C'est un long soupir qui t'échappe, le bruit semblant faire écho sur chacun des murs du domaine. Tu viens de fermer les portes du bar, et ta main s'agite d'un air las au dessus de chaque table pour nettoyer les traces de bière. Il est tard, plus tard que tu ne le pensais pour un vendredi soir qui suivait un weekend si secouant, et tu grimaces devant l'heure qui s'affiche. Il faut encore que tu règles quelques comptes, et que tu prévois ce que tu diras dimanche.
Dimanche. Tu avais envoyé un courrier à @Narcissa Black-Malefoy, l'invitant à petit-déjeuner chez toi, au manoir familial, pour discuter. Oh, elle t’avait convié chez elle, avec ton oncle. Certes. Tu iras aussi. Tu iras partout, maintenant, pourquoi pas. Mais dimanche, tu la voulais face à toi, sans personne d’autres. Tu as pris la décision ce weekend, et tu sentais grandir en toi l'impatience d'enfin agir. Si les choses allaient s'activer dans le monde sorcier, il était encore de question que tu demeures dans l'arrière plan, à subir ce qui arrivait. Tu resterais dans l'ombre, ne t'investirais pas outre mesure, mais tu voulais savoir. Savoir les choses, prévoir, anticiper, participer là où tu le jugeais bon.
Alors tu l'avais invitée dimanche matin, pour un moment de tranquillité. Loin des autres familles, loin des pétarades de Reissen, juste un repas entre bon vieux de la même famille, qui discutent de l'avenir. En toute chose, un repas des plus habituels dans le domaine. Ça te fatigue d'avance, il n'est pas question d'en douter. Quelque chose t'a saisi au creux de l'estomac, pourtant, lors de ce concert, et tu comprends maintenant que tu n'as jamais été aussi indifférent que tu ne le pensais.
Le pouvoir te plaisait - qui étais-tu pour te leurrer. Tu te connaissais suffisamment bien, maintenant, pour comprendre que cela te rendrait fou d'être aussi inutile. Dans chaque guerre, tu avais pesé, d'une façon ou d'une autre. Ça n'avait toujours été que de la politique, que des renseignements, mais bon dieu que tu en avais besoin. Tu t'efforçais encore de te persuader que tu n'avais fait tout ça que parce qu'on t'avait plongé là tête dedans. Quel odieux menteur. Peut-être était-ce cela qui avait fait fuir Helen, finalement. Tes mensonges constants. Ta crise de la quarantaine, ou l'espace de quelques années tu avais fait semblant de croire que tu n'y étais pas mêlé.
Les torchons retombent subitement sur les tables, et tu te désintéresses de tout cela. Tes pas te guident jusqu'à ton bar, pour renouer avec la seule chose qui avait toujours été constante et honnête. Ta main attrape une bouteille du Mary's Sweet Note et tu as une pensée pour ton frère. Il te serait peut-être bon de passer en écosse avant que la situation ne dégénère, et que tu ne puisses plus quitter Londres - du moins sans qu'on ne te suive jusque chez Paul. Il t'avait envoyé un courrier, suite au concert, cet abruti. L'article de journal, encerclé, le mot "enfin !" Brûlé dessus. Tu ne pouvais pas dénier le flair familial pour le théâtral.
Tes mains tremblent un peu lorsque tu reposes la bouteille de whisky distillé par ton frère, et un long soupir t'échappe. Tes yeux tombent sur tes mains, agacé par leur agitation, et un frisson te traverse lorsque tu retombes sur ton annulaire, comme à chaque fois depuis la soirée avec Kate. Il y a trop de choses, trop de choses qui se mêlent dans ton crâne, trop de choses qui se débattent et tentent tout de même de faire sens. Narcissa, le pouvoir, ton frère, tes décisions - toutes tes décisions. Tout s'accumule d'un coup, et c'en est trop pour le pauvre homme que tu es.
Attrapant la bouteille par le goulot, prenant ton verre plein, tu fais le tour du comptoir et te laisses tomber sur un des tabourets du bar. Tu n’as pas l’air pathétique, là, comme cela ? La fatigue creuse tes traits, le doute mitraille ton regard, et tu sens peser sur toi trop de choses. Bordel, tu es un homme riche, un homme glorieux, un homme puissant - qu’est-ce que tu fous là, sur ce tabouret, seul au monde ? Talisker bondit sur ces faits, avec un grognement lourd t’indiquant qu’il n’appréciait pas être oublié ainsi, et un semblant de sourire vient étirer tes lèvres. Tu tapes sur les genoux et le gros chien vient lever les pattes, t’offrant un plaisir suspendu alors que tu grattes le crâne de ce balourd.
Tu sursautes, comme un lâche, faisant gronder ton chien, lorsqu’un bruit sourd cogne contre la porte d’entrée, te tirant de ce tournoiement sournois de mal-être. Tu grognes et te redresses, beuglant un :
- C’est fermé connard, vous savez pas lire ?
L’abruti insiste, pourtant, et la colère te monte au sang - ce n’est pas le moment, pas le bon soir, pour te taper les fantasies d’un autre ivrogne en manque. Te relevant du tabouret avec un geste d’énervement, tu traces vers la porte d’entrée, intimant d’un geste à Talisker de ne pas bouger, et ouvres la porte à grands gestes, grognant :
- Si vous voulez faire chier le monde, allez au Chaudron Baveur, ils sont toujours prêt à accueillir des —
Ta répartie s’étouffe dans ta gorge lorsque tu reconnais, enfin, la silhouette qui traîne devant toi, la blondeur de ses cheveux tournant à un orange étrange sous les faisceaux de lumière des rues. Tu sens ton visage se décomposer, un mélange suspect de soulagement intense que ce soit elle, et une honte de s’être laissé-allé comme cela devant elle.
- Merlin, c’est toi… Je ne m’y attendais pas, bon Dieu, qu’est-ce que tu fais là ?
Le bon-sens te revient brusquement, et tu fais un pas sur le côté, lui laissant l’entrée libre, posant une main délicate sur son bras :
- Entre, je t’en prie, ne reste pas dans le froid.
Lorsqu’enfin, vos deux corps sont à l’intérieur, entourés du chaud de ton bar, tu te retrouves un peu couillon, ton air grognon pas encore entièrement effacé, les bras ballants devant elle. Un long soupir t’échappe et c’est un sourire d’excuses que tu lui offres en premier, avant de t’approcher pour déposer tes lèvres sur sa joue, réchauffant sa peau froide, ta main glissant sur ses reins.
- Ça fait trop longtemps, c’est impardonnable. Tu commences pas à m’oublier, maintenant que je ne traîne plus qu’ici, dis-moi ? rajoutes-tu en laissant ta main traîner sur son bas du dos.
- Vous rendez-vous compte à quel point c’est grave ? - Pensez-vous m’apprendre quoi que ce soit à ce sujet, Antonin ? La colère et la fatigue ont fait trembler la voix de la juge comme rarement, à tel point que Gythe n’a pas pu empêcher un de ses larges sourcils de se lever. Depuis son réveil le lendemain de la capture de Lestrange et qu’on lui a appris les manigances de @Lucius A. Malefoy pour s’infiltrer dans les rangs des Aurors en novembre dernier, le débonnaire Antonin Gythe n’est plus animé que par des velléités de vengeance pourtant si étrangères à son caractère… L’enquêteur bafoué veut la peau l'ancien mangemort et chaque évocation de l’ancien mangemort fait se tendre les muscles larges de son dos. Alors se retrouver en plein chemin de Traverse face à un concert odieux donné pour son anniversaire… Il n’en a pas fallu davantage pour enrager les dernières fibres de son être.
- Et pourtant vous continuez de laisser faire ! Vous ne répondez rien, ni vous ni personne dans ce putain de Ministère ! - Je ne suis que la Présidente-Sorcière. Mon travail est de juger, pas de décider unilatéralement de qui peut s’exprimer sur scène en Angleterre ! - Alors jugez-les ! s’écrie l’Auror en faisant s'abattre sa main avec force sur le bureau. Tous deux sont debout de chaque côté du meuble, comme séparés par une barrière on ne peut plus tangible. Gythe et la magistrate se regardent sans jamais se risquer à baisser les yeux. Veillant à contrôler sa respiration pour garder son contrôle, Moira ne faiblit pas mais la tâche est rude, plus encore à mesure que l’Auror empiète sur cette frontière tacite qui existe entre eux en débordant toujours plus sur son côté du bureau. Ses lourdes mains appuyées sur le bois, les épaules tendues à rompre, l’agent la regarde comme si elle était l’instigatrice de ce concert à vomir et l’impuissance de la Présidente-Sorcière n’a jamais été si insupportable à subir. - Jugez-les, pour l’amour du ciel ! Osez me dire que vous n’avez rien contre eux ! Que toute cette mascarade était parfaitement légale ! Que vous n’avez rien pour leur faire ravaler cette impression de toute-puissance qu’ils nourrissent un peu plus à chaque fois qu’on les laisse démontrer leur impunité ! Notre inaction finira par nous éclater à la gueule et vous le savez ! Si j’étais à la place de notre tafiole de Ministre, il y a longtemps que j’aurais marché sur leurs maudites « Terres de Feu » pour en finir avec cette saloperie d’Insurrection ! - Vous dépassez les bornes, Antonin ! Alors, l’Auror approche lentement le visage et sa voix s’abaisse dans les tréfonds de sa rancœur. - Dans ce cas, arrêtez-moi, madame la Présidente. Après tout, on sait tous maintenant que vous avez moins de mal à nous entraver nous que les anciens mangemorts qui viennent beugler à vos portes. Fjalarsson en sait quelque chose…
Coup en plein ventre. La respiration de Moira s’ébranle et Gythe sait alors qu’il vient de remporter la bataille. Son regard toujours résolument planté dans celui de la juge, il distingue non sans satisfaction le tremblement subtil de ses prunelles alors qu’elle ne parvient plus à lui répondre. Que peut-elle bien avancer de toute manière si ce n’est cette lâcheté qui lui fait mettre à pied un de leurs meilleurs maîtres duellistes mais laisse les Malefoy et leur clique déblatérer leur propagande infâme au coeur du Chemin de Traverse ?
Le silence s’alourdit quelques secondes jusqu’à ce que l’homme se recule, redressant sa lourde carcasse pour se diriger vers la porte du bureau. Le département de la Justice est presque désert à cette heure-ci. Il ne pense plus croiser qui que ce soit sur le chemin qui le ramènera chez lui.
S’emparant de la poignée, il ouvre le battant sans violence et ne se retourne qu’une dernière fois avant de quitter les lieux. - Kingsley n’aurait jamais laissé faire ça, lui assène-t-il enfin comme un coup de grâce. Et la porte se referme sur le silence insoutenable qu’il laisse derrière lui.
Plus d’une heure a passé, une heure tristement muette, uniquement troublée par la cacophonie qui se livre dans sa tête. Longtemps, Moira est restée assise à son bureau, sans ouvrir un seul dossier, sans écrire un seul rapport, sans prendre une plume, un papier ou une décision. Elle est restée là, immobile, l’esprit perdu dans ses questionnements incessants, balançant entre ses souvenirs des derniers jours et de l’emballement inarrêtable qui se poursuit depuis le concert que Reißen a donné sur le Chemin de Traverse. Les derniers mots de Gythe n’ont cessé de résonner dans sa tête. Et si l’Auror disait vrai ? Kingsley serait-il intervenu ce jour-là ? Aurait-il fait cesser le concert dès les premières notes des musiciens ? Aurait-il fait arrêter Narcissa et ses soutiens une fois le dernier morceau révélé ? Aurait-il empêché tout cela de se produire, au risque de voir l’Insurrection brandir ce nouvel affront pour justifier leurs actions contre un gouvernement qui refuse toute opposition ?
Un soupir a brisé le silence avec lassitude. Moira ne sait plus quoi penser, qui écouter, quoi faire. Chaque nouvelle décision à prendre devient une épreuve dont elle ne sait jamais pleinement les conséquences avant de devoir agir. Et si son silence le jour du concert était pire que des accusations de censure ? Et si, en voulant éviter le pire, elle n’avait fait que le favoriser ?
Lentement, les yeux de Moira se posent sur la fenêtre de son bureau. La quiétude dehors lui paraît si illusoire désormais. Les nuits d’hiver sont tellement silencieuses, tellement calmes face aux frémissements qu’elle sent parcourir toute la société magique anglaise. Les ressentiments entre sorciers ne lui ont jamais paru si virulents depuis la chute du Seigneur des Ténèbres. La paix a toujours été fragile, mais il lui semblait jusqu’alors qu’elle demeurait un objectif commun quel que soit le camp concerné. Triste méprise… Il est clair depuis le coup d’éclat de Lady Malefoy que certains ici ne demandent qu’à voir Londres brûler pour reconstruire sur ses cendres. Mais reconstruire quoi ? Tant de questions. Tant de questions. Et si peu de gens désormais pour l’aider à trouver ses réponses.
Mais si personne ne peut la guider, certains sauraient peut-être alléger au moins la lourdeur de ses pensées.
Prenant une longue inspiration, la juge se lève alors, puis récupère son manteau pour quitter ses quartiers. Voilà trop longtemps qu’elle reste enfermée ici. Et trop longtemps qu’elle ne s’est pas accordé la compagnie d’un ami.
Un voyage en poudre de cheminette lui permet d’apparaître en un clin d’œil dans un des nombreux bâtiments du Chemin de Traverse. Relevant le col de son manteau, Moira s’enfonce dans la rue presque déserte à cette heure. Il est toujours étrange de redécouvrir ainsi des lieux qui grouillent habituellement de monde et où se succèdent des odeurs de bière, de vêtements neufs, de tabac, de bois et de sucreries.
Les talons de la jugent claquent à un rythme régulier sur les pavés, attirant les regards des quelques rares âmes perdues comme elle entre les échoppes toutes fermées, mais elle n’y prête pas attention. Elle se dirige plutôt vers la tristement célèbre Allée des Embrumes et ses lèvres laissent apparaître un discret sourire quand elle distingue enfin l’établissement qui trône fièrement au coin des deux artères principales du commerce magique anglais. Le Helen’s Legs… Tout un poème. La magistrate se rassure quand elle remarque que les lumières à l’intérieur sont encore allumées. Nigel ne doit pas encore être couché, ce qui ne la surprend guère. Mais les clients ne semblent plus très nombreux dans le bar.
L’écriteau sur la porte close lui confirme ses quelques craintes. Fermé. La Présidente-Sorcière souffle délicatement du nez, sans se départir de son sourire. Ce brave Fawley la laisserait-il honteusement dehors ? Allons… Elle n’y croit pas un instant.
Ses phalanges rencontrent trois fois le bois brut de la porte, trois coups légers mais fermes, auxquels une fois grincheuse répond sèchement de l’autre côté du battant. Tiens, tiens… Il semblerait que quelqu’un d’autre ici ait passé une mauvaise journée. Mais rien qui ne sache faire hésiter Moira. Sans attendre, la juge insiste, donne encore trois coups, toujours sans violence, et les pas agacés du tenancier se mettent à résonner de l’autre côté de la porte jusqu’à ce que celle-ci s’ouvre enfin et que le flot de paroles aigries qui se déversaient avant qu’il n’ouvre se tarisse de lui-même.
La surprise de Nigel la fait sourire de plus belle alors qu’il lui demande tout penaud ce qui peut l’amener devant son bar à une heure pareille. La voix de Moira est douce, empreinte d’une légère timidité. - Je crois que j’ai besoin d’un ami… confesse-t-elle juste avant qu’il ne s’écarte pour la laisser entrer.
A l’intérieur, les relents de sueur et d’alcool s’ajoutent aux senteurs de bois ciré et de whisky de tous âges. La chaleur des lieux coule un frisson délicat sur la colonne de la juge qui quitte ainsi le froid glacial de l’hiver pour retrouver l’atmosphère si particulière du repaire de Nigel Fawley. Il est toujours étrange pour elle de le trouver ici, propriétaire d’un bar aux limites de l’Allée des Embrumes, loin des standings des brasseries de luxe de certains quartiers londoniens, et plus loin encore du bureau qui était le sien au département de la Justice il y a de cela plusieurs années. Plusieurs longues années, à bien y réfléchir désormais. Et pourtant, Moira peine encore à s’y faire, comme on manque toujours de son meilleur rival après que celui-ci a cessé de vous défier. Oh, Nigel a bien eu quelques bons successeurs, mais aucun capable de lui faire revoir ses arguments jusqu’à la dernière minute d’un procès pour travailler jusqu’au bout chaque détail de sa préparation, aucun qui ne lui donne autant de fil à retordre dans l’enceinte du Magenmagot, autant de satisfaction quand elle remporte une plaidoirie, et autant de colère quand c’est l'autre qui sort vainqueur de leurs joutes. Nigel, Nigel… Souvent, elle comprend les complaintes de son oncle, @Melchior C. Fawley, si déçu d’avoir vu son neveu abandonner le barreau pour se cacher derrière un comptoir et servir d’illustres ivrognes jusqu’au petit matin. Il méritait tellement mieux… Peut-être. Mais est-il plus heureux, au moins ? Pas aujourd’hui en tout cas si elle en croit sa mine sombre et les cernes qui creusent le dessous de ses yeux.
Moira n’ose pas encore lui demander l’origine de ses tracas mais tend la joue avec plaisir quand il se penche pour l’embrasser. Elle dépose un baiser sur sa pommette à son tour alors qu’il glisse une main dans son dos sans qu’elle n’y prête même attention. - Beaucoup trop longtemps, excuse-moi. Les journées n’ont plus assez d’heures au Ministère depuis quelques mois. J’en oublie toutes mes autres responsabilités, jusqu’à ne même plus venir voir le plus grand avocat de sa génération… J’en viens à envisager de venir te faire concurrence avec mon propre bar. Nous nous verrions sans doute bien plus ! Et je laisserais derrière moi bien des soucis... La taquinerie fait briller le bleu de ses prunelles alors qu’ils s’approchent tous deux de la rangée de tabourets devant le comptoir. Toutes les tables sont déjà nettoyées, les verres vides reposés sur les étagères, les bouteilles replacées dans les placards… Nigel ne s’attendait clairement plus à avoir de la visite. Mais on ne sait jamais quand la Présidente-Sorcière peut avoir besoin d’un verre. - Tu as quelque chose pour moi ? Quelque chose de fort… La chose est dite.
Arrivant près d’un tabouret face auquel elle voit déjà un verre abandonné et une bouteille de Mary’s Sweet note, Moira se débarrasse de son manteau qu’elle laisse sur un dossier avant de prendre place à côté du siège que semblait occuper Nigel. - Si je peux me permettre, tu n’as pas l’air au meilleur de ta forme non plus, darling. Qu’est-ce qui te fait boire tout seul comme ça un soir de semaine ? Longue journée ? Longue semaine ? … Longue vie ? Un sourire ponctue sa dernière question. Elle retient un rire jaune en croisant le regard de son ancien rival. Quelques années plus tôt, elle aurait frappé à la porte de son bureau et aurait prétendu venir se chamailler avec lui sur un dossier, taquiner ses défenses et lui laisser braver les siennes pour en déceler les faiblesses et mieux les renforcer. Mais Nigel n’est plus là et leurs joutes ont disparu avec lui. Il lui faut désormais venir les chercher jusqu’aux limites de l’Allée des Embrumes. Que de soucis encore pour la Présidente-Sorcière ! Alors qu’on lui offre un verre ! Elle en a bien besoin...
Voilà de longues semaines, peut-être quelques courts mois, que Moira n'a pas franchi la porte de ton établissement. Peut-être exagères-tu, mais le sentiment demeure le même. Cela fait trop longtemps, bien trop longtemps, que tu n'as pas vu cette chevelure blonde et ce sourire doux. Vous êtes encore à la porte, toi presque bêta, elle toute timide, quand elle avoue avoir besoin d'un ami. Ta question est idiote, pourquoi d'autres la fière lionne se serait elle aventurée près de tes terres alcoolisées, à des heures si tardives, si ce n'est pour retrouver le confort d'une présence amicale. Le reste des émotions, cela peut se gérer par courrier, par patronus si vraiment on atteignait un potentiel point de crise - les vraies crises, encrées, elles nécessitent une présence tangible, autour d'un de tes bons whiskys.
Tu la laisses entrer, ta main glissant de son bras à son dos, et ton sourire contrit disparaît alors que tes lèvres saluent la joue de ton amie. Déjà, tu lui reproches sa longue absence, alors même que tu es, finalement, tout autant fautif. Tes horaires sont d'autant plus souples que tu es maître du lieu, et c'est bien salaud de ta part d'encore tout décharger sur ton ancienne rivale.
D'un geste doux du poignet, tu l'invites à avancer vers le bar, et tes mains viennent regagner leur place dans tes poches, alors que tu secoues la tête, sourire aux lèvres :
- Mensonges, tu deviendrais folle sans l'agitation de ton Ministère…. Et tu castrerais beaucoup trop de tes clients, tu ne tiendrais pas dix jours. Je prends le compliment, cela dit, ajoutes-tu alors que tes lèvres s'étirent juste davantage.
L'agitation semble toutefois peser sur elle bien plus qu'elle ne l'enthousiasme, ces temps-ci, car déjà Moira, le regard fixé vers le bar, demande-t-elle déjà un remontant, et bien dosé. Tu fronces les sourcils, ta main droite quittant ta poche pour lui indiquer le comptoir, où elle peut évidemment remarquer la bouteille déjà sortie, prête à remplir à nouveau sa fonction. Moira aime le bon alcool, n'est jamais contre un verre pour faire rosir les pommettes, mais tu connais bien trop les cernes sous ses yeux, le pétillement fatigué des prunelles, et le besoin d'un alcool fort après le boulot. Ce n'est pas le même genre de besoin, pas le même amour de l'alcool, et tu sens une émotion désagréable te resserrer les poumons. En une seconde, toutes tes soirées passées dans le même état te reviennent, et tu te demandes bien comment tu peux encore être capable de les regretter autant, parfois.
- J'ai tout ce qu'il te faut, ne doute pas de moi. Une goutte de Mary's? J'ai une tequila tout juste arrivée du Mexique, cadeau majestueux d'un contrebandier fabuleux qui échappe encore aux griffes du Ministère, proposes-tu avec un haussement de sourcil taquin.
Moira réagit pourtant à la bouteille de Mary's Sweet Note tout en grimpant sur un des tabourets. Longue journée, longue semaine, longue vie ? Son sourire étire ses lèvres, et ses yeux vifs viennent croiser les tiens. Tu secoues la tête, incapable de toute façon de cacher quoique ce soit à cette tête pleine. Fut un temps où tu arrivais à lui mentir avec fougue, à détourner les mots et les phrases pour faire croire à toute l'assemblée que tes paroles étaient paroles de prêcheur, et les siennes paroles de pécheresse. À croire que le bon vieux whisky a fini par t'user - ou peut-être est-ce la douceur de ses yeux, moins secs et aiguisés qu'en terrain judiciaire, qui vient ramollir tes défenses. Toujours est-il que tu lèves les épaules, d'un geste un peu défaitiste, murmurant :
- Sacrée vie, même, on peut le dire. Tu sais, je pense que je vais arrêter de réfléchir, ça ne fait que miner le cerveau. Peut-être serions nous bien plus tranquille si on était que de pauvres pèquenauds, inconscients de tout ce qui se trame, soupires-tu alors que tes mains s’agitent silencieusement pour servir à ton invitée impromptue la boisson de son choix.
Le verre glissé devant elle, tu pianotes des mains sur le comptoir quelques secondes avant de te décider pour la tequila, te versant une belle rasade et piochant dans des lamelles de citron pour l’agrémenter. Tes fesses viennent rejoindre l’inconfort du tabouret qui se tient face à Moira, et tu lèves ton verre à sa santé :
- Faisons de ses retrouvailles un instant moins déprimant, l’espace de quelques secondes, tu veux ? C’est bon de te voir, sacrée numéro 2, trinques-tu alors qu’un frémissement sur tes lèvres trahi ton rire face au retour de ce bon vieux surnom.
Après tout, face à toi et tes aptitudes, il ne faut pas se leurrer, aussi forte et implacable Moira puisse-t-elle être en déclamation, elle ne restera qu’à jamais ta numéro 2. C’est toi même qui le dit, ça ne peut donc qu’être vrai, n’est-ce pas ? Une gorgée de la boisson mexicaine se faufile dans ton gosier, et tu secoues la tête avec un petit raclement. Forte et relevée comme il faut, une vraie bonne bouteille. Tu reposes ton verre, et te tournes pour faire plus confortablement face à la directrice de la justice magique. Dieu, quel titre pompeux. Quel titre qui devait lui peser, aussi. Ta joue se laisse tomber sur ton poing gauche, le coude sur le comptoir, tandis que la main droite pianote distraitement sur ton genou. Tu ne sais pas si Moira a envie de parler de ce qui lui pèse, mais tu ne perds rien à tenter de l’y encourager. Aussi bougon sois-tu, ton oreille attentive et tes bonnes réparties faisaient, tout de même, beaucoup à ton génie au barreau. Si tu avais pu l’appliquer à la pire vermine de l’allée des embrumes, ton cerveau saura sûrement apporter une touche de confort au visage fatigué de ton amie.
- Plus sérieusement, qu’est-ce qui vous mine le visage comme ça, chère mademoiselle Oaks? Parlez librement, vous êtes presque en terres amies.
Tes yeux s’adoucissent et tes lèvres, un peu coincées dans leur mouvement par la force du poing sur ta joue, s’étirent comme elles peuvent en une mimique de confident. Ta voix est plus sèche, plus sérieuse, seulement, lorsque tu rajoutes, après une hésitation :
Nigel ne marche pas, bien sûr. Comment imaginer la Présidente-Sorcière loin de son précieux Magenmagot ? Tous ceux qui la connaissent savent que la juge dépend de son département plus que son département ne dépend d’elle. Que ferait la célèbre Moira Oaks sans ses montagnes de dossiers ? Ses aurors et ses brigadiers sont les enfants qu’elle n’a jamais eus, ses collègues les soutiens que l’on trouve dans un foyer et Kingsley Shacklebolt cette complicité tendre qu’on partage avec ceux qui nous connaissent dans tous nos travers et nous apprécient quand même. Imaginer la juge loin du cinquième étage du Ministère est un fantasme dont beaucoup de ses détracteurs connaissent l’improbabilité, y compris son meilleur rival : le fils prodigue Fawley devenu patron de bar, au grand dam de son illustre famille.
Pourtant, les temps sont durs au Ministère et il lui arrive d’avoir besoin d’en sortir, de prendre l’air… et de boire un verre de Mary’s Sweet Note avec un vieil ami, plus encore quand ce dernier semble lui aussi en avoir besoin. Elle sourit à l’entendre aussi dépité qu’elle, résigné au point de prétendre vouloir cesser de penser. On ne musèle pas un esprit aussi actif sans le tuer et Moira en est sûre : Nigel n’est pas encore prêt de se laisser mourir, loin de là. - Toi ? Arrêter de réfléchir ? A qui essayes-tu de faire croire ça ? Tu avais déjà tant de mal à me vaincre au barreau avec un esprit vif et plein, tu souffrirais trop de ne plus être capable de répondre à mes piques.
Les yeux pétillants, la magistrate attend que Nigel se serve à son tour en prenant place sur son tabouret. Elle lève son verre à sa suite en écoutant le traditionnel toast. Son sourire s’accompagne d’un haussement de sourcils amusé. - Tu m’as manqué aussi, cher numéro 2. Un entrechoquement des verres et la juge s’accorde une première gorgée dont la chaleur douce se diffuse agréablement dans toute sa poitrine. Ses yeux se ferment pour mieux profiter de la sensation. Pourquoi ne s’accorde-t-elle pas un tel plaisir plus souvent ?
Lorsqu’elle rouvre les paupières, Nigel a reposé sa tête sur son poing, une position propice aux confidences nocturnes. Le calme qui occupe le bar entièrement vide a quelque chose de rassurant, loin de l’effervescence qui bruisse continuellement dans les couloirs du Ministère. Le département de la justice semble sur le point d’exploser depuis le concert de Reißen considéré par tous les agents comme un soufflet en plein visage. Pourtant, on se demande comment un tel événement a pu se produire, comment Poudlard a pu laisser ses élèves s’adonner à une telle collaboration, comment une telle violence peut éclater en pleine place publique six ans seulement après la fin de la guerre et Moira est au milieu de tous les feux, incarnation à la fois de la justice punitive que certains appellent de leurs vœux et de ce département floué, traîné dans la boue par cette humiliation.
Nigel l’invite alors à se défaire du mal qui la ronge, à en déverser une partie dans son bar désert pour alléger le poids qui écrase ses épaules. Mais l’ancien avocat n’a rien perdu de sa perspicacité. Déjà, il met le doigt sur le cœur du problème et le visage de Moira se crispe en un sourire amer : - Quoi d’autre ? D’un geste, elle ramène son verre à ses lèvres et descend une grande gorgée dont elle savoure moins le goût que la brûlure. Elle reprend alors d’une voix lasse : - Je n’ai plus vu le département dans cet état depuis… des années je crois. Même l’arrestation de Lestrange n’a pas fait tant de bruit et surtout, elle avait l’avantage de faire consensus. Depuis le coup de Reißen c’est… Elle hésite un instant avant de conclure : - Dangereux. Parce que les esprits s’échauffent, parce que les sentiments d’injustice se multiplient, parce que l’incompréhension se change en colère et qu’il n’est pas de pire ennemie pour la paix.
Son regard revient croiser celui du barman. Elle lui offre un sourire qu’elle tente de faire rassurant. - On essaye de jongler avec tout cela. J’entends Kingsley pester dans son bureau chaque fois que je passe devant. Mais la discussion seule finit par ne plus suffire pour apaiser les esprits. Moira reste pensive quelques secondes avant de finalement demander, sans même hésiter : - C’est donc de ce cela que vous avez parlé lors de votre petite sauterie chez les Malefoy en décembre ? On peut dire que son coup d’éclat aura tenu ses promesses…
Tu lui as renvoyé l’incongruité de sa disparition des bureaux de la justice dans la figure il y a quelques minutes à peine, et voilà que son sourire mutin vient te rendre la pareille. Évidemment, que tu ne peux t’empêcher de réfléchir. Forcément, qu’il te faut tourner à mille à l’heure, ne serait-ce que pour répondre, comme elle te nargue si bien, à ses répliques mordantes. Preuve seulement que ton cerveau tourne déjà au ralenti, tu te contentes de lever les yeux au ciel et te retiens de justesse de lui envoyer une pichenette entre les yeux. Tu laisses simplement s’échapper un soupir exagéré, te servant en vitesse pour la rejoindre de l’autre côté du bar. Oublions ces moqueries, oublions ces paroles défaitistes, l’heure est à trinquer.
Tu lèves ton verre, en célébrant encore et toujours ta numéro deux, et le sien suit avec un haussement de sourcil. Sa langue se délie, trinquant à son tour au numéro 2. Tes lèvres sont déjà sur ton verre, à goûter les notes citronnées de la tequila offerte, aussi ne peux-tu pas t’offusquer, comme tu le fais d’ordinaire, qu’elle utilise également ce surnom. Ton regard se fait simplement mitraillette, par dessus le rebord du verre, bien qu’un pétillement trop doux ne se fasse remarquer au fond des pupilles. À quoi bon faire semblant. Sacrée numéro 2.
C’est le souvenir de ces moments à s’embraser au tribunal, à se retrouver, après, le sourire en coin, fier d’avoir gagné, penaud de s’être laissé battre, heureux d’avoir cette femme avec tant de verve, tant de savoir, venir se démener contre tes dossiers réfléchis au point virgule près, c’est le souvenir de ces moments-là qui réchauffe peut-être plus ton corps alors que le liquide clair se glisse dans ton oesophage. Les yeux de la femme qui te fait face sont fermés, semblant se repaître du bonheur de retrouver cette ambroisie, et tu l’observes, en silence, quelques instants, hésitant à rompre cet instant de plaisir suspendu. Ça t’échappe quand même, tu lui demandes, obligé - qu’est-ce qui la mine, comme ça ? Parle donc, douce amie, voici des terres amies. Presque - tu n’es pas fou, vos noms vous divisent, vos milieux vous éloignent, peut-être moins qu’avant, mais cette trace, presque imperceptible, entre son tabouret et le tien, marque tout de même un écart. Rompez-le donc, pauvres imbéciles, détruis par la fatigue, détruis pas l’alcool, rompez-le et profitez donc d’être, enfin, deux âmes qui se comprennent. Alors tu romps, tu romps l’écart, et le mot tombe, le mot concert, ce foutu concert, qui vous mine le cerveau, vous replace dans vos mondes, dans vos emmerdes. Ce foutu concert, toi aussi. Cet aveu, enfin, à voix haute, rien qu’à elle, que ça te retournait le crâne, à toi aussi. Oh, tu en avais parlé avec Yolanda, avec ton oncle, même murmuré quelques mots à ton père - mais ça n’avait été que surfait, que de la prévision, rien qui ne dévoilait combien ça te retournait l’esprit, te démangeait les neurones.
Son visage se crispe, à elle aussi, se crispe d’être jetée aussi vite, aussi sèchement, dans ce mot-ci, ce foutu concert. Quoi d’autre ? Forcément. Il n’y avait pas eu beaucoup d’autres catastrophes, ces derniers temps, qui expliqueraient sa venue, ce soir, dans cet état, jusque dans ton bar. À sa voix lasse, sa voix qui n’est plus pleine du bonheur d’avoir retrouvé ton espace et ton alcool, tu sens ta main qui quitte ton genou et qui cherche, l’espace d’un instant, à aller effleurer le sien, dans une tentative de réconfort. Elle se sent timide, pourtant, et tes doigts se contentent de se replier et se déplier, dans un étirement des plus risibles. Elle n’aura probablement pas remarqué, car déjà elle continue, le regard un peu au loin, les souvenirs des bureaux tendus lui pesant sur la rétine.
Ton regard ne quitte pas son visage, observant le pli sous ses yeux, celui plus discret entre ses sourcils, l’agitation à sa tempe - la fatigue omniprésente. Ton poing est toujours contre ta joue, et tu sens qu’elle rougit et que la trace des tes doigts s’y marquent probablement, aussi tu relèves la tête alors qu’elle repose son regard sur toi, étendant ton bras. Dangereux. Tu n’oses pas imaginer la tension qui doit émaner des bureaux ministériels, des opinions qui s’échauffent, des phrases lâchées à mi-voix, dans un souffle parfois, les ressentiments qui pourront exploser. Ce genre de situation divisait des familles - alors des bureaux.
Les lèvres de la blonde d’ordinaire pleine de fougue s’étirent, probablement dans une envie d’apaiser les mots, de les rendre moins anxieux, mais tu te mordilles le coin de la lèvre à la voir faire. Elle te parle de Kingsley, et tu hoches la tête, imaginant sans peine l’homme droit et sérieux en public faire claquer les feuillets d’agacement sur son bureau. Tu t’apprêtes à lui répondre, lui offrir quelques mots de réconforts, peut-être — non, probablement pas, ce n’est pas ton fort. Des mots d’analyse, alors, des mots compréhensifs, mais elle te laisse la bouche entre-ouverte, faisant référence à la ‘petite sauterie’, comme elle l’appelait, chez Narcissa.
Tu lèves les yeux au ciel, sourire moqueur aux lèvres :
- Merlin, penses-tu donc qu’à chaque fois que ce gratin se réunit, ça manigance pour renverser le petit Potter ?
Ta main vient rattraper le verre de tequila délaissé, et le sirop se glisse avec délice dans ta gorge. Tu ne la sirotais pas, d’ordinaire - siroter une tequila, quelle idée — mais ce soir, tu te faisais sage. Il serait mentir que lui dire qu’ils ne le font jamais, et que cette soirée-là en avait été totalement absente. Un groupe privilégié, seulement, y a eu accès - et rien de tangible n’a été annoncé. Des choses importantes de prévues, certes, tout le monde savait qu’il allait en tomber rapidement. Elle avait fait référence aux journaux, aussi. Mais Engel ? Dans un coin, déjà peu à l’aise d’avoir joué devant cet essaim de sang-pur ? Non, rien n’aurait pu prévoir ce coup d’éclat précis.
- Ce n’était qu’une traditionnelle soirée de Noël, Moira, comme ils en font tout le temps. Tenue chez la Selwyn, d’ailleurs, pour changer. Musique, bonne nourriture, rires pincés. Narcissa régnait en maître, tu n’en doutes pas - mais rien ce soir n’annonçait… ceci. Pour être honnête, je ne sais pas qui d’autres que ce foutu groupe était au courant... Tu te penches vers elle, inconsciemment, sourcils froncés : Tu sais, ça m’étonne vraiment. Je ne dis pas que Narcissa est une intime, mais j’ai vu le chanteur, là, ce Bauer, plusieurs fois depuis Noël. Ce n’est pas un mauvais bougre, même si j’imagine bien que vos principes ne s’accorderont jamais,t’accordes-tu à ajouter, tes lèvres se relevant ironiquement, mais rien n’annonçait, dans ses propos, dans ses manières, ce putain de concert.
Tu te laisses retomber en arrière, finissant d’une lampée le liquide qui restait dans ton verre. Un cul sec, comme la boisson le méritait. Tu te redresses, grimace aux lèvres, et fait le tour du bar en la questionnant :
- J’imagine qu’ils ne resteront pas impunis pour ce coup d’éclat… ce qui doit bien diviser. Ça se place plutôt de quel côté, autour de toi ? Tes yeux furètent un peu partout, cherchant quelque chose de précis — mais impossible de remettre l’oeil dessus. Avec ton pot, tu vas te retrouver à devoir trancher ça, j’imagine, Mme la Présidente, grimaces-tu, mi-compatissant, mi-moqueur. Notre garçon de premier ministre, il s’est exprimé à ce sujet ? Grondes-tu alors que tu te baisses pour faufiler tes mains derrière les bouteilles des habitués, afin de saisir le précieux qui t’est revenu à l’esprit. Aha, la voici ! Salazar sait si je me souviens d’où il me vient, mais ce calva attend que je le déguste avec quelqu’un de goût depuis des semaines. Sans attendre, tu lui en sers un verre, et un autre pour toi, et tu reposes la bouteille avec délicatesse sur le bar, ta main restant agrippée autour du goulot. Tu humes, souris à pleines dents, et te penches vers elle : J’espère que tu n’as pas de réunion aux premières heures — je te garde pour moi, cette nuit.
Peu de sorciers ont eu l’occasion de voir la Présidente-Sorcière dans un tel état de faiblesse. Ses gestes sont lents, son regard las. Chaque mot qu’elle prononce semble lui demander un effort terrible et ce n’est bien que la présence de Nigel qui lui permet encore de se rappeler comment sourire. Le Mary Sweet Note n’y est peut-être pas pour rien non plus…
Mais les souvenirs du concert de Reißen sont encore trop frais pour quitter un instant son esprit et visiblement, la malédiction semble avoir frappé Nigel aussi durement qu’elle. Son passé d’avocat l’a rendu inévitablement sensible aux affres de la société et à la responsabilité de ceux qui les propagent. Mais qui blâmer pour ce spectacle odieux ? Les musiciens sont évidemment tout désignés. Personne ne les a forcés à composer des morceaux aussi outranciers et que certains conservateurs leur aient soufflé l’idée à l’oreille ne change rien. Mais ne pas amoindrir les responsabilités n’empêche pas de les multiplier et Moira a déjà quelques noms qui lui viennent à l’esprit. Nombre d’entre eux comptent parmi les proches de Nigel : amis de longue date, cousins par alliance, voisins ou anciennes promises… Les sangs purs partagent tous ce même sort, chanceux ou malheureux, d’être lié les uns aux autres de manière si rapprochée et de se retrouver fréquemment aux mêmes endroits. Oh ! Moira sait que son ami n’est plus le fils prodigue de ses parents depuis longtemps. Fier ambassadeur de la réussite des vieilles familles, avocat de renom, devenu tenancier d’un bar donnant sur la triste Allée des Embrumes… Moira sait les réactions qu’a suscité un tel revirement. Elle s’est imaginé plusieurs fois les paroles acides que Nigel a dû entendre de la bouche de ses parents, de leurs amis, du vieux Melchior aussi, sans doute. En subit-il encore aujourd’hui, chaque fois qu’il doit se rendre aux réceptions fréquentes organisées par l’aristocratie de la magie anglaise ?
En parlant de réception, il en est une à laquelle la juge aurait aimé pouvoir se rendre tant elle est persuadée qu’elle a servi à l’organisation de ce maudit concert. Il y a longtemps qu’elle ne s’encombre plus d’hésitations polies et de formules ampoulées avec son ancien rival. Aussi, elle ne tergiverse pas et pose sa question aussi brusquement qu’elle lui vient en tête. Mais la surprise évidente de Nigel lui fait froncer quelque peu les sourcils. Elle sourit à sa réponse avant de rétorquer : - Le monde entier me semble manigancer depuis quelques mois. Il n’y a que la cible qui change selon de qui on parle. Une triste résignation filtre dans ses paroles, comme l’aveu d’une certaine impuissance qu’elle reconnaît de plus en plus volontiers à mesure que le temps passe. Le département de la Justice a beau détenir des outils parmi les plus perfectionnés et compter dans ses rangs certains des sorciers les plus brillants du Royaume-Uni, Moira ne cesse d’être mise devant l’inefficacité de leur action. Chaque mois passé à la tête du Magenmagot lui fait voir de nouvelles failles dans l’institution qui laissent à leurs ennemis autant d’opportunités de s’échapper. La mort d’Astoria Greengrass n’a toujours pas été élucidée. Lucius Malefoy continue de pénétrer impunément dans les murs du Ministère et s’est infiltré jusque dans les rangs des Aurors. L’attentat qui a visé Harry Potter à Poudlard n’a toujours pas permis de faire le lien avec les Carrow. Amycus et Alecto demeurent toujours introuvables. Quant à Narcissa Malefoy, elle reste bien sagement derrière la ligne rouge, laissant l’illégalité à ses chiens de guerre qui deviennent le nouvel épouvantail quand la vraie menace est toujours terrée dans les Terres de Feu. Comment croire avec tout cela que les petites réunions du « gratin » ne soient organisées que pour fêter Noël ? Le manoir devait compter déjà bien assez de dindes entre ses murs ! La juge a un sourire mauvais.
Pourtant, Nigel semble sincère quand il lui dit qu’aucun élément ne leur permettait de prévoir le concert de Reißen. Moira fronce même les sourcils une seconde quand il lui décrit Bauer et son incapacité à le croire aussi radical qu’il se dépeint à travers son art. - Je ne connais Engel Bauer que par ce qu’en disent les journaux, comme l’immense majorité de ce pays. On ne peut pas dire qu’il souhaite se faire connaître comme un modéré. Si ce que tu dis est vrai, tu ferais bien de toucher quelques mots à ton ami pour qu’il réalise l’impact de ses prises de position. Ce n’est pas moi qui vais t’apprendre le poids de l’opinion publique sur les décisions de justice et je serais surprise qu’il réchappe à l’une d’entre elles encore très longtemps.
Nigel termine son verre et elle savoure encore une gorgée du sien alors qu’il la questionne naturellement sur la suite à prévoir. Les mots tranchants d’Antonin Gyte reviennent claquer à l’intérieur de son crâne. Moira garde le regard perdu sur la robe du Mary Sweet Note. - Quelle position veux-tu qu’ils adoptent ? La plupart veulent la tête de tous les musiciens sur un plateau, évidemment. Chaque heure qui passe sans que rien ne soit fait excite un peu plus les foules. La violence appelle la violence. J’ai encore subi les foudres d’un de nos Aurors juste avant de venir te voir. La raison de sa venue se dessine en filigrane, rendue plus concrète par la tension qui s’est emparé de sa nuque. La colère et l’angoisse née de ses incertitudes tapissent sa langue d’une amertume infâme qu’elle fait passer avec ses dernières gouttes d’alcool pendant que Nigel disparaît sous son bar pour sortir une bonne bouteille de calvados. Il lui sert un verre d’autorité mais son enthousiasme ne parvient pas à la faire sourire. Ce n’est que lorsqu’il lui confie son intention de la garder encore quelques heures qu’elle relève enfin les yeux pour retrouver les siens. - Nous avons tout notre temps, répond-elle avec une espièglerie trop lasse pour lui ressembler. Je crois que je vais prendre ma matinée demain. Comme un aveu de faiblesse à peine formulé, ravalé avec une gorgée de calvados. L’alcool brûle sa langue, embrase ses lèvres pour la punir d’ainsi s’épancher. Mais la fatigue convainc la magistrate de cesser de se contenir. Après tout, ne se trouve-t-elle pas en terres amies ?
Un silence triste s’impose de longues secondes, comme si aucun d’eux ne savait avec quoi le briser. Le regard posé de nouveau sur son verre, l’air pensif, Moira semble réfléchir, hésiter à taire les idées qui se heurtent dans son crâne depuis plusieurs jours. Ses doigts jouent distraitement sur le bord du bar. Elle ne sait pas combien de temps elle s’empêche ainsi de parler, jusqu’à ce qu’elle prononce quatre mots, d’une vois basse mais affreusement ferme. - Je ne présiderai pas.
Doucement, elle lève les yeux, admire le tressaillement subtil qui fait vaciller les prunelles de l’ancien avocat. Le visage de Moira est dur, son regard déterminé. - Je refuse de prendre part à cette mascarade et de représenter aux yeux de tous le bras armé d’un homme qui se terre dans son bureau ministériel et ne prend la parole que pour fragiliser davantage une paix dont il doit être le garant. Si Potter devait agir, cela devait être tout de suite : par voie de presse, par une allocution, par un tract collé dans toutes les rues de Londres si cela lui chantait ! Mais il devait répondre immédiatement ! S’il agit maintenant, cela sera trop tard pour qu’on ne pense pas que sa réponse soit une vulgaire manœuvre politique qu’il lui a fallu réfléchir, monter de toute pièce, et jeter à la figure du peuple en espérant abattre l’opposition ! Et si par malheur Bauer et sa clique devaient être condamnés pour un foutu concert, le monde entier criera à la censure et ce sera le début de la véritable ascension de Narcissa car je te promets que la population ne laissera pas passer ça. Ses mots sont aussi durs que ses pensées. Des jours durant, il lui a fallu garder son fiel, s’empêcher de le déverser, encore moins face à ses équipes, pour préserver la réserve dont elle doit faire preuve face à Potter. Mais après les accusations brutales de Gyte, et avec Nigel comme seul témoin, elle ne peut retenir plus longtemps toute l’amertume que leur Ministre lui inspire depuis des mois. - S’il répond maintenant, s’il tombe dans ce piège et fait arrêter Reißen, il se prendra un retour de flammes plus brûlant que tous ceux qu’il a jamais subis en tant que Ministre de la Magie. Je ne veux pas être celle qui prononcera la condamnation qui enflammera le pays. C’est hors de question.
Son dos rencontre mollement le dossier de son tabouret alors que sa main passe nerveusement sur ses lèvres. Plusieurs secondes passent sans qu’elle ne dise plus rien. Son cœur bat lourdement dans ses tympans. - Tu as une cigarette ? demande-t-elle alors tout de go. Peu de gens savent pour cette habitude héritée de sa jeunesse, passée après maints efforts et qui ne reparaît plus que ses moments de grande joie ou d’anxiété intense. Ce n’est pas la première fois qu’elle tente de voler une cigarette à Nigel. Mais jamais ce petit écart n’a semblé si nécessaire.
Il y a, dans ses froncements de sourcils, tout le doute qu’elle tente de te cacher. Tu la vois, avec son sourire, sa répartie, ses yeux qui cherchent les tiens, comme pour te sonder, vérifier que tes prunelles ne pétillent pas du plaisir de l’avoir fait se louvoyer. Elle a la voix lasse, encore, la voix bien trop lasse depuis qu’elle a mis les pieds dans ton bar, lorsqu’elle te rétorque qu’elle s’imagine bien le monde entier manigancer. Tu lèverais presque les yeux au ciel, devant sa résignation, peu du genre à te laisser abattre comme elle le fait ce soir – mais ce soir, tu le sais bien, n’est pas comme tous les autres. Ce soir, son regard triste n’a pas besoin que tu fasses semblant, que tu balaies ses doutes – il a besoin que tu l’écoutes, que tu l’entendes. Alors, tu tentes, de ce que tu te souviens de cette soirée-là, chez la Selwyn. Tu tentes de la convaincre, que tout le monde ne manigance pas, pas tout le temps, pas partout.
Il y a un souvenir, seulement, qui revient se glisser entre tes mots, alors que tu lui assures avec l’air de ceux qui ont confiance que rien n’était organisé ce soir-là, que Bauer était des plus sages. Il y a le souvenir de la proximité d’Engel et Narcissa, de ses airs gauches à côté d’elle, reine souveraine, de son sourire en coin, maîtrisé. Ah, ça. Peut-être avait-elle prévu bien plus qu’elle ne vous l’avait avoué, ce soir-là, lorsqu’elle vantait ses relations avec la presse. Et, pourtant, de ce qu’elle t’avait lâché, au détour d’un dîner avec Melchior, le soir du concert, non, elle ne savait pas. Pas ça. Pas à ce point. Rien du tout, vraiment ? Tu ne sais plus trop, à force, et tes pensées se seraient embrûmées davantage si Moira ne t’avait pas bien vite recentrée.
Tu hoches la tête, expirant profondément. Bien sûr, que tu le savais, combien l’opinion publique pesait lors des décisions de justice. Tu l’as vécu, de plein fouet, avec une envergure toute autre, lors des procès de la première guerre. Cette affaire de concert, cette provocation au Ministre, c’était presque une histoire de misère, comparé à cela. Presque, seulement. Si la situation enflait, si le climat s’envenimait, ce procès serait le premier d’une longue série, qui, dans quelques mois, tomberait pour tenter de canaliser les révolutions. Évidemment, qu’il y allait avoir plus de grabuge. Et toi, il faudrait que tu ailles murmurer à l’oreille de ce rockeur passionné par sa cause, par cette possibilité, enfin, de rejoindre les plus grands, les plus puissants, qu’il devait se taire, se tasser dans l’ombre ?
- Je ne pense pas qu’il s’attende à quoique ce soit d’autre, très honnêtement. Mais si cela lui permet de lancer un pavé dans la marre… Tu sais comme moi combien cette première décision va enflammer le reste. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire, moi, maintenant ? Est-ce qu’on peut vraiment rester modéré, dans ce climat ? Tu sais bien que c’est impossible, Moira.
Ces mots t’échappent, et leur poids te fait soupirer de plus belle. Tes doigts relèvent ton verre qui, d’un geste, finit dégluti en un beau cul sec. Avec la tournure que prend la discussion – tu ne t’imaginais pas autre chose, finalement, à cette heure-ci -, c’est quelque chose de plus fort, et de plus particulier qu’une tequila éclatante qu’il va te falloir. Tu fais le tour du bar, cherchant distraitement ton précieux, tout en demandant à ta vieille amie comment les choses étaient perçues, de son côté du monde.
Sa réponse, forcément, te fait grimacer. Tu restes bête, quelques secondes, profitant que son regard soit perdu au fond de son verre, pour l’observer. Derrière ces quelques mots, assurément, se cache la raison de ses pas ici, las et déboussolés. Tu as l’envie, absurde, de lui saisir la main, de la rassurer, mais la vanité de cette action te frappe tout aussitôt, et tu déglutis. Évidemment, qu’ils souhaitent voir le Ministre réagir. Évidemment que Moira s’en prend plein la figure. Évidemment, tu le sais, depuis le temps, combien les tensions s’empirent, lorsque confinées, contenues, lorsqu’elles n’ont que le choix d’être marmonnées, soufflées au détour d’un café, les corps crispés, les âmes noircies. Tu as vu l’effet que ces bureaux, ces mentalités peuvent avoir – tu les as fuis, n’est-ce pas ? Tu les as fuis, tu l’as laissée là-dedans, et tu t’étonnes, de la voir ici ce soir, dans un état pareil. Quel lâche, soufflerait Melchior.
Alors tes gestes se font plus vifs, ton sourire plus éclatant, te baissant pour attraper la bouteille de calva, la lui montrant avec enthousiasme. Ce n’est pas totalement surfait, comme jeu d’acteur – au fond, tu as bien l’envie de lui détourner les pensées de ces horreurs, des mots qui doivent encore claquer dans son esprit, réceptacle facile qu’elle était, Présidente de la Justice, de tous les maux de ses collègues, de ses soi-disants alliés. Tu lui tends son verre, la main toujours sur la bouteille, préférant lui promettre que tu la gardais pour lui, ce soir, cette nuit, même, vu l’heure avancée. Tu la gardes ici, dans la sécurité de ton bar, sur ce tabouret pas assez confortable, mais dans une bulle dénuée des décisions rudes de l’extérieur.
Ses yeux, enfin, viennent croiser les tiens, et tu ne la lâches pas du regard, tentant de lui partager, au moins un peu, le semblant de joie que tu portes encore en toi. Elle lâche quelques mots, avant de tremper ses lèvres dans son verre, dégustant ta boisson. Et si tu t’apprêtais à la suivre, la phrase te décontenance – tu relâches la bouteille, et tu fronces les sourcils. Prendre sa matinée. Vous êtes pareils, elle et toi. Vous ne prenez pas vos matinées. Ce ne sont pas des phrases que vous dites, certainement pas au sujet d’un métier qui vous passionne autant que la justice et ses retors le peuvent. C’est une phrase qui tombe lourde, et qui te fait réaliser combien ce soir n’est pas l’heure des semblants de joie.
Tu ne dis pas un mot, te laissant retomber contre le plan de travail, derrière, n’ayant même pas à coeur de goûter l’alcool qui brille dans ton verre. Tes yeux ne la quittent pas, dévorent ses traits qui se concentrent, ses prunelles qui observent le fond du verre. Tu as envie de lui attraper l’épaule, le menton, de la rappeler à toi, peu importe comment, et de la tirer de cette tristesse. Elle a le même visage qu’Helen, quand tu lui scandais que vous ne quitteriez pas Londres. Le visage d’une femme qui réfléchit au pire à venir. Un visage que tu as appris à maudire – et, surtout, à craindre.
Les quatre mots qu’elle prononce, semblant ouvrir les vannes d’un flux de détermination, te font tressaillir. Tes yeux ne la quittent toujours pas, mais tes lèvres sont subitement sèches, et ta gorge serré. Elle ne présidera pas. Ses mots sont d’une force de décision qui t’effraie. Tu regrettes presque qu’elle les ait prononcé là, ici, auprès de toi, tant le poids qui pèse avec eux sera lourd à porter. Tu vas ouvrir les lèvres, homme incapable de se taire, mais déjà les vannes laissent s’échapper toutes les paroles qu’elle se retenait de lâcher, tout ce qui lui trottait à l’esprit et qui, enfin, enfin, se révélait au monde. À toi. Rien qu’à toi. Homme de confiance. Ne va pas tout gâcher, petit Nigel.
Inspire, expire. Souviens-toi comment écouter. Comment entendre. Comment respecter. Écoute-la, qui te révèle combien les manières du gouvernement la renverse, combien elle a honte de cette lenteur, de ces mascarades. Tu as le sang froid, qui se fige, qui réalise jusqu’où son agacement va. Salazar, à ce compte-là, ce n’est plus même de l’agacement. Tu hoches la tête, convaincu comme elle qu’il est trop tard, qu’ils ont trop attendu, que les clans sont faits, de toute façon, et que tout discours, tout acte, ne créera que railleries ou menace de complots. Tes doigts se font nerveux, sur le comptoir, où tu t’es calé à nouveau, bras tendus, regard toujours fixé sur Moira. Bien sûr, qu’ils ne laisseront pas passer cela.
- Il les prend pour des idiots. Tous. C’est un jeu bien trop dangereux, rajoutes-tu d’un souffle, alors même qu’elle poursuit, lui assurant que le Ministre n’en sortira pas indemne, de cette situation.
Elle enchaîne, presque trop rapidement pour que tu suives, puis, enfin, un relâchement nerveux, son corps se laissant retomber sur le tabouret, sa main effleurant ses lèvres; ses derniers mots résonnent encore quand elle demande une cigarette. Pris au dépourvu, tu balbuties presque avant de saisir de ta main nue ta baguette magique, sur le comptoir, pour un accio murmuré. Aussitôt, un paquet entamé file vers vous, tombant sèchement sur le comptoir. Tu l’attrapes, en tire deux cigarettes, et lui en tend une.
- Tiens, elles ne sont pas terribles, c’est un client qui les a oublié, préfaces-tu en pointant ta baguette vers elle, le bout embrasé.
Sa cigarette allumée, tu répètes l’opération pour la tienne, et prends une longue taffe, bien trop méritée. Elle t’a prise au dépourvu, avec cette décision, tu ne peux faire semblant. Bien vite, pourtant, tes rouages se remettent en marche, come si la nicotine les libérait finalement de l’entrave que le choc avait disséminé en toi.
- Il ne fait aucun doute que cette décision va en secouer plus d’un. C’est un sacré pied de nez, que tu leur fais là. Tu as conscience, je sais bien, de combien cela peut te déséquilibrer, sur leur plateau – tu perdras la confiance du ministre, c’est évident. À ses yeux, à leurs yeux, ce sera une tentative de t’échapper de leur lignée. Leur fiel se retournera contre toi, Moira. Tu ne pourras pas rester là, de leur côté de la ligne, si tu refuses longtemps de jouer leur jeu. Où est-ce que tu iras, après ça ? On le sait tous les deux : c’est impossible, d’être modéré. C’est impossible, d’être en retrait. Aucun des deux camps ne le verra comme ça. Pas quand tu es quelqu’un d’aussi puissant. D’aussi important.
Tu cherches son regard, tes yeux brillants d’une lueur nouvelle, pétillants presque.
- Cela étant dit – tu m’as toujours impressionnée, Moira, de ta rigueur, de ta droiture, et par tes principes. Ce soir, tu continues de me rendre fier. Si tu dois t’éloigner, s’ils cherchent à t’évincer, tu auras auprès de moi un soutien de fer. Ne les laisse pas te repousser, en blâmant les explosions à venir sur ton retrait.
Et cette fois, tes lèvres se redressent, carnassières.
- Tu sais, Narcissa m’a invité, dimanche dernier. Après le concert. Je pesais les pours et les contres, depuis. M’engager, ne pas m’engager. De son côté, à elle, qui lance un rockeur d’une autre nation, d’un autre monde, à sa place sur la place publique ? C’était lâche. C’était mesquin. Ces jeux, auxquels ils jouent, chacun depuis leur tour d’ivoire, ils m’horripilent – et je refuse, comme toi, de tout voir nous sauter à la figure. Je refuse, cette fois, de ne pas avoir été une des voix qui aura tenter de juguler ça.
La décision est facile, finalement. Elle tombe sous le sens, et tu frémis. Il aura fallu Moira, pour que ça te vienne.
- Il nous faut un équilibre nouveau. Je ne m’engagerai pas du côté du Ministre, penses-tu – mon sang est trop bleu pour ce garçon, et tu sais que les idées de Narcissa ne sont pas si éloignées de ce qui m’a toujours été inculqué. Ses manières, seulement, me restent en travers de la gorge. Je ne peux pas la laisser agir ainsi. Je n’ai pas assez de contrôle, seul, toutefois.
Les virevoltes de fumée s’élancent depuis ta cigarette, qui se consomme au bout de tes doigts. Tu ne la regardes même plus. Tes pensées, encore une fois, se sont envolées, révélant la ferveur qui a toujours résidé en toi de ne pas briller dans l’ombre.
- À nous deux, Moira, imagine. À nous deux, imagine notre contrôle. Imagine ce que nous pourrions leur proposer. Les aiguiller. Nous serions…Une coalition. Leur coalition. Un espoir.
La cigarette tenue contre ses lèvres par ses deux doigts fins, Moira inspire l’air vicié par les vapeurs de tabac, fermant les paupières pour mieux sentir le goût de la fumée avant qu’elle ne la laisse s’échapper par ses narines roses. Voilà bien longtemps qu’elle n’avait plus cédé à l’appel maléfique de la nicotine. Mais les vieilles habitudes ressurgissent souvent dans les pires moments de stress et toutes les craintes qui se sont emparé d’elle depuis qu’elle s’est convaincue de ses résolutions n’en finissent plus d’affoler les battements de son cœur.
Moira sent les inquiétudes de Nigel, bien légitimes après tout ce qu’elle vient de lui asséner. Une part d’elle se félicite presque d’être parvenue à troubler le grand avocat du barreau de Londres. La commissure de ses lèvres frémit comme pour former un sourire. Mais celui-ci s’évade vite quand le sérieux dans la voix de son ami se remet à gronder dans le bar désert. Moira baisse les yeux sur le rebord du cendrier où elle vient tapoter le bout de sa cigarette. Les mots de Nigel tonnent à ses tympans, font écho à tous les avertissements qu’elle s’est déjà répété mille fois. Bien sûr que son refus de présider sera un affront. Bien sûr que Potter ne pourra pas l’ignorer. Par ce seul acte, c’est tout son alignement politique qu’elle remet en question et son soutien au gouvernement en place qui se trouve bien écorné. Personne ne s’y trompera, à commencer par ceux qui résident dans les hautes sphères du pouvoir. L’appui du président du Magenmagot reste depuis toujours l’un des socles les plus précieux pour la stabilité du gouvernement. Or, par ce seul choix, c’est cet équilibre fragile que Moira fait vaciller et les répercussions seront inévitables. - Je ne suis pas certaine d’avoir déjà eu la pleine confiance du Ministre, souffle-t-elle, pensive, tout comme il n’a jamais acquis la mienne. Nous nous reconnaissons chacun des qualités rares, mais je crois que nos méthodes respectives ne nous ont jamais convenu. Lui et moi avons eu plusieurs entretiens houleux depuis sa prise de pouvoir, généralement plus sur la forme de sa gouvernance que sur le fond de ses décisions. Mais la succession de nos désaccords me paraît ressembler davantage à une mésentente de fond sur notre manière de concevoir la politique et les besoins de ce pays qu’à une successions d’erreurs d’un ministre débutants que je pourrais aider à corriger. Potter n’est ni un incapable ni un idiot. Je crois qu’il l’a assez prouvé pour que nous le prenions au sérieux et que nous le traitions comme le politicien qu’il est. Trop de gens se sont laissés flouer par son âge. Je ne ferai pas cette erreur.
Un moment, Moira hésite à recroiser le regard de Nigel. Mais, alors qu’elle sent ses yeux sur elle, elle finit par recroiser le vert ambré de ses prunelles et son cœur tremble légèrement quand elle reconnaît la lueur de fierté qui s’est emparé de ses iris. L’émotion étreint sa poitrine à l’entendre louer cette droiture qu’elle s’acharne à conserver. Peu d’estimes ont tant de valeur que celle de Nigel tant leur rivalité les a portés l’un l’autre tout le long de leur carrière et dans l’obscurité poisseuse de cette nuit trop sombre, elle croit trouver enfin une main tendue pour la sortir de cette solitude dans laquelle elle s’est sentie se perdre.
La voix de Nigel la rassérène. Son soutien ainsi affirmé se fait socle inébranlable sur lequel reposer. Les battements de cœur de la juge se font plus lourds mais moins rapides, marquant le tempo d’une résolution qui gagne en puissance à chaque mot que son ami prononce. Son appui détend ses muscules, réchauffe sa poitrine, lui permet enfin de se délester d’un peu de cette angoisse qu’elle traîne depuis que l’idée d’abandonner l’affaire Reißen. Mais les paroles de Nigel prennent alors une tournure qui fait se froncer les sourcils de la Présidente-Sorcière.
Sans émettre un son, elle écoute le raisonnement de l’ancien avocat, suit avec lui le chemin que prennent ses idées. L’exaspération de Nigel semble au moins aussi prégnante que la sienne. Moira sait qu’ils ne sont pas les seuls fatigués de ces jeux de pouvoirs, de ces antagonismes immortels entretenus depuis des centaines d’années. Narcissa et Potter ne sont que deux têtes d’une même hydre qui n’est toujours pas parvenue à s’étrangler. La politique du monde de la magie anglais est devenue un monstre si lourd qu’il n’est plus capable d’avancer. Mais une autre force peut-elle seulement la remplacer ?
Un équilibre nouveau.
Moira se fige en entendant ces mots, tétanisée par leur puissance et la déraison qu’ils comportent. Nigel vient-il réellement d’invoquer une telle idée ? Son regard ne le quitte pas alors qu’il poursuit sa démonstration, affirme son incapacité à se reconnaître dans les positions de Narcissa Malefoy et de Harry Potter. Son rejet s’apparente tant au sien qu’il en est déstabilisant. Immobile, la juge ne dit rien. Elle en oublie sa cigarette qui se consume seule au bout de ses doigts.
« A nous deux, Moira, imagine. »
Son cœur fait une embardée. Dans sa tête, l’anarchie se meut en une cacophonie infâme. Il lui faut réfléchir, s’imaginer les possibilités offertes, les obstacles qu’ils rencontreront, les bénéfices pour eux et ce pays qu’ils souhaitent encore servir.
Une coalition.
Pendant de longues secondes, Moira ne répond rien. Ses yeux restent irrémédiablement aimantés à ceux du barman, comme s’ils y cherchaient la certitude nécessaire pour croire que Nigel est véritablement sérieux. Mais les nuances de son regard ne savent mentir et Moira s’en trouve absolument désarmée.
Ses pensées se bousculent, se heurtent à tous les réflexes de prudence qui sont siens depuis l’enfance. Quelles possibilités seront vraiment les leurs ? Quels dangers viendront frapper à leur porte ? Sauront-ils convaincre quiconque de les suivre ? Et que leur offriront-ils concrètement ? Quelles idées politiques présenteront-ils à un pays exténué par deux guerres, vidé par les oppositions incessantes des jeunes générations et des vieilles familles, pétri de traditions aristocratiques dénigrées par une frange toujours plus virulente de la population ?
Le silence perdure, lourd d’inquiétudes, de ferveur et de questionnements. Moira prend-elle seulement la proposition de Nigel au sérieux ? La question finit par la faire soupirer en souriant, comme si elle réalisait enfin la folie des perspectives qu’elle dessine. Moira baisse doucement les yeux et ramène la cigarette au bord de ses lèvres pour inspirer longuement la fumée qu’elle recrache délicatement sur le côté en revenant croiser le regard de Nigel. - Une coalition. C’est plutôt vendeur. Ton esprit d’entrepreneur commence à s’aiguiser sérieusement. Mais la boutade n’éclipse pas pour autant les horizons qu’il vient de lui dessiner.
Une hésitation semble prendre la juge alors qu’elle garde le regard plongé dans celui de son ami. Dans sa tête les idées fourmillent, se jaugent et se discréditent aussi vite que se répondent les battements de son cœur. Son pouce joue distraitement avec le filtre de sa cigarette. Elle gronde d’une voix très basse : - Le fils prodigue Fawley qui a fui tous les prestiges et la divorcée d’un criminel devenue présidente du Magenmagot… Quel duo nous ferions ! La commissure de ses lèvres frémit encore alors qu’elle ramène la cigarette à sa bouche. Mais l’espièglerie qui s’est emparé de ses traits n’empêche pas ses pensées de prendre un tournant résolument grave.
Et si… ?
Et si la solution se trouvait là, quelque part, dans une alliance inédite incarnant ces origines divergentes qui n’empêchent pas l’harmonie ? Et si leur amitié et la ressemblance de leurs opinions pouvaient faire taire tous ceux qui ne croient qu’à un extrême ou l’autre ? Et si l’avenir du pays ne résidait pas en un chef mais un couple auquel tous les citoyens du pays pourraient s’identifier, deux sorciers que tout oppose : un fils de sang pur s’étant détournée de son chemin tout tracé, une fille de sang mêlé s’étant hissée à la présidence du Magenmagot. Héritage de l’histoire. Méritocratie indépendante du sang. Auto-détermination. Et s’ils tenaient là le seul message dont ce monde avait besoin ?
Mais l’idée paraît si folle… Le visage de Moira s’adoucit pour adopter une expression amusée, presque nostalgique, à l’image de ces soirées adolescentes passées à refaire le monde. - Crois-tu que nous pourrions changer quoi que ce soit ? Crois-tu que quiconque nous suivrait, moi, la Présidente-Sorcière que certains s’amusent à appeler encore « Moira Miles », et toi, le tenancier d’un bar empiétant à moitié sur l’allée des embrumes ? Nous ne partirions de rien, Nigel. Sans parler de toutes les oppositions qu’il nous faudrait affronter… Je m’attends déjà à rencontrer les miennes bientôt, mais cela ne changera finalement que peu de ce que je vis depuis des années. Mais toi… Que deviendras-tu dans ton monde si tu t’opposes à Narcissa ? Bien que leur réflexion conserve encore le ton du jeu, l’inquiétude de la juge sonne on ne peut plus réelle. Elle sait combien Nigel a déjà payé son abandon du barreau pour se construire son refuge sur le Chemin de Traverse, loin du prestige du Magenmagot et des dorures que sa famille lui destinait. Elle se demande ce que ce bon vieux @Melchior C. Fawley a jamais pensé du Helen’s Legs…
- Quant à notre discours, il faudrait redoubler d’efforts pour nous faire entendre. Penses-tu qu'une alternative incarnée par deux sorciers habitués des polémiques intéresseraient assez le monde pour attirer l'attention de la Gazette ? Ou peut-être d'un autre journal, soit-il moins lu d’habitude que le mastodonte de la presse ? Rita Skeeter ne manque après tout jamais de nouveaux scandales à se mettre sous la dent. Un scandale… C’est bien ce que tout cela engendrerait, n’est-ce pas, avec ou sans concert ? Elle réfléchit encore, fait tomber la cendre de se cigarette avant de tirer de nouveau sur le filtre. Mais elle ne se départ pas de son sourire, trop amusée par leurs rêveries pour y mettre un terme. - Je ne craindrai pas tout de suite le courroux du Ministre et de ses sbires. J’ai encore trop de bons contacts auprès des hautes sphères et des Aurors pour lui permettre de me limoger si facilement. Après la gifle qu’il se prendra avec l’affaire des rockeurs, je gage qu’il réfléchira bien davantage aux conséquences de ses actions et qu’il attendra de ne plus avoir d’alternative avant d’éliminer un opposant, en particulier quand il vient supposément de son propre camp. Je ne sais pas ce qu’il adviendra de Bauer et de sa clique. Mais s’ils payent leur coup d’éclat plus que de raison, cela ne rendra un second coup que plus facile à mettre en place. Elle laisse une seconde s’écouler, son regard planté dans celui de Nigel. - On ne peut éliminer coup sur coup deux oppositions sans se coller à jamais l’étiquette de dictateur sur le front. Et s’il est une chose dont elle est sûre, c’est que Harry Potter ne veut pas qu’on le voie comme un dictateur. Pas après Voldemort. Pas après la gloire qui l’a auréolé. Pas après l’admiration et les vocations qu’il a insufflées à tant de jeunes sorciers qui ne rêvent que de suivre ses traces. Harry Potter se veut sauveur et non despote. Mais ne dit-on pas de l’enfer qu’il est pavé de bonnes intentions ?
Phrase après phrase, la coalition fantasmée se dessine dans l’esprit de la juge, toujours aussi étrange à concevoir, mais si passionnante à découvrir au fil de ses élucubrations. Il y a longtemps qu’elle ne s’était plus perdue à imaginer un avenir qui ne s’enfonce pas dans une impasse, prisonnier entre la hargne vengeresse des Insurgés et les réformes passées en force par Harry Potter. Les journées ont été longues, rongées par l’inquiétude et le sentiment d’impuissance qui n’a cessé de serrer son cœur quand le Ministre la mettait chaque fois devant le fait accompli. Ses appels à la tempérance ne semblent jamais avoir atteint le fils de Lily. Trahit-elle son amie défunte en s’opposant si clairement à son petit ? Jusqu’où la loyauté en amitié peut-elle prévaloir sur la loyauté envers son pays ? Car c’est bien de l’avenir de tout le Royaume-Uni qu’il s’agit.
Moira revient croiser le regard de Nigel et son sourire se fait plus franc. Elle souffle par le nez, étouffant un rire, et demande avec un fond de raillerie : - Moira Oaks et Nigel Fawley en croisade contre la guerre que nos deux camps s’appliquent à préparer… Es-tu seulement un brin sérieux quand tu me proposes cela ? Son sourire, encore, appuie la finesse de ses lèvres. Mais son regard, lui, a perdu beaucoup de sa badinerie.
Tes mots tombent, ils glissent de tes lèvres et viennent résonner au creux des oreilles de Moira. Son silence pèse. Il te pèse entre les tempes, il te fait trembler le corps, et tu veux qu'elle réagisse. Qu'elle s'exprime, qu'elle rigole, qu'elle te détourne de cette idée folle, ou qu'elle t'y rejoigne, qu'elle plonge, qu'elle laisse ton sang s'enflammer. Elle se tait, pourtant, et tu attends. Tu inspires, yeux braqués sur elle. Tu sais qu'elle ne fonctionne pas comme toi. Vous n'êtes pas pareils, justement, c'est ce qui fait votre force, c'est ce qui fait la beauté de votre alliance. Votre lien, si particulier. Elle et toi. Calme et passion. Rigueur et précision. Un frisson te remonte l'échine, alors qu'elle t'observe toujours, et que tu attends encore. Elle réfléchit, c'est obligé.
Une coalition.
Tes lèvres sont serrées, tu as envie de poursuivre, de tout lui exposer. Tout, tu ne sais pas encore ce que c'est. Tu as eu l'idée, comme ça, la révélation divine, mais tu sais qu'elle se tient. Vous n'êtes pas n'importe qui. Allez, Moira, hoche la tête. Dis-lui oui. Elle baisse les yeux, pourtant, reprenant sa gestuelle de fumeuse dans un soupir. Tu fermes les paupières, brièvement, un souffle court t'échappant. Bon sang. Ton visage a repris un air neutre, pourtant, quand elle relève les yeux vers toi, soufflant une moquerie sur ton potentiel d'entrepreneur. Un fin sourire t'échappe et tu balaies la blague d'un geste. Ta cigarette se rappelle à toi et, d'un mouvement vif, tu viens tirer une taffe. Allez, Moira, tu ne peux pas que lui lâcher cela. Regarde donc, comme il te dévisage.
Et sa voix lâche, une fois encore, une phrase qui fait se relever plus franchement tes lèvres. Le fils prodigue devenu barman, l'étoile justicière ex-épouse d'un criminel. Quelle sottise. Dis comme cela, c'en est risible. Tu secoues la tête, pourtant, te penches vers elle. Ce n'est qu'un souffle qui t'échappe, avec ta bouffée de cigarette, aussi railleur qu'elle :
- On s'identifiera tout de même cent fois plus à nous qu'à un élu contesté, et une enchanteresse ignorante des réalités du peuple.
Elle n'est pas convaincue, tu ne penses que cela. Elle n'est pas convaincue, mais elle réfléchit. Cela se voit, à ses gestes ralentis, à ses yeux qui sondent au loin. Et quand elle réfléchit, c'est que l'idée pèse sur sa balance. Qu'elle offre un potentiel. Il suffira d'un souffle, peut-être d'une main entière sur l'équilibre, tu ne sais pas encore, mais il suffira d'un investissement certain pour que la balance bascule vers toi. Tu contiens ton excitation, reprenant une longue taffe pour calmer tes nerfs. Il vous faut réfléchir. Être audacieux, mais sérieux. Il faut que tu trouves les mots, ceux-là même qui la convaincront que ce n'est pas un rêve pieu, une ambition folle lancée autour de deux verres, aux heures creuses de la nuit.
Comme toujours, ses réflexions sont justes et posées. Tu contractes les muscles, passes une main lasse sur ta nuque. Les gens vous suivraient-ils ? Tu as envie d'y croire, pourtant. Elle ne semble pas réaliser l'impact qu'elle a, sur les gens, trop engoncée dans son cercle de critiques, de langues de vipère. Moira, sang-mêlée, femme, qui s'est hissée au plus haut de la hiérarchie de la justice. Même toi, ça t'avais soufflé. Tu l'avais su, dès vos premiers échanges, dès vos premiers dossiers argumentés, que la magistrate serait une tête forte, qui irait loin. A l'époque, tu devais aller plus loin qu'elle, tu prenais un plaisir fou à la dépasser, la redépasser encore, quand elle avançait d'un bond. L'effort, la persévérance, le talent droit. Elle t'a soufflé, toi - alors quid de tous ces gens, comme elle, à qui leur nom de famille n'offre pas un beau bureau pour faire leurs preuves ? Elle les inspire, ils la respectent, tu en es persuadée. Il y aura toujours des gens qui ne l'aimeront pas, qui moqueront ses origines. Ceux-là, ce seront les tiens. Tu les materas. Tu restes un Fawley, aussi engoncé dans ton bar sois-tu. Que deviendrais-tu, sans Narcissa, sans ce monde-là ? Un haussement d'épaule lui répond. Tu ne prends pas la question à la légère, mais elle m'inquiète moins qu'elle. Tu traînes toujours dans les cercles sangs-purs, et il est clair que tous ne sont pas aussi raides pour l'Enchanteresse qu'il n'y paraît. Certainement pas depuis les attentats, les liens douteux avec les Euthanatoi, et encore moins avec ce concert, dont les manières n'ont pas été appréciés par tous. Ne serait-ce que la gamine Parkinson, et sa plume affûtée, que tu as vu traîner dans le bar, le weekend dernier. Non, elle s'inquiète pour rien. Si tu as perdu de ton charisme, de ton aura, lors de ces sept longues années passées dans ce bar, ce n'est pas tant pour cela que tu étais moqué. C'était à cause d'Helen, de ce divorce. Si tu reviens, plus fort que jamais, avec un message pareil - tu les souffleras, encore. La réputation de ton nom te suit toujours. Tu en as trop aidé, pour qu'ils ne fassent pas au moins l'effort de t'écouter. Ça ne sera pas aussi facile que ça l'aurait été, il y a une dizaine d'années, mais tu es un autre homme, maintenant. Tu auras moins peur de rentrer dedans, de faire se secouer les choses, de faire frissonner tes bons bourgeois. Tu te contentes de souffler, couvant un regard sérieux sur elle :
- Tu ne réalises pas le poids que tu as. Là où j'en ai perdu, tu en as gagné par dizaine. On s'équilibrera. Quand à mon milieu - tout n'est pas aussi clairement défini, tu le sais. Certains tourneront volontiers la tête à Narcissa.
Tu écrases ta cigarette d'un geste, venant déjà en attraper une autre, que tu gardes éteinte entre tes doigts. De la même main, tu portes ton verre à tes lèvres, les trempant à nouveau dans ce Calvados d'exception. Tu gardes le silence, une fois encore, parce qu'elle est trop plongée dans ses réflexions pour entendre, de toute façon. Et chacune de ses phrases pèsent avec toujours autant de justesse. Tu reposes le verre, qui claque contre le bois du comptoir. Un scandale ? C'est cela qu'elle imagine, de votre association ? Tu secoues la tête, dubitatif. Ils ne pourront pas ignorer la justesse de vos propos et se concentrer simplement sur les racontages qui vous entourent. La situation est trop grave, trop importante, pour qu'ils ne se focalisent là-dessus, non ? Contacter la Gazette, ou Rita, seulement… Tu ne sais plus avec qui Narcissa a des liens, précisément, mais l'idée ne t'enchante guère. Vous pourriez gratter une lettre à ce Fawley, dont tu as vu le nom en bas des tribunes politiques, à quelques occasions, mais tu ne sais que trop peu ses véritables engagements pour t'y risquer. Non, il y aura forcément quelqu'un d'autre, quelqu'un de plus neutre, de plus utile. Quelqu'un prêt à embrasser ce progressisme nouveau, cette révolution tranquille. Cela vaudra mieux que de la presse à scandales, non ?
Déjà elle enchaîne, et cette fois ton sourire se fait plus franc. Potter ne pourra pas risquer de se débarrasser d'elle, et cette idée te rassure, peu importe vos décisions après cette discussion. Tu n'oublies pas ce qu'elle t'a dit, au début de cet échange, et des pouvoirs que détient réellement Potter. Il n'est pas idiot, c'est bien cela qui le rend si dangereux. Il n'est pas idiot, et il ne sous-estime pas Moira. Placer un second coup au Ministre, alors. Ce serait vous, ce second coup. L'alliance inattendue. Le calme que n'espérait plus le peuple.
Tu réfléchis, encore, à comment lui assurer que c'est une idée à envisager, allumant d'un geste distrait la cigarette que tu tiens encore entre tes mains. Qu'il faudra se soumettre, s'il le faut, aux ragots. Potter est passé par là, Malefoy même est passée par là, c'est le malheur de tout ceux qui se politisent. Mais cela aidé aussi à polariser l'opinion. Cela aidera à faire parler d'eux, à glisser leurs idées dans les cerveaux de tous. Des mères, des femmes de maison, des époux lassés, des employés épuisés, tout ceux qui liront tous ces médias, n'importe lesquels, et qui verront ce que vous leur proposez, et qui y liront enfin, enfin, un discours mesuré, une opinion éloignée de cette division infernale et intemporelle. Il est temps, non ?
Tu secoues la tête, un rire rauque t'échappant. Une croisade contre la guerre, donc ? À quel Pape obéissez-vous, cette fois-ci ? Celui du bon sens, de la survie d'un pays ? Le regard qu'elle pose sur toi fait se calmer ton rire, et tu prends le temps de lui faire comprendre, le sérieux se peignant sur tes traits, comme tu l'as sagement écoutée, et combien tu as déjà réfléchi. Tu hoches la tête, très lentement.
- On ne peut plus sérieux, Moira.
Tu fais le tour du bar, déjà, affairé à réunir tes pensées, les organiser un tant soi peu, venant te rasseoir à côté d'elle. Tu ne veux pas être pressant, ou trop exalté, car c'est un projet sérieux, qui changerait radicalement votre vie. Qui vous changerait, vous. Mais maintenant que l'idée est tombée, qu'elle fait son chemin dans ses pensées, tu ne peux pas t'en détourner. C'est peut-être un pas énorme, une décision gigantesque, mais depuis quand te détournes-tu des défis ? Ici, en plus, ce serait un retour politique parce que tu le souhaites. Pas poussé par ton père, par ton nom de famille, par votre héritage trop lourd. Non, non, c'est bien plus fort que cela. Bien plus important que tout ce que tu aies pu faire. C'est une décision qui touche l'avenir de votre société, bon sang. Alors tu la couves du regard, soufflant au loin la fumée de la taffe que tu viens d'inspirer.
- Je sais, ça a des allures de folie. Quand on y réfléchit, pourtant, et on prendra le temps d'y réfléchir plus encore, de l'organiser efficacement, si tu te laisses convaincre, si tu souhaites prendre le risque, mais si on y réfléchit, Moira, tout tombera sous le sens. Ça ne sera pas facile, parce que les opinions tranchées plaisent plus. Elles divisent les gens, et parce qu'elles divisent, elles font parler d'elles. Ils sont plus vocaux, ceux qui cherchent cela. Ce n'est pas d'eux dont on a besoin. Ce sont tous les autres. Tous ceux qui gardent silence, qui sont aussi perdus que nous, mais qui n'ont pas la chance d'avoir nos positions pour s'emparer de ce silence et le remplir d'une ambition sereine. Ceux-là, ils admireront ton passif, ta droiture, qui t'a fait mettre ton propre époux sous les verrous. Ils admireront ton ascension, et ils y liront tout ce qu'ils veulent voir pour leur propre avenir, le futur de leur jeunesse. Il y en aura d'autres, moins à même d'encourager ta personne - parmi eux, seulement, je te l'ai dit, tous ne soutiennent pas yeux fermés Narcissa. Une autre porte, une qu'ils n'ont jamais pu s'imaginer, saura les convaincre. Peut-être que cela me grillera du monde puritain, mais ce bar existe, et ces projets futurs sont nombreux. Je saurai retomber sur mes pattes, si cela nous explose dessus, comme tu sauras le faire. Alors laisse-moi être à tes côtés. Laisse-moi convaincre ceux-là. Ils seront rassurés par l'équilibre que j'apporterai. Un progressisme tranquille, réfléchi. Un progressisme qui n'effraie pas. Peu à peu, nos propos gonfleront, parce qu'ils seront murmurés par tous, au lieu d'être scandés par certains.
Tu retiens ton souffle, quelques instants, ta main s'élevant pour une nouvelle bouffée de nicotine, tes yeux dévorant les traits de Moira. Vos propos, murmurés. Vos efforts, secouant ce peuple. Et tant bien même vous n'arriverez à rien, tu songes, il y aura eu cette alliance, entre vous. Tu expires, rajoutant d'une voix contrôlée :
- Même si nos propos échouent, même si chaque camps se retourne avec trop de force contre nous, peu importe. Nos murmures seront lancés. Nos idées conciliatrices seront tombées dans leurs oreilles. Peut-être que nous ne serons pas le duo qu'il leur faudra. Tu ajoutes même, d'un souffle rieur : Peut-être faudra-t-il que je sois une figure dans ton ombre, à force. Mais je n'ai aucun doutes que nos propos trouveront écho. Si on s'en donne la force, si on essaie… Un souffle rieur t'échappe, alors que tu peines encore à concevoir tout ce que tu lui proposes, et jusqu'où tu es prêt à te mettre de côté. Bon sang, si on essaie, je vois enfin un futur qui me donne envie, Moira.
Un futur, ensemble, à galvaniser leur société. À lui redonner sa grandeur, à renouer avec un âge d'or - moderne, cette fois-ci.
Il faut de longues secondes à Moira pour en être sûre, une succession de regards, de gestes, de vibrations trop franches dans le timbre de sa voix. Les arguments de Nigel paraissent infaillibles, solides et réfléchis comme dans ses meilleures plaidoiries. L’avocat ne s’est jamais trop éloigné du barman qu’il est devenu. Elle n’en doutait pas. Se retrouver de nouveau face à ce rival ravive des velléités de combat enfouies depuis bien longtemps sous des années à travailler son sang froid pour devenir cette incarnation de la justice, pure et objective, qu’elle espérait devenir. Mais ce calme et cette réserve très professionnelle semblent être devenus des failles dans lesquelles les politiques s’engouffrent avec trop de facilité. Cela ne peut plus durer.
La Présidente-Sorcière ne réfléchissait pourtant à la proposition de Nigel que sur le ton de la plaisanterie et se voit soudainement penser ses propres arguments bien plus sérieusement. Chaque seconde passée à écouter Nigel décrire son projet rend cette « folie » étrangement moins irrationnelle. Les faiblesses de la juge se voient palliées par les forces de l’ancien avocat. Là où s’arrête son influence commence celle de Nigel comme une complémentarité qu’elle n’avait encore jamais tant observée. A travers leur alliance, ce sont les indécis des deux camps qui trouveront un drapeau derrière lequel se rallier. Sangs purs, sangs mêlés, nés-moldus… Ils les toucheront tous et qu’importe l’issue de leur combat : les voix de la majorité silencieuse auront trop résonné pour permettre à leurs ennemis de les ignorer. N’est-ce pas là le but premier de leur engagement ?
Le cœur de Moira accélère depuis un long moment déjà, troublé par le discours de Nigel qui se risque même à la placer en première ligne, incarnation de ce renouveau qu’il souhaite si jamais son nom de famille attirait moins la sympathie que le sien. Immédiatement, Moira balaye l’idée d’un geste de la main : - Tu n’as jamais été dans mon ombre, Nigel. Je n’ai jamais voulu que cela change. Mais l’argument n’a que peu de poids face à l’implacable : « et si on essayait ? ».
Le coup la laisse pantoise, estomaquée, rendu plus violent encore par l’espoir sincère qu’elle lit dans les yeux de Nigel. Tout ceci a-t-il été une plaisanterie ne serait-ce qu’un instant dans l’esprit de l’avocat ? A le voir, on dirait presque qu’il fomente un tel projet depuis des mois, des années. Tout prend forme de sorte à devenir presque tangible, presque réel : une évidence, une possibilité qu’ils ont trop longtemps feint de ne pas voir, préférant le confort des décisions prises par autrui au devoir effrayant de se trouver soi-même en haut de l’estrade, personnalité politique au cœur du chaos d’après-guerre.
Mais s’ils essayaient ?
Les secondes passent et Moira ne dit rien. Son regard tremble, accroché aux prunelles de Nigel qui a repris place à côté d’elle. Trop d’informations se bousculent dans sa tête. Ses inquiétudes appellent ses sursauts de prudence, supplient la juge d’abandonner cette folie avant qu’elle n’obtienne la moindre notion concrète. Pourtant, elle y pense, elle pèse le pour et le contre, imagine les oppositions qu’ils susciteront, les offensives qu’ils subiront, les réticences qui leur résisteront. Sa cigarette est oubliée au bout de ses doigts. Elle se perd dans des centaines de considérations jusqu’à souffler en se prenant la tête entre les mains, exagérant une moue désespérée : - Par Merlin… A quoi est-ce que tu me fais réfléchir ? Elle respire quelques secondes, un sourire désabusé aux lèvres, car elle sait qu’elle ne pourra plus s’empêcher d’y penser à présent et que de longues nuits l’attendent car une telle décision ne pourra se prendre ce soir. - Ta liberté t’a rendu fou, Nigel, même si je reconnais que cette folie n’est pas dénuée de charme. Un souffle amusé s’échappe entre ses lèvres alors qu’elle tend le bras pour écraser le reste de sa cigarette dans un cendrier. Une seconde passe. Puis elle gronde : - Je ne te dis pas non. Elle sourit encore, imaginant déjà trop bien la flamme qui vient embraser la poitrine de son ami rien qu’en prononçant ces mots. - Mais je ne te dis pas oui non plus, ajoute-t-elle donc sur un ton espiègle. Laisse-moi y réfléchir un jour où je n’aurai pas l’esprit si encombré ni deux verres d’alcool dans les veines. Levant un sourcil, elle termine sa dernière gorgée de calvados avant de désigner Nigel de l’index en reposant son verre. - Vous ne profiterez pas de mes faiblesses avec un moyen aussi vil que l’alcool pour des questions si capitales, maître Fawley. Et, comme une invitation à ne surtout pas achever leur rencontre sur de telles interrogations, elle s’empare de la bouteille de calvados pour remplir son verre et celui du barman, un rictus rieur toujours accroché à ses lèvres.
Les heures ont passé. Le cendrier s’est rempli quand la bouteille s’alcool s’est vidée. Les conversations très sérieuses ont laissé place à d’autres débats bien moins téméraires. Les éclats de rire ont remplacé les froncements de sourcils. A mesure que la nuit a avancé, le cœur de Moira s’est fait plus léger, débarrassé de ses inquiétudes pour ne plus profiter que de la présence d’un ami capable de tuer le temps sans donner l’impression de l’avoir perdu. La juge n’a pas regardé l’heure et ce n’est que lorsque la fatigue s'est mise à peser trop lourdement sur ses paupières qu’elle s’est entendue souffler : - Bon sang… Depuis combien de temps est-ce que je t’empêche de fermer ?