’envie qui me démange, jusqu’au fin fond de mes tripes, de laisser mes muscles se déplier et de fuser droit devant, je ralentis la cadence. Je l’entends arriver, dressant les oreilles, et bientôt son pas pressé vient se caler sur ma démarche ralentie. Il semble avoir repris ses esprits, et mon rire me reprend presque.
Il m’explique pour le village, un peu plus au moins, pour savoir ce qui m’attend. Je gronde un peu, plissant le museau, quand il révèle que le principe de base, c’est de se la fermer. À croire que mon propre aimé ne me connaît pas – depuis quand mes lèvres savent-elles rester closes ? Peut-être, finalement, que passer tout le séjour sous cette forme, où je ne peux qu’écouter sans ouvrir la bouche, serait une meilleure idée. Surtout s’il me faut baragouiner de l’espagnol. Quelques bribes de la langue me sont restées des voyages, des mois passés auprès de tel ou tel amant, mais c’est le portugais qui m’aurait avantagé. À y rajouter quelques terminaisons en -o, et moins de -ch, on devrait peut-être y arriver.
Mon pelage semble se dresser sur mon corps alors que j’entends, enfin, les échos de voix d’humains que l’odeur de sang m’avait révélé. Je tourne la tête vers Josiah, mes fentes noires pétillant de hâte, et ce n’est qu’en le voyant accélérer le pas, pour bien être à mon niveau, que je réalise combien ma foulée s’est légèrement activée. J’aimerai qu’il soit là, avec moi, sous cette forme, et que nos corps puissent courir sans relâche, nos pattes retomber sur le sol, mes griffes s’accrocher dans son pelage. Même comme cela, ma vitesse aurait probablement surpassé la sienne.
Toutes pensées s’évaporent de mon esprit, seulement, lorsqu’enfin les arbres se font plus maigres, et le ciel plus visible. J’entends des bruits, des chuchotements, des pas qui se pressent, et mes membres arrêtent presque d’avancer. Mon corps se fond entre les branches, écrasant sans difficulté les feuillages à mon niveau, et Josiah écarte à bout de bras ce qui lui entrave le chemin. Enfin, la clairière se révèle à nous. Mon museau se plisse, mes yeux se rétrécissent, alors que le soleil nous éblouit quelques instants, et un miaulement m’échappe, signe, sûrement, de mon appréciation.
L’endroit, déjà, pèse sur mon corps, semble vouloir s’y frotter, me murmurer que j’arrive en terre chargée, en terre habitée, en terre magique. J’ai le pas qui se ralentit, mes mouvements encore davantage entravés, et je serre la mâchoire. Je plante mes griffes dans le sol, des tiraillements me prenant dans les pattes avant ; je relève la tête vers Josiah, prêt à feuler, mécontent. Est-ce normal, cette réaction ? Dois-je reprendre forme humaine ? Tout feulement se perd au fond de ma gorge, lorsque mes yeux tombent sur son visage, bouleversé. Je force mon geste, me déplaçant avec difficulté en sa direction, l’envie terrible de lui saisir la main, de placer des doigts réconfortants sur son dos me percutant. Il regarde, partout autour de lui, semblant reconnaître ça et là un visage, un sourire, des prunelles, et ses expressions se font d’autant plus troubles. Je ne dis rien, toujours rien, un peu en recul, frémissant de le voir ainsi. Qu’a-t-il vécu, à cet endroit, pour être ainsi ? Il m’a bien raconté, ça et là, des anecdotes de ce voyage ici, au détour d’une discussion, blottis l’un contre l’autre dans nos lits brinquebalants de Londres grise. Son matelas était plus doux que le mien, et souvent plus propice aux élans de discussions dignes de carnets de voyage. Il n’a pas tout dit, pourtant, parce que tout ne se raconte pas – tout n’est pas dicible, non plus. Les mots n’existent pas forcément.
Et à son visage qui se tord, les larmes qui le prennent, lorsqu’une femme brise la foule, marchant d’une lenteur affolante vers lui, puis bien plus vite, puis presque au pas de course, je frémis plus fort encore. Aucune jalousie, aucun frisson autre qu’un amour puissant pour cette femme, qui doit être de celle que chacun ne peut qu’aimer, pour que Josiah la considère ainsi.
Ce doit être Nuscaa.
Il m’a dit qu’il lui parlait encore, mais elle n’est pas censée être là. Elle ne vit pas ici, je croyais. Jeu du destin, coïncidence suprême, coup monté ? Peu importe – le moment est là, dans le présent, et leur étreinte est belle. Ils se regardent, ils rigolent en se matant, ne se quittant pas, hors de question, et je ne comprends rien à ce qu’elle raconte, ses mots défilant trop vite. Elle se tourne vers moi, pourtant, ses yeux me détaillant, et je me sens frissonner.
- Mis sueños no me han dicho que la bailarina estaba un guepardo. Vas a volverte, cariño?
À peine a-t-elle lâché sa question, la langue pétillante, que son ton, ses mots, que sais-je, quelque chose par elle semble faire relâcher toute la pression qui s’accumulait sur mon corps animal, m’empêchant de faire trop de geste. Et, enfin, je peux m’approcher d’elle, tendant un museau curieux en sa direction. Puis-je me transformer, là, ici, vêtu seulement d’un tissu peu couvreur ? Mes pupilles couvent son visage, ses expressions, et sa main, avec une tranquillité certaine, vient capturer mon crâne. Elle caresse mon pelage, lentement, sourire aux lèvres. Alors, visualisant ma forme humaine, mon corps grand et noir, mes yeux coquins et taquins, mes lèvres pleines, je ferme les paupières, fais trois pas en arrière. D’un jeu d’épaules, concentré, je reprends enfin forme. Le sourire qui se révèle sur mon visage est éclatant, mes yeux pétillants, outils presque assez efficaces pour cacher ma quasi-nudité, alors que je me rapproche d’elle pour saisir sa main, y déposant un baiser. Elle éclate de rire, secouant la tête.
- Ah, qué entrada!
Et, gardant ma main dans la sienne, prenant celle de Josiah dans l’autre, elle nous adresse un sourire tendre. Déjà, ses pas nous guident vers le village, et ses paroles s’enchaînent, mon oreille tendue vers elle, cherchant dans ses dires des mots connus. Je me laisse porter, finalement, la main serrée dans celle de cette inconnue, qui m’a prise à elle sans rien demander. Déjà, mon coeur est bien trop gonflé, et mes yeux dévorent tout ce qui nous entoure.
Enfin, nous sommes arrivés. Enfin, l’aventure commence. Guide-nous donc, Nuscaa, nous avons beaucoup à te demander.