Existe-t-il instant plus exaltant, sensation plus galvanisante que les corps fiévreux d’un parterre d’anonymes transporté par sa musique ? Ma musique. Mes textes. Mes riffs. Et l’énergie de tout le groupe pour les porter. Pressés devant la scène, les yeux remplis de ces lumières qui illuminent la grande salle, les élèves bondissent, marquent chaque temps appuyé par la grosse caisse et dressent le poing en répétant le refrain avec nous. Ici, derrière ma guitare, entouré de mes gars, admiré par la foule, je me sens pousser ces ailes sans lesquelles je ne saurais plus avancer. L’adrénaline pulsant dans mes veines, le stress du premier morceau s’atténue note après note rien qu’à voir la réaction du public. Sur mon piédestal, je laisse courir mon regard sur ces visages qui nous observent, incarne ce rockeur sévère qui les écrase sous la brutalité de sa musique. Le bleu de mes iris fait s’enflammer les jeunes filles qui le croisent, effraie quelques-uns parmi les plus jeunes, agace des professeurs qui semblent s’offusquer de notre présence. Je me délecte de toutes les réactions, m’en nourris pour donner chaque cri que je livre derrière mon micro. Tout sauf l’indifférence. Tout sauf l’indifférence.
Les têtes se balancent. Les guitares se violentent. Et le tempo se maintient jusqu’à une pause toute aussi brutale. L’accalmie illusoire au cœur du morceau me permet de délaisser un instant nos rythmes effrénés pour donner vie aux animaux des quatre maisons. Les corps de lumière pale s’élèvent dans le noir. Devant moi, tous les regards des spectateurs s’élèvent, observent les formes lumineuses qui ondulent entre les murs de pierre. Le cœur gonflé de cet orgueil qui me prend quand je sens poindre notre triomphe, je balaye de nouveau la foule des yeux. Et c’est alors que je la vois.
Immédiatement, mon regard s’aimante au brun profond de ses prunelles et mes pulsations s’arrêtent, comme prisonnières d’une seconde qui s’étire jusqu’à la déraison. Je me tétanise un instant, cligne des paupières pour m’assurer que la vodka de Xaver avant le concert n’a pas altéré mon jugement. Mais c’est bien elle, majestueuse dans sa robe rouge, et le regard planté sur moi comme s’il pouvait m’atteindre en plein cœur. Mon souffle s’alarme, troublé par les souvenirs qui se précipitent tous ensemble, et cette certitude qui me frappe maintenant alors qu’elle ne m’avait pas une fois effleuré cette nuit-là : @Hekate R. Murphy est une sorcière, et professeure à Poudlard, de surcroît.
L’incongru de la situation dessine un drôle de sourire sur mes lèvres avant que son clin d’œil ne vienne raviver toutes les ardeurs que ses doigts ont ancré sous ma peau il y a quelques semaines. Une nuit qui m’a troublé plus que je ne parviens encore vraiment à le comprendre. Une nuit que j’étais certain de ne jamais réitérer. Et pourtant, à la regarder ce soir, je me surprends à sentir au creux de mon ventre un désir que l’étincelle dans ses yeux ne cesse de raviver.
Perdu dans mes pensées, j’en oublie presque le concert qu’Andreas me remet dans la gueule en un levé de batterie. Recouvrant mes esprits, je me remets à maltraiter les cordes de ma guitare avec une hargne décuplée par le seul fait de savoir Hekate dans la pièce. La fin du morceau se veut épique jusqu’à son arrêt brutal et le cri de Xaver auquel répondent les élèves qui font trembler les murs de Poudlard. De nouveau dans mon rôle, j’assène au directeur mon regard le plus provocateur avant de me lancer dans la suite du concert. Car je n’ai pas encore fini de marquer cet endroit.
Morceau après morceau, nous nous accaparons près d’une heure à nous seuls, laissons tomber les vestes après trois titres pour cesser de cuire sous les projecteurs installés pour l’occasion. Manches relevées sur les coudes, nous suivons à la lettre la setlist décidée avec les organisateurs du bal. Nos morceaux les plus engagés ont été écartés, comme mes textes les moins prudes. Mais nous avons accepté sans rien dire pour le seul intérêt de nous voir jouer à Poudlard, car être invités ici est de loin la plus belle publicité que nous pouvons nous faire.
Le concert m’embarque avec une facilité déconcertante. Les réactions des gamins m’électrisent et je leur rends chaque ardeur qu’ils font irradier vers moi. Pourtant, je ne peux m’empêcher de revenir à Hekate et de chercher trop fréquemment dans la foule le drapé de sa robe rouge qui fait ressortir la noirceur de ses cheveux. Sans jamais me perdre dans des gestes explicites, je la gratifie d’attentions nombreuses. L’ombre d’un sourire. Un plissement de paupière. Des dizaines de regards, surtout que je pose incessamment sur elle, me rappelant ses formes que j’ai gravées au creux de mes paumes, fait frissonner sous la douceur de mes lèvres. Je me souviens de chaque souffle, de chaque geste, de chaque envie qu’elle ravive ce soir rien qu’à se tenir devant moi. Devrais-je m’inquiéter de cette tension qui me prend à m’imaginer l’approcher une nouvelle fois ?
Soudain, Xaver lance un dernier cri. L’explosion finale signe la fin de notre dernier morceau et le spectacle grandiloquent s’achève sur un triomphe que je n’espérais même pas si grand. Les applaudissements résonnent dans toute la grande salle, rebondissent dans les couloirs jusqu’à l’autre bout du château. Le corps en sueur mais le sourire aux lèvres, je me tourne vers le reste des membres pour partager avec eux cette liesse qui s’enhardit dans nos poitrines. Le regard de Zven luit d’une joie que je n’avais plus vue depuis longtemps. Je tente de ne rien laisser paraître mais j’exulte à l’intérieur. Il se passe quelque chose ce soir, quelque chose que je n’ai même pas osé souhaiter. La réaction de ces gosses est trop belle. L’occasion est inouïe et notre pouvoir sur eux décuplé pour un soir. Juste un soir…
Andreas, derrière sa batterie se lève, baguettes en l’air, pour saluer la foule. Les applaudissements redoublent et les sourires de tout le groupe leur répondent. Pourtant, mon visage à moi s’est déjà refermé.
- Ich will. Ma voix grave résonne dans toute la grande salle, faisant s’arrêter presque net les acclamations qui continuaient. Sur la scène, tous les gars se tournent vers moi, posté bien droit derrière mon micro. La surprise se lit sur leurs visages, leur incompréhension dans ces mots qu’ils ne disent pas. Mais je ne les regarde pas. - Ich will. Stupeur parmi les organisateurs. Tous savent très bien ce que je m’apprête à faire. Je les ignore autant que les regards interrogatifs des autres membres du groupe qui comprennent lentement ce que je suis en train de faire. - Ich will. Ce morceau nous a été interdit. Trop engagé. Trop tendancieux. Trop politique. On n’y parle pourtant ni de guerre, ni de sang. Mais il n’a pas sa place dans un bal de Noël. Pas sa place, disent-ils ? Alors pourquoi invitent-ils l’un des groupes les plus politisés du monde sorcier au cœur de Poudlard ? - Ich will. Je tourne le regard vers Zven qui s’est mis à me suivre et bientôt, ce sont les notes du clavier d’Allan qui percent dans le silence ambiant. Un demi-sourire étire le coin de mes lèvres alors que je croise les yeux de Xaver qui semble approuver plus encore que les autres cette rébellion à peine voilée. Seuls les organisateurs du bal savent qu’un rappel n’était certainement pas prévu, et encore moins via cette chanson. Mais pour les enfants, ce n’est que la suite logique de notre spectacle.
Chanson "Ich Will":
Ich will (Je veux) Ich will (Je veux) Ich will (Je veux) Ich will (Je veux)
Ich will dass ihr mir vertraut (Je veux que vous me fassiez confiance) Ich will dass ihr mir glaubt (Je veux que vous me croyiez) Ich will eure Blicke spüren (Je veux sentir vos regards sur moi) Jeden Herzschlag kontrollieren (Je veux contrôler chaque battement de coeur)
Ich will eure Stimmen hören (Je veux entendre vos voix) Ich will die Ruhe stören (Je veux déranger le silence) Ich will dass ihr mich gut seht (Je veux que vous me voyiez bien) Ich will dass ihr mich versteht (Je veux que vous me compreniez)
Ich will eure Phantasie (Je veux votre imagination) Ich will eure Energie (Je veux votre énergie) Ich will eure Hände sehen (Je veux voir vos mains) In Beifall untergehen (Je veux me noyer dans vos applaudissements)
Seht ihr mich (Me voyez-vous ?) Versteht ihr mich (Me comprenez-vous ?) Fühlt ihr mich (Me sentez-vous ?) Hört ihr mich (M'entendez-vous ?)
Könnt ihr mich hören (Pouvez-vous m'entendez ?) (Wir hören dich) (Nous t'entendons) Könnt ihr mich sehen (Pouvez-vous me voir ?) (Wir sehen dich) (Nous te voyons) Könnt ihr mich fühlen (Pouvez-vous me sentir ?) (Wir fühlen dich) (Nous te sentons) Ich verstehe euch nicht (Je ne vous comprends pas)
Ich will (Je veux) Ich will (Je veux) Ich will (Je veux) Ich will (Je veux)
Wir wollen dass ihr uns vertraut (Nous voulons que vous nous fassiez confiance) Wir wollen dass ihr uns alles glaubt (Nous voulons que vous nous croyiez) Wir wollen eure Hände sehen (Nous voulons voir vos mains) Wir wollen in Beifall untergehen, ja (Nous voulons nous noyer dans vos applaudissements, oui)
Könnt ihr mich hören (Pouvez-vous m'entendre ?) (Wir hören dich) (Nous t'entendons) Könnt ihr mich sehen (Pouvez-vous me voir ?) (Wir sehen dich) (Nous te voyons) Könnt ihr mich fühlen (Pouvez-vous me sentir ?) (Wir fülhen dich) (Nous te sentons) Ich verstehe euch nicht (Je ne vous comprends pas)
Könnt ihr uns hören (Pouvez-vous nous entendre ?) (Wir hören euch) (Nous vous entendons) Könnt ihr uns sehen (Pouvez-vous nous voir ?) (Wir sehen euch) (Nous vous voyons) Könnt ihr uns fühlen (Pouvez-vous nous sentir ?) (Wir fühlen euch) (Nous vous sentons) Wir verstehen euch nicht (Nous ne vous comprenons pas)
Ich will (Je veux) Ich will (Je veux)
Coups de caisse claire. Nos médiators s’abattent de nouveau sur les cordes. Rythme presque martial. Voix basses et rauques. L’ambiance s’alourdit légèrement et pourtant, le groupe de fans aux pieds de la scène semble s’embraser avant même le premier refrain. Oh, ils connaissent le titre… Ils l’attendaient même sûrement tant il est devenu indispensable à chacun de nos concerts. Et je ne laisserai pas Poudlard me l’enlever. Pas quand je vois les réactions de ces jeunes.
Xaver se dépasse, joue sur scène à enflammer le public, attiser la fièvre qui se diffuse petit à petit jusqu’au fond de la salle, faisant signe des mains pour que les gamins chantent plus fort pour ce dernier morceau. Et le refrain fait s’écrouler la dernière digne qui les retenait. - Könnt ihr mich hören? - Wir hören dich! - Könnt ihr mich sehen? - Wir sehen dich! - Könnt ihr mich fühlen? - Wir fülhen dich! - Ich verstehe euch nicht!
Jusqu’à la dernière note, la dernière gerbe de flammes, nous gardons les élèves au creux de nos mains, tenus dans cette emprise que nous ne relâchons qu’une fois le dernier accord achevé. Acclamés comme quelques minutes plus tôt, nous abandonnons nos instruments pour nous rejoindre tous les six sur le devant de la scène et applaudir les enfants à notre tour. Alors, Xaver lève le poing en l’air et nous l’imitons, héroïques, au cœur de Poudlard. Une dernière fois mon regard se pose sur Hekate, s'attarde sur elle quelques instants, flamboyant de cette ardeur qui ne me quittera pas pendant des jours entiers. Un sourire triomphal étire les commissures de mes lèvres alors que je reprends une dernière fois mon masque avant que les lumières ne nous replongent dans l'ombre. Que @Severus Rogue nous fasse taire après un cri de cette ampleur ! Le nom de Reißen ne quittera plus jamais cet endroit.
Les éclats brûlants des jeux de lumières font glisser leurs chatoiement pâles sur les cheveux, le tissu des robes et des costumes, habillant momentanément, en de puissantes embardées, les murs de la Grande Salle d’un flot de silhouettes dansantes. Sans le métal allemand qui pulse à ses oreilles et dont les baffes viennent faire trembler le sol jusque sous ses pieds, on aurait presque pu se croire à un sabbat. Il ne manquait plus qu’un verre plein d’hydromel ambré, à milles lieux du goût - pas désagréable certes - mais pas folichon non plus du jus de citrouille.
L’euphorie grandit à chaque instant, à chaque nouveau riff joué par les guitares endiablées. La foule qui l’entoure reprend en coeur les paroles assassines, sourdes et martiales, que l’allemand ne parvient pas à adoucir. Le premier rang, juste devant la scène s’embrase, scande les paroles à peine sont-elles prononcées. Ils connaissent tout. Jusqu’à la moindre inflexion de la voix du chanteur, enfiévré par l’emprise qu’il sent se jouer sur les invités. Si, à en juger par les visages surpris, il s’agit d’un ajout impromptu du leader, le succès n’en est que plus fort. L’adulation se fait plus immense encore, gravant un peu plus ce bal dans l’histoire de Poudlard. Rares, sans doute, avaient été les fois où le château avait vu son calme bouleversé aussi intensément depuis le millénaire où il dressait ses tours dans la brume écossaise.
Et elle n’a d’yeux que pour lui. Triomphant, derrière sa guitare noire où flambent en reflet les effets de lumières. Ses doigts maltraitent les cordes, pincent les accords. Ces mêmes doigts qui, des jours auparavant, ont su jouer du même effet sur les frissons qui hérissaient sa peau à la sensation de ses lèvres sur les siennes. A sa vue, la morsure de ses reins resurgit, plus brûlante et plus violente encore que ce à quoi elle s’était attendu. Pourtant, ce soir, elle ne pouvait prétendre que l’alcool était seul responsable de sa faiblesse. Bien évidemment, à l’annonce de la venue de Reissen, elle s’était attendue à ce que reviennent en sa mémoire les souvenirs de leur nuit. Rien de plus normal. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était le désir insensé de retrouver sous la chaleur de ses paumes la dureté de ses épaules pour contraster à la douceur de ses baisers.
Le dernier vibrato de la voix grave de Xaver éclate entre les murs, et une vague d’acclamations submerge tout, écrasant sous sa puissance les potentiels récriminations des organisateurs de la soirée alors que chacun repose son instrument pour s’approcher du bord. Hekate elle même ne peut s’empêcher d’applaudir, transie d’un autre feu que celui qui a fait briller la scène pendant presque une heure. Son trouble ne se dissipe qu’un instant, le temps pour elle de dévisager l’homme qui se tient aux côtés d’Engel, et dont la silhouette longiligne paraît taillée à la faux. Allan. Bordel. Il avait quitté Poudlard en adolescent sang pur et timide, presque effacé, et voilà qu’il faisait son retour en homme glorieux, adulé au sein d’un des groupes les plus controversés du monde sorcier. Si elle était fière de lui ? Evidemment. Lorsqu’elle avait assisté à l’un de leurs premiers concerts dans l’atmosphère enfumé d’un pub, alors même qu’elle venait de sceller de ses voeux son mariage et de quitter les bancs de l’école, elle lui avait fait signé une serviette, arguant qu’un jour, il deviendrait célèbre. Elle avait eu raison.
(…)
La musique s’était arrêtée depuis plusieurs minutes maintenant, et aux accords brutaux avaient succédé les conversations animés des élèves. Le nom de Reissen était apparemment sur toutes les lèvres, de ce qu’elle pouvait entendre, et pour la plupart accompagné d’un sourire enthousiaste. De toute évidence, les gamins avaient moins de mal à accepter la teneur des paroles dont ils venaient de se saouler. Sans doute était-ce parce que la plupart ne comprenait de l’allemand que le banal “ Guten tag ”, ou bien parce que le frisson d’entendre un groupe aussi décrié au sein d’une école aussi prestigieuse annihilait tout le reste. Non. Non. Ils étaient des enfants. Bien éloignés de toutes préoccupations politiques.
Hekate avait quitté le milieu de la pièce pour se réfugier sur le côté gauche, se frayant un passage avec l’aide de petites tapes dans le dos jusqu’au buffet grouillant de monde. Elle prit quelques secondes pour en détailler ce qu’il offrait. Evidemment. Jus de citrouille. Eau citronnée. Pas même la moindre bierraubeurre à l’horizon. Une petite voix lui soufflait que ce concert aurait été d’autant plus appréciable si il lui avait été possible d’alimenter l’alcoolisme latent sur lequel elle fermait volontiers les yeux. Chaque chose en son temps. D’abord, elle réfléchissait à son poste, à la manière de tenir ici, et à ce qui l’empêchait de démissionner sur le champ. Par la suite, peut être qu’un jour elle accepterai de se pencher sur le pourquoi elle s’acharnait autant à remplir ses veines d’éthanol. Mais pour le moment, ça n’était pas au programme. Encore moins envisageable compte tenu du sabbat qui s’annonçait.
A cours de choix, et la gorge sèche, elle opta pour un jus de citrouille. Choix qu’elle regretta immédiatement en voyant le liquide visqueux rouler dans un verre immaculé. Ses lèvres rouges épousèrent la forme du verre alors que la sorcière le portait à sa bouche, embrassant la foule du regard. Sucré. Trop sucré. Ses récriminations contre le pauvre jus de citrouille qui n’avait rien demandé à personne s’arrêtèrent net sous la vision d’une chemise blanche, là bas, près de la scène. De sa place, elle pouvait observer le très léger reflet argenté des chandeliers dans les anneaux qui ornaient ses oreilles. Bauer. Et la revoilà, la pression étouffante qui lui ceint la poitrine. Cette même pression qui obligent ses jambes à reprendre leur mouvement alors que les jointures de ses doigts blanchissent sous la poigne qu’elle sert sur son verre.
A mesure qu’elle s’approche, elle en devine les muscles qui jouent sous le tissu blanc de la chemise, et sous laquelle se dessine parfois, en transparence, la noirceur des tatouages sur sa peau. Il range les instruments, entouré des autres, et pourtant égoïstement, elle ne voit que lui. Les regards, échangés depuis la scène, la confortent dans l’idée qu’elle sera la bienvenue. Et quand bien même cela n’aurait pas été le cas, elle ne peut résister à l’opportunité de le voir ainsi, à peine sorti de scène, encore galvanisé par les cris d’extase de la foule, loin de l’atmosphère étouffante du bar où ils s’étaient rencontrés.
“ Bonsoir, Engel.”
Un frisson, à son prénom, auquel succède un sourire. L’intonation de sa voix s’est faite caressante, d’un velours doux, sans même qu’Hekate n’y fasse attention. Pendant une nuit, une simple nuit, elle avait pris l’habitude de susurrer son prénom. Jamais elle n’avait pensé que l’habitude reviendrait aussi vite.
“ Si tu voulais me revoir, il fallait me le dire… Organiser tout un concert uniquement dans ce but, c’est d’un tape à l’oeil…”
- Ha ha haaa ha ha ! J’arrive pas à croire que t’aies fait ça ! La claque que je reçois dans le dos fait vibrer tous mes muscles alors que mon sourire s’étire largement à entendre le rire de Zven, bientôt repris par le reste des gars quand nous descendons de scène. - Les têtes médusées des mecs, putain… T’es complètement malade ! - Je crois qu’on est bon pour oublier l’idée d’être de nouveau invités pour la fête de fin d’année… ajoute Xaver. Nouveaux éclats de rire, et je les rejoins malgré l’adrénaline qui peine à quitter mes veines. Ce dernier morceau était une folie, une prise de risques peut-être inconsidérée tant je connais l’influence des têtes pensantes de Poudlard dans ce maudit pays. Mais la réaction des enfants ne peut mentir… Ils étaient avec nous ce soir et en finissant sur ce titre, nous les avons assurés que nous étions là, prêts à les épauler, prêts à tenir la barre pour les tirer de l’atmosphère délétère qui s’est emparé de la Grande Bretagne depuis la fin de la dernière guerre.
Oh ! Je ne me voile pas la face. Je sais que beaucoup parmi ces mômes n’ont aucune idée du message que nous véhiculons à travers nos chansons. La plupart des professeurs non plus, d’ailleurs : nos textes en allemand ont leur lot de conséquences. Mais ce n’est pas le plus important ce soir, car nous avons gagné l’admiration de ces gamins. Nous avons gagné leur sympathie à coups d’accords de guitare saturés et de jolis effets de lumière, de quoi les influencer plus tard, certains d'entre eux tout du moins. Nos manières ont déplu à quelques uns, c’est évident. Mais je sais que le gros de cette foule a lâché prise, un moment au moins, battu légèrement du bout du pied, marqué le rythme d’un petit mouvement de la tête. C’est tout ce que j’espérais. Tout ce que je voulais. Car ce concert n’est qu’un début, la première pierre d’un projet bien plus grand que nous avons tous les six en tête depuis maintenant de longs mois.
Galvanisé par la fin du concert, Xaver ressort la bouteille de vodka de la caisse à instrument où il l’a planquée et ressert une tournée générale que nous avalons tous cul-sec. Les rires et les accolades se poursuivent jusqu’à nous laisser lentement redescendre de nos sommets. Notre premier (et sûrement dernier) concert à Poudlard est une réussite indéniable et je crois que nous avons tous bien mérité la liesse dans laquelle nous nous perdons pendant ces quelques minutes.
Loin des regards, nous nous abandonnons à cette communion qui n'existe qu'entre nous, dans ces moments hors du temps qui suivent nos meilleurs concerts, ces soirs où nous nous rappelons pourquoi nous avons pris ces risques à vingt ans, pourquoi nous avons tenté cette aventure en Angleterre, et pourquoi nous ne nous voyons rien faire d'autre que cela, notre musique, notre oeuvre, au milieu de ces gens qui ne peuvent s'empêcher de nous regarder, qu'importent ce qu'ils en pensent. Trop peu de monde connaît cette sensation-là. J'en suis tombé amoureux dès l'adolescence. Je n'en ai jamais eu assez depuis.
Puis, nous partons chacun de notre côté pour aller prendre soin de notre matos. Le regard alerte , je récupère la housse rigide de ma guitare que je range toujours avec une précaution manifeste, mais cette fois, mes gestes sont pressés et mes yeux peinent à se maintenir sur ce que je fais car je ne cesse de la chercher au loin, cette robe rouge que j’ai aperçue depuis la scène et qui refuse de quitter mon esprit depuis. Je sais qu’elle est là, quelque part dans cette foule aux vêtement proprets. Je sais qu'elle m'a reconnu. J'ai vu son sourire depuis la scène. Et je sais que je ne m’autoriserai pas à quitter cet endroit avant de l’avoir revue.
Hekate. Fallait-il qu’elle soit une sorcière ? Fallait-il que la seule femme à s’être accaparé un trop grand nombre de mes pensées depuis des temps immémoriaux soit du même monde que le mien ? Tout le mystère qui l’entoure me rend encore incapable de dire s’il s’agit là d’un miracle ou d’une malédiction. La magie a toujours été pour moi un cadeau empoisonné dont je n’ai pourtant jamais eu le courage de me défaire. Quasiment moldu dans mon quotidien, ivre de pouvoirs une fois sur scène, mes sortilèges tapageurs jurent avec la sobriété du reste de ma vie. Mon existence reste teintée par cette amertume de me savoir bien loin des grands mages de ma génération. Aurais-je aimé que Hekate ne sache rien de cette aigreur qui m'habite ? Aurais-je préféré qu’elle ignore ces failles de mon caractère, qu’elle ne voie jamais que l’homme qu’elle a rencontré dans ce bar sans se douter des griefs qu’il entretient avec toute une partie de lui ? Car, en acceptant de la laisser m’approcher bien qu’elle soit de la même nature que moi, je prends le risque de lui faire voir un jour tout ce que les moldues ne peuvent jamais soupçonner.
Ou devrais-je au contraire me sentir libéré de pouvoir donner à une femme l'occasion de me connaître dans toutes mes complexités ?
Claquement de langue incertain. Je dépose ma guitare dans un coin et entreprends de virer petit à petit les différents amplis utilisés sur scène. Tous les gars s’activent. Chacun sait ce qu’il doit faire. L’organisation est rodée depuis longtemps.
Soudain, un frisson me dévale la colonne et je sursaute, un ampli dans les mains, pour relever les yeux sur la silhouette magistrale que je dévorais encore quelques minutes plus tôt. Mon cœur se fracasse contre mes côtes alors que je me redresse avec une lenteur infinie quand je la reconnais. Elle est là, magnifique dans sa robe sanguine, aussi conquérante que cette nuit où je l'ai rencontrée, avec la même étincelle dans le regard, et le mien se perd dans une admiration que je peine à cacher. Mon prénom murmuré encore entre ses lèvres fines… Je crois que je ne me lasserai jamais de l’entendre me le dire, et un sourire illumine mon visage quand je reprends enfin le contrôle sur mes sens en ébullition. - Hekate… Voilà tout ce que je parviens à lui répondre, comme si ma seule réaction lui avait déjà dit tout le reste. Ma joie de la revoir est manifeste, si évidente alors que je ne cherche même pas à la lui cacher. Elle non plus d’ailleurs à en croire l’amusement que je lis sur l’expression de son visage, et je m’enivre de savoir qu’en plus de se trouver là, c’est elle qui est venue me trouver, elle qui s’est faufilée entre les enfants pour venir me débusquer à notre sortie de scène. La pointe de fierté que j’en retire se noie dans le bonheur simple de nous voir tous les deux ici, nous qui n’avons rien fait pour nous permettre de nous retrouver après cette nuit que j’ai ressassée jusqu’à la déraison.
La pique qui suit me fait sourire plus largement encore alors que je gonfle la poitrine comme un coq avant une nouvelle joute. L’ampli toujours dans les bras, je lui réponds sur un ton aussi joueur que le sien : - J’aime faire les choses en grand, c’est dans mon caractère. Tout sauf l’indifférence, te souviens-tu Hekate ?
Levant un sourcil, je lève alors un coup le visage pour désigner le grenat de sa robe. - Mais je ne semble pas le seule à aimer attirer l’attention. Mon ton n’est pas mesquin, pas plus que mon regard qui ne cesse de louer ses charmes maintenant qu’ils sont de nouveau à ma portée. Moi qui pensais avoir idéalisé la beauté de cette femme dans les vapeurs d'éthanol, je me reprends en pleine face toute la splendeur de ses atours, et mon cœur bat d’un rythme trop lourd dans mes tempes pour tenter de réveiller mes esprits qui m’embrument. Mais c’est peine perdue. - Elle est très belle, ajouté-je avec une simplicité surprenante. La robe, bien entendu.
Seulement la robe.
Tout à coup, c’est une voix allemande qui résonne dans mon dos et Zven débarque avant même que je n’ai pu ajouter un mot. - Engel, qu’est-ce que tu branles ? Tu viens filer un coup de m… Il se coupe de lui-même en remarquant la présence de Hekate et se met immédiatement à parler anglais pour se confondre en excuses. - Oh, pardon ! Je ne vous avais pas vue. Il lui tend une main amicale et sourit. - Zven Aldermann. Enchanté. Puis, il se tourne vers moi et doit lire quelque chose dans le fond de mes yeux car il poursuit sur un ton des plus neutres avec un très sobre : - Me dis pas que c’est elle ? Je ne fais que maintenir son regard, sans même lui répondre, et je le sens faire tous les efforts du monde pour s’empêcher de sourire alors qu’il ajoute : - Eh ben… Tu te fais pas chier, mon vieux. Et ses mains viennent récupérer l'ampli que je tenais, comme s’il venait naturellement le chercher pour le ranger avec les autres. Voilà des années que Zven utilise cette même technique de fouine pour venir quérir ses informations sans risquer d’alerter les filles qui m’accompagnent. Avec sa gueule d’ange et ses talents d’acteurs, le guitariste est capable de faire les commentaires les plus salaces tout en donnant l’impression qu'il ne fait que me demander mes clés de bagnole. Si peu de gens parlent allemand dans ces contrées que cet idiot s’en donne à cœur joie et je ne peux empêcher mes lèvres de s’étirer en un rictus discret alors qu’il reporte son attention sur Hekate. - Je vous laisse, dit-il avec toute l’affabilité dont il sait faire preuve. Heureux de vous avoir rencontrée. Puis il s’échappe, sans un regard complice, sans un clin d’œil suspect, comme si de rien n’était. Alibi parfait. Il s’en va comme un prince et je le suis des yeux une secondes avant de revenir à Hekate en priant pour qu’elle ne trouve pas mon sourire trop louche.
Me retrouver avec elle a une saveur étrange, grisante et imprédictible. Que sommes-nous censés nous dire, nous qui ne devions jamais nous revoir ? Comment débuter avec elle la moindre discussion sereine maintenant que chaque sensation qu’elle a provoquée en moi revient assaillir ma mémoire, tordant mes tripes à chaque clignement de ses paupières ? Alors qu’elle se tient devant moi, sublime dans sa robe de soirée, je sais que mon désir ne s’est certainement pas satisfait de cette seule nuit dans ses bras. Que dire, alors ? Que faire ? - Alors comme ça tu es une sorcière ? Et prof à Poudlard, de surcroît ! Lamentable, Bauer. Putain, trouve quelque chose ! Mais les paroles semblent s'évanouir toutes ensemble, comme terrassées par l'angoisse de sonner faux. Dans ma tête, les idées s'entrechoquent, se précipitent et se heurtent sans désigner de vainque.
Une seconde s’échappe, puis quelques mots enfin : - Je suis content de te revoir. Ah. Eh bien, voilà. Voilà qu'il nous fait un truc comme ça. La franchise, Bauer… Qui t'aurait cru capable de ça ?
Voilà qu’il était là, dos à elle, les bras chargés de l’ampli qui quelques minutes auparavant faisait trembler les lieux et qui maintenant se trouvait réduit au silence. Un instant, il lui sembla qu’à son tour, sa voix s’en était allée. Que dire, que faire, aux prémices de retrouvailles qu’ils n’avaient pas cherché à provoquer et qui pourtant s’imposaient à eux par une quelconque alchimie du destin. Pourtant, oh oui, plus d’une fois elle aurait souhaité le revoir pour retrouver l’espace d’une seconde ce qu’elle avait cru voir dans le bleu de ses yeux, obscurci de désir. Cette dévotion étrange que l’on ne vouait qu’aux inconnus rencontrés tard dans une nuit de solitude et qui venaient, le temps d’un clignement de paupières trop fragile, combler le vide, balayer l’angoisse. Cette admiration même qu’elle venait de retrouver au détour d’un échange de regard furtif alors qu’il était là, sur scène, ivre de pouvoir, de gloire et de toutes ces choses qui dissipent un instant le poids qui pouvait peser sur les épaules d’un homme.
Sa salutation lui paraît fade. Sa voix ténue en comparaison des baffes sourdes qui pulsaient dans la Grande Salle. Mais comment aurait-elle pu commencer autrement ? C’était d’une banalité affligeante en comparaison de ce qu’ils avaient pu partager. L’alcool n’y était pour rien, ce soir. Egoïstement, le voir sursauter au son de sa voix la fait sourire.
Son prénom. Le sien. La confirmation qu’elle n’a pas été oubliée, noyée dans le flot des femmes qui partagent son lit le temps d’une nuit. Il se souvient. Tout comme elle, dont le souvenir vivace s’est imprimé aussi bien dans le creux de sa mémoire que dans la chair de son corps, où ses mains se sont imprimées en d’invisibles empreintes. Son sourire lui tord l’estomac. Son coeur frappe encore et encore dans sa poitrine, à en faire concurrence à la plus brutale des batteries. Il se souvient. Et il se réjouit de sa présence. L’étincelle dans son regard à sa vue n’était donc pas une illusion perverse causée par le spectacle enflammé qui se jouait sur scène.
Les choses en grand ? Certes, il aurait été compliqué d’en douter. Etait-il déplacé de lui avouer là, au milieu de tous ces gens ignorant du secret qu’ils partageaient tout deux qu’à le voir ainsi elle aurait vendu jusqu’à son âme pour prendre entre ses bras la place de sa guitare ? De toute façon, elle était persuadée qu’elle n’avait pas besoin d’en toucher un mot. Leurs regards parlaient pour eux.
Du menton, voilà qu’il désigne la robe dont elle a décidé de se parer le soir même et à nouveau Hekate sent le rire secouer ses épaules.
“ Il fallait bien fêter votre venue comme il se doit, non ? ”
La révérence moqueuse qu’elle esquisse fait bruisser le tissu. Si on lui avait posé la question, alors la sorcière aurait elle nié qu’en sortant le vêtement de la housse où il dormait, bien à l’abri dans sa penderie, l’idée de son regard balayant sa peau n’avait pas fait naître dans ses reins le frisson délectable que seule son admiration pouvait susciter chez elle. Voilà qu’elle en devenait pathétique, à espérer son attention comme la plus médiocre des groupies, abandonnant fierté et dignité pour hurler son prénom au premier rang, quémandant un regard, une attention.
Mais pourquoi hurler ? Engel… Définitivement, ca n’était pas un prénom pour lequel on s’époumonait. Non. S’en était un qu’on laisse échapper, en un halètement suave. Rien de mieux qu’un soupir pour laisser éclater la chaleur des sonorités allemandes.
“ La robe te remercie. Elle te retourne le compliment. Tu es divin, ce soir.”
Et, malheureusement pour son pauvre coeur de femme troublée, elle n’avait pas tort. Hekate allait poursuivre, lui demander alors si il aurait préférée la voir se présenter affublée du sweat-shirt emprunté et qui trônait, soigneusement plié, sur le coin de son bureau, mais la conversation est brutalement coupée. Des mots allemands claquent, et son allemand un peu rouillé lui souffle une traduction qu’elle espère juste. “ Engel, qu’est-ce que tu branles ? Tu viens me filer un coup de m…”. Elle se mord la lèvre pour étouffer le rire nerveux à la pensée d’un “ moi bientôt, j’espère ” qui s’est inscrit en toutes lettres sous son crâne, hurlé par une petite voix qui émanait directement du fond de ses tripes. Bordel, Hekate. Par Morrigan, elle avait la chance qu’aucun de ses connards de collègues ne soit assez ennuyé pour s’essayer à farfouiller dans les pensées. Un tel comportement pourrait la faire renvoyer. Qui avait eu la drôle d’idée de lui confier la garde de jeunes enfants influençables.
“ Aucun problème.”
D’un mouvement de main, elle balaye les excuses formelles du guitariste. Adleman ? Aldermann ? Hekate était certaine d’avoir sa fille dans une de ses classes. La poignée de main échangée est ferme, et le sourire cordial.
“ Hekate Murphy. De même. ”
La conversation l’exclut à nouveau, basculant avec un naturel incroyable vers l’allemand. Sans broncher, elle écoute, dissimulant avec habileté l’amusement qui paraît vouloir étirer ses lèvres à l’entendre. Il avait donc parlé d’elle. Et en des termes élogieux, si toutefois on peut qualifier ainsi les mots qui doivent échanger les deux amis dans une conversation typiquement masculine. Mais quelqu’un lui avait dit un jour qu’il valait mieux cela à l’indifférence. Finalement, ils n’étaient pas si différents.
“ De même, Monsieur Aldermann. Je vais tâcher de ne pas vous emprunter Engel trop longtemps. Je m’en voudrais si vous deviez tout ranger seul. ”
Mensonge, elle ne promettait rien. Et ils pouvaient bien démonter l’intégralité de la grande salle seuls et à la seule force de leurs bras qu’elle n’en aurait rien eu à foutre.
Après l’interruption impromptue, retrouver un semblant d’intimité est étrange. Ca n’était pas un malaise. Plutôt un manque de mots. Reprendre la conversation est plus compliquée qu’elle ne l’aurait imaginé. C’est lui qui s’en charge, d’une phrase bateau qui pourtant la fait sourire.
“ Et oui. Tu ne croyais quand même pas que j’allais te dévoiler tous mes secrets le premier soir. Je ne suis pas une file si facile que ça. ”
Oh. Un silence. Il était content de la revoir.
Cette franchise brute la trouble bien plus que le moindre le mot, le moindre regard échangé jusqu’alors. Et celle fois, Hekate ne fait pas l’effort de réprimer le sourire sincère qui éclaire son visage. Si il subsistait quelques doutes concernant leurs retrouvailles, ils venaient de fondre comme neige.
“ Moi aussi, Bauer. C’est un lieu plutôt étrange pour se retrouver mais… Je suis contente. L'idée de te recontacter m'a effleurée mais la seule trace de toi que j’avais était sur mes hanches. ”
Un rire.
“ Alors j’ai attendu ce concert. Enfilé ma plus jolie robe. Et espéré que ce stratagème t’appâtes. Je suis ravie que tu sois aussi faible que je l’avais présagé. ”
Je ne crois plus m’être senti aussi con depuis des années, coincé dans mon déguisement trop propret, avec mon ampli dans les mains, bafouillant comme un ado devant la jolie fille de l’école. Et il fallait que cela se passe à Poudlard, évidemment ! Comme un pied de nez à toute la haine que j’ai pour cet endroit, voilà qu’il me permet de retrouver celle qui a hanté mes pensées au point que je m’effraie moi-même.
De nouveau face à elle, je retrouve tous ces détails que les semaines ne sont pas parvenues à me faire oublier. Son sourire taquin, ses yeux espiègles et la chaleur et son rire sont merveilleusement identiques à mon souvenir. Sa révérence me laisse une vue plongeante sur ses épaules que j’ai déjà dévorée toute une nuit. Et Hekate joue. Elle joue comme au Viper, ses lèvres frémissant d’un plaisir fourbe à me voir de nouveau tombé entre ses griffes. Et je ne réalise que maintenant que, contrairement à moi, elle savait que nous nous retrouverions ce soir. Comme c’est déloyal, Hekate… Comme ton sourire est déloyal. Comme cette robe est déloyale. Et comme j’aime pourtant me retrouver à nouveau pris dans tes filets.
Sous l’ambre de ses yeux de chatte, j’aimerais oublier toutes les peurs qui ont accompagné ces heures trop nombreuses à ressasser cette nuit de novembre où cette femme a percé toutes mes défenses. Mais elles sont restées, imprimées dans ma tête, incrustées sous ma peau, car je ne suis pas de ceux qui conçoivent les attaches, de ce que l’on contraint, de ceux que l’on dompte. On ne me revoit pas. On ne me rappelle pas. Je revendique ces distances depuis tant d’années que je ne sais même plus quand j’ai commencé à fuir. Et pourtant, je ne peux ignorer la chaleur qui emplit ma poitrine quand je rencontre une fois encore la pétillance du regard de l’Irlandaise.
Je sens mes joues qui s’empourprent à entendre son compliment et remercie soudain secrètement Schneider de ne pas avoir lâché l’affaire des costumes blancs. J’avais jugé son idée « très conne » la première fois qu’il l’avait évoquée. Le bougre ne s’est pourtant pas dégonflé : il y a longtemps qu’il a appris à faire avec mes humeurs de chien et à insister presque autant que moi quand je m’entête. Le soutien du reste des gars a eu raison de mon refus au fil des jours. Qu’ils ne s’attendent cependant pas à ce que je vienne avouer qu’ils avaient raison. Faut pas pousser…
En parlant des gars…
L’arrivée de Zven rompt notre petit moment hors du temps et il est soudain presque drôle de voir Hekate parler à mon pote avec toute l’affabilité du monde. Aucun jeu de séduction. Aucune provocation. Une putain de rencontre parent-prof ! L’Irlandaise devient l’élégance même, loin de la charmeuse à qui j’ai offert un whisky à la fin de l’automne. Je ne la pensais capable d’apparaître ainsi tant l’image qu’elle renvoie au guitariste me semble l’opposé de celle qu’elle m’a offerte dans le secret de notre nuit volée. Mais alors que tous deux poursuivent les présentations quelques instants, je réalise lentement qu’elle connaît sans doute la fille de Zven et savoir Hekate potentiellement si proche d’une partie de ma vie a quelque chose de presque dérangeant, comme si elle violait une part de mon intimité qu’elle n’aurait pas le droit de connaître avant que je ne l’y aie autorisée. Mes pensées se heurtent un instant à cette considération et je reste en retrait, un peu plus fermé.
Mais leur échange ne dure que quelques secondes, agrémenté du trait d’esprit de Zven qui me fait presque immédiatement retrouver mon sourire. Je n’ai pas remarqué pas celui qui a étiré un instant les commissures des lèvres de l’Irlandaise. Et le guitariste nous abandonne de nouveau. Mon trouble disparaît presque aussi vite qu’il est venu, mais l’ambiance reste toutefois différente, plus pesante, comme si toutes les responsabilités qu’imposaient ces retrouvailles fortuites venaient soudain s’abattre sur nos épaules. Paumé dans mes réflexions sans fin, je cède à la facilité, puis à la franchise, et alors que je craignais de la faire fuir, je ne vois que le sourire attendri qu’elle m’offre en réponse, un sourire si pur qu’il gifle une fois encore toutes mes défenses. Jusqu’au coup de grâce.
Enfin, je te retrouve… Enfin je te tiens, Hekate, dans cette simple phrase, cette seule allusion laissée là comme une caresse pour réveiller la brûlure que je sens encore pulser dans ma nuque chaque fois que je repense à la façon dont tu l’as enveloppée de tes doigts alors que les miens s’enfonçaient dans la peau de tes hanches. Je sais que tu es toujours celle que j’ai rencontrée ce soir-là. Et alors qu’un sourire teinté d’une fierté coupable me fait mordre un instant ma lèvre inférieure, je reste sans mot, lui laissant sans même me battre le premier point du match.
Le dévoilement de sa stratégie vient flatter mon orgueil avant qu’elle ne me renvoie à la faiblesse criante qu’elle a prouvé du même coup. Touché de nouveau en plein cœur, je décide de sourire encore sans me priver et réponds sur un ton faussement coupable : - Je ne suis qu’un homme…
Mais que faire à présent ? Que faire maintenant que nous sommes là tous les deux, ramenés l’un face à l’autre par un destin aux visées floues quand nous avions tout fait pour séparer nos chemins ? Je sais pourquoi je l’ai laissée partir. Je sais pourquoi je ne lui ai donné aucune raison de revenir me chercher. Pourtant, là, devant elle, je ne suis plus sûr d’avoir eu raison. Je ne suis plus sûr de rien. Ou, si… Je suis sûre d’une chose : d’un désir que je pensais ne plus jamais éprouver avec une telle simplicité.
L’hésitation est toujours là, palpitante dans ma poitrine. Mais je la refoule soudain, décide de la faire taire, et mon ventre se tord comme avant un plongeon dans le vide. - Il semblerait donc que je ne t’aie pas laissé un si mauvais souvenir. Ça change des gens qui me rencontrent habituellement pour la première fois. La franchise est aussi brute que les envies qui viennent percuter mes sens quand j’ose enfin faire le dernier pas qui nous manquait. - Que dirais-tu de… vérifier ensemble nos premières impressions ? Je n’arrive même pas à croire ce que je suis en train de faire. La proposition est folle. Insensée. Et pourtant, mon cœur ne tremble que de crainte que Hekate la refuse.
Prisonnière volontaire de ses yeux bleus desquels elle ne parvenait pas à détourner le regard, la sorcière en avait oublié l’espace d’un instant qu’ils n’étaient pas seuls. L’arrivée de Zven lui sembla alors une intrusion bien familière au sein de la petite bulle d’intimité qu’ils avaient réussi à se construire, alors même que la Grande Salle continuait de répercuter l’écho d’un brouhaha général, attisé un peu plus par la surprise de cette fin de concert. Pourtant, elle ne pouvait lui en vouloir. Peut être n’avait-il pas remarqué les étranges retrouvailles qu’il venait d’interrompre. Et quand bien même cela aurait été le cas, il n’avait pas l’obligation d’attendre la fin de leur échange. Ils devaient remballer. C’était même elle, finalement, qui venait gêner le bon déroulement de cet après bien rôdé.
Il lui fallut redescendre, museler pour quelques instants la torsion animale qui ravageait son ventre à savoir Engel si près, et pourtant tellement loin. A nouveau, comme l’autre nuit, elle en venait à regretter la distance qui séparait leurs deux corps, à souhaiter à nouveau sentir ses doigts meurtrirent sa chair, ses lèvres écraser les siens sous son souffle haletant. Mais pour l’instant, elle s’en sortait plutôt bien. Nul n’aurait pu supposer, alors qu’elle échangeait quelques mots d’une banalité affligeante au père d’Emie Aldermann qu’elle ne pensait plus qu’aux bras de Bauer serrés autour de son corps en une crispation brute au moment même où s’abandonnaient toutes ses limites.
“ Bonne soirée.”
Dégage. Laisse-nous seuls, par Morrigan. Laisse-nous seuls, par pitié, encore une seconde, avant qu'elle ne retourne à ses enseignements et qu'il ne soit obligé de regagner sa vie de vedette, entre concerts et compositions décadentes. Un simple bonne soirée, qu’elle tenta au possible de ne pas faire sonner comme un soulagement de le voir s’éloigner. Elle n’avait rien contre lui. Rien contre eux, si ce n’est les idées dangereuses et d’un autre âge qu’ils se plaisaient à véhiculer au rythme d’un métal brutal. A dire vrai, ce qu’elle venait de voir du guitariste lui dressait un portrait parfaitement agréable. Mais il dérangeait quelque chose. Un quelque chose que la sorcière ne pouvait nommer, et qui pourtant existait bel et bien, si présent, si physique qu’on aurait presque pu l’effleurer du doigt, tout comme elle rêvait d’effleurer sa joue pour vérifier ô combien le noir de son maquillage pouvait rendre magnifiquement bien sur sa peau blême.
Tiraillée entre ses envies et sa raison qui lui murmurait sournoisement que sympathiser de la sorte avec un ennemi du ministère n’avait rien de convenable, Hekate se laissa finalement aller à la franchise, toute heureuse de découvrir que le souvenir de cette soirée était partagé. Elle n’avait pas rêvé. Sa mémoire n’avait pas enjolivé les choses pour l’aider à passer outre la froide solitude qu’elle transportait partout entre ces murs. Ils avaient… partagé un moment. Un de ceux qu’il est rare de trouver entre les bras d’un inconnu. Peut être était-ce simplement passager. Qu’ils s’étaient croisés à un moment où le besoin de chaleur humaine s’était fait plus pressant, plus violent qu’à l’ordinaire, et qu’elle s’était permise ainsi d’épancher contre lui une douceur étrange à laquelle il ne paraissait pas habitué. Mais dans ce cas, comment expliquer qu’elle n’avait pensé qu’à le revoir ? Et que, lorsqu’elle passait à côté de son bureau, il lui arrivait d’effleurer doucement le tissu usé du sweat bleu qu’il avait eu la gentillesse de lui laisser, comme un remerciement silencieux qu’il ne pouvait sentir ?
“ Je sais. Et quel homme…”
Oh oui. Quel homme. Derrière les paroles meurtrières hurlées par Xaver à en faire trembler l’édifice, elle avait pu comparer le Engel presque tendre et celui qu’il devenait à l’instant même où le feu des projecteurs enflammaient sa peau. Exalté. Exaltant. Auréolé d’un triomphe brûlant. Il l’avait perdue, à ce moment là. A l’instant où leurs yeux s’étaient croisés, et où les souvenirs de la nuit étaient revenus s’écraser sur les parois de son crâne, elle avait su que pour le revoir, elle aurait donné n’importe quoi. Et putain, qu'est-ce qu'elle était faible. Sacrifiant inconsciemment jusqu'à sa dignité pour les beaux yeux d'Engel Bauer.
Sa remarque la fait rire.
“ Peut être es-tu simplement plus agréable lorsque tu … maltraites autre chose que les cordes de ta guitare, je suppose. Ou peut être simplement parce que je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de t’entendre parler. ”
L’Irlandaise allait surenchérir. Probablement lui annoncer qu’elle aimait beaucoup lorsqu’il se taisait de la sorte. Mais rien n’était sorti. En fait, elle avait même refermé les lèvres à l’entente de sa phrase. LA phrase. Celle qui envoya irrémédiablement son coeur se fracasser contre ses côtes. Celle qui fit rougir ses joues de plaisir. Celle qu’elle attendait elle-même de prononcer depuis qu’elle était venue le trouver, son ampli dans les bras, sitôt le concert terminé. Il avait pris les devants, avant même qu'elle ne trouve le courage de formuler pareille demande à haute voix, autrement que dans ses rêves les plus fous, au creux de son lit froid. Il voulait la revoir. Une bouffée d'orgueil mêlée de plaisir lui enserra la gorge, rendant toute respiration un peu plus difficile. Parmi elles. Parmi toutes celles qui se jetaient à ses pieds dans l'espoir d'être touchée une seconde par la gloire de son nom. Parmi toutes celles qui auraient abandonné jusqu'à honneur et famille pour partager son lit, elle avait été choisie. Elle lui avait fait l'amour, l'avait senti s'abandonner sous ses caresses et ses baisers. Et c'était elle, Hekate, qu'il voulait voir revenir.
Sur sa bouche peinte de rouge, un sourire heureux, d'une joie pure, comme celle qu'avait fait naître son aveu d'être content de la revoir s’étira, et elle lui fallut quelques secondes avant de parvenir à le transformer en une moue taquine pour - selon son propre avis - conserver la face. Mais les légères rides formées au coin de ses yeux ne trompaient personne.
“ … J’en serais ravie, Bauer. ”
Rien de plus. Son coeur fit une embardée. Tombant dans son plexus pour remonter aussitôt à sa place en une secousse qui la laissa pantoise. Pas un instant pourtant, malgré la gêne agréable que venait de lui provoquer une telle demande, elle n’avait songé à détourner le regard.
Mon cœur palpite à en perdre la raison. Rien de tout ce qui se passe n’a de sens et je refuse pourtant de me détourner de ce qui ressemble à l’une de mes plus belles folies. Chaque pique que me lance l’Irlandaise excite mon désir de l’avoir de nouveau rien que pour moi, loin de ce décorum détestable, de ce château austère et des regards de dizaines de jeunes sorciers qui nous épient des quatre coins de la Grande Salle. Les souvenirs que Hekate extirpe de ma mémoire sont autant de raisons de céder aux tentations de ses yeux et le rose qui vient réchauffer ses joues enflamme mes sens quand je viens poser enfin la question que nous attendions visiblement tous les deux. Et avant même que le moindre mot ne sorte de sa bouche, je sais.
Je sais qu’elle veut me revoir.
L’ivresse pulse brutalement dans mes veines, comme si tous mes fantasmes se voyaient soudain gagner un semblant de réel, un soupçon de crédible, rien qu’une fenêtre, une opportunité… C’est tout ce que je demandais, tout ce que j’implorais mes pires nuits de solitude, quand les bras froids des filles trop fades ne faisaient que me rappeler combien Hekate a été différente. Et alors que cinq de ses mots parviennent à m’ôter les dernières incertitudes qui pouvaient me rester, mon sourire rayonne jusqu’à l’autre bout de la salle.
Je ne quitte son regard que pour admirer le frémissement de ses lèvres quand elle me glisse que je sais maintenant où lui écrire. Un « oui » m’échappe avec une spontanéité étrange, comme une conclusion beaucoup trop simple et que je n’ai toutefois pas le cœur à complexifier, tout comme je ne veux pas lui laisser le temps de s’ensevelir dans un marasme d’hésitations trop prégnantes alors que nous savons l’un et l’autre que nos chemins doivent encore se séparer avant de se recroiser plus tard. Mais comment savoir de quelle façon se quitter quand nous n’étions même pas destinés à nous revoir ?
Les mots se précipitent dans mon crâne sans qu’aucun ne me semble digne d’être prononcé, et je reste plongé dans cet entre-deux terrible de longues secondes, jusqu’à entendre un fervent : - Murphy ! Je sursaute et me retourne pour voir Allan, notre claviériste, s’approcher à grandes enjambées et nous rejoindre pour prendre Hekate dans ses bras. Et je suis sur le cul. Mes yeux les regardent, écarquillés, sans que je ne comprenne plus rien. Il faut dire qu’Allan n’a jamais été parmi les plus expressifs ni les plus chaleureux du groupe. - J’espérais te voir ce soir, dit-il en relâchant son étreinte, le regard empli de tendresse. Tu as aimé le concert, j’espère ! Et sans même attendre la réponse de l’Irlandaise, je balbutie : - Vous… Vous vous connaissez ? Allan se tourne vers moi en haussant les sourcils. Il semble hésiter une seconde avant de répondre : - Tu l’as pas reconnue ? Je cligne des paupières comme un débile, complètement désarmé. - Hekate Murphy, la petite Serdaigle qui venait me voir pour me demander des coups de main en métamorphose. Tu passais ton temps à te foutre de moi et de mes petites attentions « paternalistes » et à râler dans ton coin à nous voir condamnés par ma manie de dire oui à toutes ses demandes quand toi tu voulais seulement qu’on bosse au piano. Ca ne te rappelle vraiment rien ? Et la gifle m’arrive en plein visage. Je pâlis à vue d’œil, comme si tout se jouait une nouvelle fois sans que je n’aie plus de contrôle sur rien. Et je me demande alors comment son prénom si particulier ne m’a pas fait tiquer la première fois qu’elle me l’a donné. Les souvenirs flous se percutent dans mon crâne, rendent mes mots brouillons, mal articulés. - La petite brune de première année ? … Celle qui s’est sauvée en courant la première fois que je l’ai regardée ? - Ben oui, sans doute ! Il n’y en a pas trente-six qui m’ont sollicité comme ça à Poudlard. Tu ne l’avais vraiment pas reconnue ? Mon expression parle pour moi alors que Allan se met à rire, visiblement atterré par ma capacité à toujours partir de travers. Je me retourne vers la sorcière avec une timidité étrange, comme si elle venait une nouvelle fois de s’approcher dangereusement de ma sphère privée sans que je n’aie rien pu faire pour la repousser. Celle que je pensais n’être qu’une inconnue catapultée dans ma vie le temps d’une nuit est devenue en quelques minutes à peine la professeure de ma filleule et l’amie d’enfance d’Allan dont j’avais presque oublié l’existence. Il faut dire que la petite aux cheveux noirs qui suivait Shacklebolt comme un caneton ayant perdu sa mère a passé plus de temps à me fuir qu’à me taper la causette. Mon amitié avec Allan était sans doute son plus grand malheur car j’avais l’impression de la terroriser. Peut-être que mes airs farouches et mon caractère de merde n’ont pas aidé à lui faire oublier la méfiance naturelle qui vient avec la couleur verte de la maison dans laquelle on m’a refourgué à Poudlard… Triste époque.
Hekate et Allan échangent un moment comme deux mômes tout heureux de se retrouver. Je reste légèrement à l’écart, encore un peu abasourdi par l’impression que Hekate me connaît bien plus que moi je ne la connais. Je réalise tout aussi précipitamment l’étendue de mon ignorance à son propos, comme si tous ses mystères restaient intacts pendant que les miens s’effritaient les uns après les autres. La situation me désarçonne, fragilise mon assurance et me laisse une impression de vulnérabilité effrayante. J’écoute d’une oreille ce qui se passe à côté de moi et ne reprends finalement mes esprits qu’en entendant Allan dire : - J’aimerais vraiment rester bavarder avec toi, mais il va falloir qu’on file. Les gars ont bientôt fini de remballer tout le matos et il faut encore tout ramener au studio. Mais on essaye de se voir un de ces quatre ? Ça fait un moment qu’on ne s’est plus donné de nouvelles. Je laisse à Hekate le temps de lui répondre avant de me râcler la gorge et de glisser à mon tour : - Oui, il va falloir qu’on file… C’est à la fois un soulagement et un crève-cœur. J’observe avec attention les traits de la sorcière qui me semblent d’un coup étrangement familiers. Je tente un sourire qui ressort légèrement crispé mais me vois vite soutenu par le claviériste qui reprend sur un ton plus dynamique : - Oui, on y va. Puis il reprend furtivement Hekate dans ses bras avant de lui souffler : - Je suis content de t’avoir revue. On s’écrit, promis ? Il se recule alors en revenant croiser mon regard et j’entame un premier pas pour le suivre, sans complètement me retourner. - A bientôt, Murphy ! lance-t-il avec un large sourire. Et le mien l’accompagne, plus sincère cette fois. Mon regard s’alanguit sur l’Irlandaise quelques secondes de plus, juste le temps de lui dire ce que je ne peux pas lui confier à haute voix. Puis je tourne enfin les talons, l’occasion de voir Hochstrasser un peu plus loin aux prises avec un jeune homme qui semble lui avoir demandé un autographe. Je lui lance d’une voix enfin plus confiante : - Hé, l’artiste ! Bouge-toi le cul ! On décolle !
Xaver grommelle quelque chose de difficilement incompréhensible qui ressemble à un « Arrête de faire chier, la brindille ! » avant de tendre son autographe à son fan et de nous emboîter le pas vers les couloirs de l’école débarrassés de nos affaires de musiciens. Je ne me retourne pas pour lancer un dernier regard à la sublime robe rouge de l’Irlandaise. Je disparais de nouveau, aussi muet que la première fois.
Mais elle a reçu un mot, un simple mot attaché à la patte d’un hibou qui est venu racler ses serres sur les pierres centenaires de Poudlard le lendemain matin, un mot signé d’une initiale, écrit d’une main étrangement appliquée. Un mot qui fait toute la différence.
Dans leurs mots, dans leurs regards, tout était acté.
À l’unique nuit mémorable qu’ils avaient tout deux volés à une vie survoltée, la sorcière voyait désormais s’en superposer d’autres, qu’elle n’aurait jamais pu espérer. De nouvelles, toiles encore vierges qu’ils pourraient remplir de leurs soupirs, de leurs baisers enfiévrés. Où elle sentirait encore son corps répondre à l’appel de ses doigts contre sa peau. De son souffle haletant contre sa nuque en plein cœur de l’extase. L’unique nuit devenait multiple, dans son crâne enflammé par la révélation soudaine qu’il souhaite lui aussi reprendre cette rencontre là où elle s’était - trop tôt - terminée.
Comme la fois précédente, Hekate pressent la fin de l’entretien. Quelque chose flotte dans l’air, non pas un adieu cette fois-ci, mais un simple au-revoir. Au revoir. Ils savaient tout deux qu’à présent, tout n’était plus qu’une question de temps avant qu’ils ne se retrouvent sur les toits de Londres, où seules les lumières colorées des immeubles par les baies vitrées seraient témoins de leur étreinte. Mais maintenant que tout semble dit, elle ne sait quoi ajouter. Il faut retourner au monde. Crever la petite bulle dans laquelle ils se sont enfermés. Doucement, de peur qu’un éclatement trop brutal dissipe le léger parfum de miracle qu’elle laissera derrière elle et que l’Irlandaise chérira secrètement jusqu’à leurs prochaines retrouvailles.
- Murphy !
Pop ! Éclatée. Le retour brusque à la réalité semble lui asséner une gifle brutale alors qu’elle prend conscience de ce qui les entourent depuis le début. Du bruit. Des rires des gamins. De la chaleur de la salle, autre que celle que les yeux bleus de l’allemand ont déclenché chez elle. Perdue, il lui faut bien une seconde pour comprendre qu’on vient de l’appeler, et une autre afin de réaliser qui vient de le faire.
- Shackelbot, putain, t’es pas mort !
Un rapide coup d'œil aux alentours pour s’assurer qu’aucun de ses élèves ne l’ait entendu jurer, et elle se laisse enlacer avec plaisir, nouant ses bras autour de la taille de la grande perche qui s’est avancé pour faire fleurir un sourire ravi sur ses lèvres. Elle le serre. Fort. Aussi fort qu’elle le peut, comme pour rattraper les longues années d’absence. Le contact, immédiatement rassurant, la replonge en enfance et le temps d’un battement de paupières, il lui semble régresser jusqu’à redevenir la petite fille perdue du fin fond de l’Irlande qu’elle était lorsqu’elle est entrée au château.
S’ils se connaissaient ? Le mot était faible. Pendant une longue partie de sa scolarité, Allan avait été une des personnes les plus importantes de sa toute jeune vie. Sa seule attache en Angleterre, avant que Caïn ne vienne s’imposer comme un pilier. Et Morrigan seule savait combien la présence d’Allan avait été salutaire à la jeune femme. Ils partageaient étonnement beaucoup de choses en commun. Et sa gentillesse immédiate avait contribué à dissiper l’angoisse de se retrouver dans une école où elle ne connaissait personne, où la plupart ne comprenaient ni son accent à couper au couteau ni les mœurs familiales qu’elle venait de découvrir.
Une main sur la hanche, Hekate écoute avec beaucoup d’attention le portrait brossé par Allan de la petite fille qu’elle était, et elle se prend à hausser un sourcil moqueur.
- Hé bien. Je suis ravie de voir que Monsieur Engel Bauer était si incommodé par le fait de me voir sans arrêt rôder autour de son cher ami… Peut-être que c’est moi qui lui faisais peur, après tout ?
Non. Non, c’était bel et bien lui. Dès qu’il fallait s’approcher d’Allan, elle s’assurait qu’Engel ne soit pas dans le coin, impressionné par les airs de gros durs que se donnait cet ado fraîchement arrivé d’Allemagne et qui s’était fait connaître par un tempérament pour le moins… Désagréable ? Oui. Oui, c’était le bon mot. Bon sang, combien elle avait pu en avoir peur, de ce gamin ! Et voilà pourtant que 23 ans plus tard, c’était elle qui avait apaisée sa peur de la douceur de ses lèvres, de la caresse de ses mains. Le monde était étrangement fait, maintenant qu’elle y repensait.
- Oh, ne l’embête pas ! Moi non plus, j’avais oublié son existence jusqu’à entendre son nom. Et puis pour ma défense, c’est vrai que je passais mon temps à l’éviter. Je suis même restée coincée derrière une armure pendant 20 minutes parce qu’il ne voulait pas se décider à quitter le couloir du troisième étage !
L’échange qui s’ensuit est différent de la conversation qu’elle avait pu entretenir précédemment avec Engel, et pourtant aux yeux d’Hekate, tout aussi délectable. Depuis combien de temps est-ce qu’ils ne s’étaient pas vu… Une bonne dizaine d’années, à vu de nez. Ils s’étaient croisés quelques fois depuis qu’il avait assisté à son mariage, lorsqu’elle rentrait d’un voyage l’espace d’un mois ou deux, et qu’elle venait le voir jouer là où ils pouvaient se produire. Et puis les visites s’étaient estompés. Parce qu’ils étaient occupés. Parce qu’ils avaient mieux à faire, aussi. Plus urgent. Allan voyait monter en flèche le succès de son groupe, et Hekate repartait tous les quatre matins dans un nouveau coin perdu, terrorisée à l’idée de rester en place. Les lettres elles même s’étaient espacées, jusqu’à totalement disparaître. Cependant, elle n’avait cessé d’admirer Allan, et à chaque nouvelle sortie du groupe, le souvenir de la première fois où elle était venue assister à un concert dans un pub lui revient en mémoire, lorsqu’ils étaient encore des gamins, moins politisés qu’à présent. Hekate lui avait tendu une vieille serviette, tâchée d’un rond de bière brune, en exigeant qu’il la signe. “ Roh, la ferme Allan. Signe. C’est pour quand tu seras célèbre ! ”. Elle avait vu juste.
-J’aimerais vraiment rester bavarder avec toi, mais il va falloir qu’on file. Les gars ont bientôt fini de remballer tout le matos et il faut encore tout ramener au studio. Mais on essaye de se voir un de ces quatre ? Ça fait un moment qu’on ne s’est plus donné de nouvelles. - Dix ans, Shackelbot. Si tu crois que tu pourras me faire oublier dix ans d’ignorance aussi rapidement, tu peux te mettre le doigt dans l'œil.
Il doit partir, et Engel avec lui. Le regard de l’Irlandaise s’attarde un peu dans le sien. Faire durer encore quelques secondes le moment. Mais la séparation est adoucie par la pensée que cela n’a rien d’un adieu. Il sait où lui écrire. Et elle sait qu’il le fera.
- Merci, pour ce soir. Vous avez été… très chouettes.
Et ils s’éloignent. Et elle le suit du regard, sans même en prendre conscience. Ses yeux ne peuvent le quitter alors qu’ils rejoignent tout deux le reste du groupe en retrait de l’estrade. Ses lèvres frémissent en un sourire.
A bientôt, Bauer.
Et le mot qu’elle recevra, le lendemain, achèvera de dissiper ses craintes. Il lui avait écrit. Sans doute était-ce maintenant à elle de venir le trouver.