« Et nous alimentons nos aimables remords — ft. Lemony »
Mes côtes me font encore mal des coups et des Doloris de ma mère ; et mes membres sont un immense engourdissement. J’essaye de taper contre la porte, et j’aimerais qu’on me porte secours, mais tout reste calme et silencieux autour de moi, et je n’arrive pas vraiment à bouger. C’est un silence aussi lourd, aussi engourdissant, aussi douloureux, que les plaies que les maléfices ont laissés sur mon corps. J’essaye de crier, mais aucun son ne sort de ma gorge.
Et puis il y a ces voix au-dehors.
—C’est une traînée, une honte, une moins que rien ! On ne croirait même pas qu’elle a le Sang-Pur, elle est tombée aussi bas que si elle avait épousé un Moldu ! Il faudrait la laisser croupir là, et oublier qu’elle existe.
Cela, c’est la voix de ma mère. Je suis habituée à ses injures ; rien de ce qu’elle dit n’est nouveau. J’aurais cru alors que ses paroles ne m’atteindraient pas, que j’y suis habituée ; mais je sens les larmes couler silencieusement, malgré moi, sur mes joues. Seulement elle s’adresse à quelqu’un, ma mère, elle n’est pas seule… Je tends l’oreille, tentant de reconnaître cette voix que je connais et qui lui réponds, cette voix que je connais tant, que je ne veux pas entendre, pas maintenant, pas maintenant, tais-toi, tais-toi, tais-toi !
—Alors pourquoi est-ce qu’on ne se débarrasse pas d’elle ? Il faudrait s’en débarrasser. C’est injuste que c’est moi qui doive fuir pour lui échapper, alors que ce serait vraiment mieux pour tout le monde, qu’elle disparaisse une bonne fois pour toutes, dit la voix d’Ariane, d’un ton neutre.
Ariane, Ariane, Ariane, Ariane ! Tout mon cerveau devient ce nom unique, je sens mon cœur rebondir violemment dans ma poitrine, et je veux appeler, je veux appeler ; cette fois le cri sort de ma gorge, perçant, animal, retentissant.
—Mais que quelqu’un la fasse taire, que quelqu’un la tue, reprend la voix d’Ariane, toujours aussi neutre et sereine.
—Ariane !
Elle apparaît devant moi. Ariane a deux ans, Ariane a douze ans, Ariane a vingt-deux ans. J’entends sa voix, je crie : Ariane, Ariane, pardonne-moi. Elle a des yeux bleus spectaculaires. Ma gorge me fait mal. Je continue de hurler, je ne sais même plus quoi, c’est inintelligible.
—Que quelqu’un la fasse disparaître, répète Ariane sans me regarder, et comme si elle ne m’a pas entendue. Il n’y a pas de raison pour que ce soit moi qui m’enfuie, alors que c’est elle qui devrait disparaître.
*
Yolanda s’était assoupie dans l’après-midi, dans ses appartements, sans l’avoir prévu ou désiré. Elle savait seulement qu’elle était lasse, incroyablement lasse ; elle savait qu’elle voulait fermer les yeux, et s’oublier quelques instants.
Et elle s’était levée en sursaut, vers sept ou huit heures du soir, le cœur battant. Elle avait poussé un cri sans le vouloir. C’était un petit cri. Elle avait mal à la poitrine.
Si elle rêvait souvent d’Ariane, ne s’était pas attendue à rêver de sa mère — cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Les voir toutes les deux, au cours du même rêve, se fondre presque l’une dans l’autre, l’attaquer ensemble, cela laissait à Yolanda un incomparable goût amer en bouche.
Elle regretta de s’être endormie comme cela après son dernier cours, d’avoir laissé filer l’après-midi, d’avoir raté l’heure du dîner. Elle se sentit inutile, idiote, pesta contre sa fatigue. Elle s’étira rapidement, bâilla, senti avec plaisir son corps se raviver, se délier, après avoir été enveloppé dans la torpeur du cauchemar, et eut un soupir de satisfaction, de soulagement. Elle était revenue à la réalité, et si la réalité n’était pas parfaite, elle était dépourvue de sa mère, qui avait rendu l’âme il y a si longtemps — Dieu la garde — et de sa fille — partie on ne savait où, faire on ne savait quoi.
Il fallait qu’elle s’occupe. Si elle s’occupe, tout serait sauvé, n’est-ce pas ? La journée ne serait pas perdue, et elle se sentirait plus apaisée, elle le savait. Alors, sortir. Pas chez elle, non, enfin pas retourner au Manoir, ça n’avait plus de sens, ce soir. Et elle savait que Nott n’était pas disponible pour la distraire un peu — dommage. Il s’avérait que passer du temps avec un homme, et a fortiori un homme qui lui plaisait vraiment, comme Nott, était une des rares choses qui l’apaisait sincèrement depuis la mort d’Owen. Alors, quoi ? Travailler, sans aucun doute, c’était tout ce qu’il restait à faire. Yolanda jeta un œil au miroir de ses appartements ; elle avait l’air un peu fatiguée. Elle agita sa baguette, et sa coiffure rentra rapidement dans l’ordre, impeccable. Son visage, elle y avait veillé, était impeccable également. Elle était prête à sortir maintenant, sortir de ces appartements, sortir de cette torpeur ; il faudrait qu’elle se rende à la bibliothèque, qu’elle travaille sur ces Runes qui attendaient d’être traduites depuis hier.
Et ainsi se déroula le reste de la soirée. Yolanda aimait bien venir à la bibliothèque en soirée ; c’était d’ailleurs le seul moment où elle aimait y venir. Ainsi, elle était sûre de ne pas être dérangée par les élèves, puisqu’ils n’avaient pas le droit d’y avoir accès si tard dans la soirée — les rares impertinents qui osaient se montrer étaient punis sans autre forme de procès, d’ailleurs. Yolanda était donc restée ainsi à lire pour une heure ou deux, absorbée dans de la littérature runique qui traitait de périodes historiques reculées, de guerres dans le monde magique, de révoltes sanglantes. Avec le temps, elle lisait les runes presque couramment, et aimait avoir accès au texte original, cela lui donnait l’impression d’être davantage absorbée dans ce qu’elle lisait, cela la rafraîchissait. Elle se sentait incroyablement bien, ici ; elle pourrait y rester toute la soirée, vraiment, tant elle s’y sentait bien. Et cette solitude était délicieuse… Yolanda ne se sentait presque plus exister. C’était pour cela qu’elle aimait sa matière : elle avait l’impression que toutes ces connaissances des subtilités du monde magique lui donnaient une forme de puissance, de supériorité, certes, mais surtout, lorsqu’elle lisait, surtout de l’Histoire, elle s’oubliait. C’était une discipline qui nécessitait de perdre ses préjugés de contemporain, pour atterrir dans une époque qui avait ses propres mœurs, sa propre conception de la magie, ses propres valeurs. Et donc, cela nécessitait de s’oublier. Yolanda adorait ce sentiment, c’était comme une douce ivresse, et la sensation de quitter son enveloppe corporelle alors que des images vives, sanglantes, violentes, se formaient dans son imagination délectée.
Au bout d’un certain temps tout de même, elle fut interrompue dans sa lecture. Au début, elle fut tentée de pester contre l’imbécile qui venait la déranger. Franchement, à une heure pareille, est-ce qu’on avait idée… ? Elle espérait que ce n’était pas un des élèves, elle n’était pas d’humeur à mettre une punition. Mais non, pas un élève… — presque. Elle sourit furtivement.
Lemony Anderson avait été engagé en tant que professeur il y a un peu plus d’un mois, pour la nouvelle rentrée scolaire, suite au décret de Potter qui stipulait que les sciences moldues devaient être étudiées à Poudlard. Bien sûr, c’était tout bonnement scandaleux, c’était laisser le loup s’infiltrer dans la bergerie… Mais il avait fallu accepter ça. Rogue l’avait accepté ; avaient-ils le choix ? A part peut-être harceler Lemony jusqu’à ce qu’il s’en aille — elle pouvait aussi faire ça. Mais sérieusement ? Il fallait une séparation, selon elle, une séparation véritable entre le monde magique et le reste ; et Poudlard offrait l’espace de cette séparation, bien plus que le Londres sorcier, bien plus presque que le Ministère. Poudlard était un concentré de magie, de l’histoire magique, et formait les plus grands sorciers à la magie. Quel intérêt d’étudier les moldus ? Plus que scandaleux, c’était juste ridicule, en réalité. A quoi cela rimait-il ? Qu’est-ce que cela apporterait aux élèves ? Quelles perspectives cela leur donnerait ? La vie ne pouvait pas être aussi étanche, on ne pouvait pas absorber des éléments d’une culture si différente sans en perdre quelque chose, sans en abandonner quelque chose de sa propre culture…
Yolanda leva les sourcils lorsqu’elle vit Lemony s’éloigner d’elle, sans la saluer. Etait-ce intentionnel ? Mais il l’a vue, n’est-ce pas, c’est évident ? Elle eut un petit sourire moqueur, pendant une fraction de seconde. C’est vrai qu’ils n’avaient pas vraiment eu l’occasion d’échanger depuis qu’il était devenu professeur. Cherchait-il à l’éviter ? Eh bien, ce serait compliqué, étant donné qu’ils étaient désormais collègues, et que pour le moment ils se trouvaient dans la même pièce.
C’est vrai que leur relation, lorsque Lemony avait été élève, n’était pas simple. Lui étant né-moldu, Yolanda ne s’était pas gênée pour afficher un léger mépris, et communiquer la vague impression qu’il n’était pas à sa place ici. Le fait était, cependant, que Lemony était très brillant — vraiment si brillant que ça avait surpris Yolanda. Elle avait rarement eu un élève si appliqué, si efficace, et surtout, si curieux. Lemony était passionné par l’étude, comme elle avant lui s’était accrochée à la bouée de sauvetage qu’étaient les livres et l’érudition. Il posait tout le temps des questions et, si cela avait au début le don de l’agacer, cela avait fini par la stimuler terriblement, surtout au fur et à mesure des années. Ce jeune homme relevait singulièrement le niveau de ses cours, et augmentait, malgré elle, son propre plaisir à enseigner. —Car il fallait, bien sûr, qu’il soit né-Moldu… Cela enrageait Yolanda. Cela la rendait méprisante vis-à-vis de lui, malgré toutes les capacités du jeune Serdaigle. Au début, surtout, elle ne s’était pas gênée pour lui faire sentir qu’il n’était pas à sa place, qu’il ferait mieux de plier bagage à la fin de l’année scolaire, et de rentrer dans son monde sans polluer le leur plus longtemps. Son but, lorsqu’elle agissait ainsi, était de terrifier les nés-Moldus, de leur montrer qu’ils n’étaient pas ici à leur place… Il s’agissait aussi de les tester : si certains finissaient par se sentir vraiment si peu légitimes, ils n’avaient qu’à s’en aller, le monde sorcier se passerait vraiment bien d’eux. Mais Lemony avait tenu bon, de telle façon que malgré elle, sans vouloir se l’avouer tout à fait, elle en avait été impressionnée. Le jeu avait fini par continuer entre eux, tous les deux se rendant compte que cela poussait Lemony à exceller davantage. Et puis il avait quitté l’école, et ça avait été la guerre.
C’était étrange, les années qui suivaient une guerre, n’est-ce pas ? Des gens qui potentiellement auraient pu s’égorger il y a quelques années se retrouvaient calmement dans des bibliothèques, sans pour autant s’adorer, mais forcés d’avoir des conversations courtoises ensemble.
Quoique, Lemony ne semblait pas disposé à avoir une conversation courtoise. Toujours comme s’il ne l’avait pas remarquée — enfin quoi, il y avait de la lumière près de son fauteuil, c’était le seul endroit éclairé, et on ne pouvait pas ne pas remarquer la seule autre présence dans une salle ! Il semblait lui tourner le dos délibérément, occupé à chercher on ne savait quoi, de toute évidence nerveux. Elle se réjouissait du spectacle. C’était bien. Cela voulait dire que, même s’ils étaient devenus collègues, ils n’étaient tout de même pas sur un pied d’égalité, et Yolanda conservait son statut.
Enfin, il avait semblé trouvé ce qu’il cherchait — il fouillait les rayonnages avec ses mains, sans sembler avec de baguette, ce qui fit hausser un sourcil à Yolanda à nouveau. Original. Mon Dieu, cela l’amusait considérablement : cette gêne, cette nervosité palpables chez son collègue. Elle s’en délectait. Il finit par s’asseoir en face d’elle, toujours sans oser la regarder, et puis, une fois assis, forcé de croiser son regard, il articula timidement un bonjour, en se cachant immédiatement après la figure derrière son livre. Le rouge à ses joues amusait terriblement Yolanda, elle avait l’impression d’être un tigre qui allait jouer avec une souris. Elle ne cacha pas son sourire, mi-moqueur, mi-amusé. Quelque chose l’attendrit vaguement dans le comportement de son collègue, elle ne saurait dire quoi. Peut-être le fait qu’après toutes ces années, il y avait encore quelque chose d’un peu gamin, d’un peu mal assuré chez lui. Elle ne voulait pas le mettre en confiance. Elle éclata d’un petit rire, toujours amusée.
—Bonjour Lemony, murmura-t-elle, toujours doucement souriante. C’est agréable d’avoir un peu de compagnie ici ce soir. Les autres professeurs viennent rarement ici passée une certaine heure.
Non, elle ne voulait pas le mettre en confiance, mais lui donner l’apparence seulement qu’elle essayait de le faire. Elle voulait le gêner, le mettre mal à l’aise, mais elle ne voulait pas non plus agir comme elle le faisait lorsqu’il était plus jeune, en l’attaquant ouvertement. Maintenant qu’il était son collègue, il fallait jouer sur un autre terrain, plus amusant, plus subtil. Là par exemple, il était clair qu’il était gêné, et qu’il aurait préféré rester plongé dans sa lecture, qu’il espérait qu’elle ne l’interromprait pas, qu’il puisse oublier son existence. Mais il s’était installé en face d’elle, non ? Il l’avait cherché.
—Comment t’accommodes-tu de tes... nouvelles fonctions ? J’imagine que ça doit être agréable de venir ici à cette heure sans avoir peur d’être puni, n’est-ce pas ? Le sourire de Yolanda s’élargit quelque peu, toujours un peu moqueur, toujours un peu malicieux, toujours un peu amusé. Il n'y avait pas si longtemps, c'était elle qui avait le droit de le punir, qui le punissait.
Elle reprit, après avoir jeté un regard à l’infâme objet qu’il était en train de lire :
—Je suis désolée, peut-être désires-tu plutôt te replonger dans ton passionnant ouvrage au lieu que ton ancienne professeur ne t’irrompe sans cesse. Mais je voulais juste te souhaiter la bienvenue parmi nous.
Je suis désolé de te montrer comme j’ai de grandes dents, mais je veux juste m’amuser avec toi, ronronne le tigre à la souris.
« Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches »
On dirait qu’il est devenu plus courageux, ce gamin, plus affirmé. En tout cas c’est ce qu’il veut me montrer en reprenant la parole, et ça marche. Je ne dis rien. Je respecte le fait que le pauvre chou martyrisé veuille s’affirmer. Il me rend mon sourire, et comme le mien peut être carnassier, le sien me renvoie une forme d’amertume. Très bien. Il n’empêche que c’est un sourire quand même. Il me répond paisiblement en tout cas, sans la forme d’animosité qu’un homme de son espèce pourrait avoir pour une sorcière de mon rang ; sans la colère froide qu’un ancien élève ressentirait par rapport à un ancien professeur qui a été particulièrement désagréable. Sans doute doivent-elles bouillir en lui, ces émotions, mais il n’en montre rien, et j’en suis reconnaissante. Tout comme je cache mon mépris pour le livre qu’il a entre ses mains, pour sa matière, pour son travail lui-même. Nous savons cela. Lui sait mon mépris, et je sais sa colère ; à quoi cela nous avancerait-il de nous les balancer à la face, comme des gamins se jettent de la boue ? Cela ne m’amuserait même pas. Non, j’étais curieuse de voir ce qui sortirait de cet échange, ce que pouvait devenir ma relation avec cet ancien élève si particulier.
Il me demande conseil, de professeur à professeur. Je ne tique pas à l’expression qu’il emploie, marquant notre égalité de statut dans sa tête ; je souris seulement. Il est bien décidé à ne pas se laisser marcher sur les pieds cette fois, et je veux bien lui laisser un peu de place. Ce n’était pas, de toute façon, comme si cela risquait de me faire perdre mon rang, ou me rendrait véritablement égale à lui, même en tant que professeur. Je suis simplement courtoise, n’est-ce pas ?
Je l’écoute. Sa logorrhée est maîtrisée, claire, efficace, même si trop longue. Il semble qu’il ait besoin de parler, comme pour poser sa présence, comme pour me dire : je suis là, je te parle, moi aussi, moi aussi je suis un professeur. Il est malin, Lemony. Il me demande conseil par rapport à quelque chose qui a à voir avec sa matière. Et il doit se douter, le monde entier se doute — c’est écrit sur mon visage — du mépris que je voue à sa matière. Mais cela n’est pas un obstacle, au contraire, je pense que c’est pour me confronter à cela qu’il prend la parole, qu’il m’expose ce dilemme précis. Il sait ce que je pense de sa matière, et il sait que je sais qu’il sait. Alors ?
Ce n’est pas une pique qu’il vient de me lancer, avec sa toute dernière phrase, n’est-ce pas ? les nombreuses années dont il parle, c’est une référence à mon âge ? Imbécile. Sans doute essaye-t-il de se venger, de paraître spirituel. Je ne dis rien. Je souris. Il reviendra dessus en temps voulu. Il s’excusera à genoux en temps voulu. Ou je prendrais simplement une autre revanche, aussi délicatement que lui. Après tout, je ne complexe pas tant que ça sur mon âge. Je pourrais. Enfin, cela m’arrive un peu. Mais je continue à plaire à des hommes, je le vois bien, et quand ils me fréquentent ils n’ont jamais l’air insatisfaits, alors, est-ce qu’il y a à avoir peur ? L’espace d’une seconde, je me demande ce qu’il pense de moi, de la femme que je suis, en tant qu’homme. Est-ce que mon âge saute tant aux yeux que ça ? Mais non, ne plus y penser. Je retiens à mon tour une pique trop facile sur l’impureté de son sang, sur le fait qu’il n’a aucune légitimité à être ici, qu’il enseigne le seul sujet totalement inutile de la formation d’un sorcier, qu’il est juste risible. Ce serait simplement grossier de lui balancer tout ça à la figure ; alors je me tais.
Il termine de parler, et je le regarde un instant. C’est toujours étrange, d’avoir un ancien élève face à soi, et c’est aussi pour cela que j’aime mon métier : derrière chaque sorcier, je sais quel adolescent se cache, ou presque. Je fixe Lemony quelques secondes, et j’essaye de reconnaître les traits de l’enfant dans le visage de l’adulte. Et puis je prends une inspiration, qui est un demi-soupir de soulagement qu’il ait terminé de parler. Et je lui souris, délicatement.
—Je crois que je vois bien les élèves dont tu parles. Hazel, Halmilton, et Brown, n’est-ce pas ? Tu vas t’habituer à retenir les noms, ne t’inquiète pas, après tout tu n’es là depuis que peu de temps, et on finit par croiser les mêmes têtes toute la journée. Quand au conseil que tu demandes…
Je soupire de nouveau. C’est vraiment délicat, je ne veux pas me prononcer sur sa matière, il sait que je pense que c’est de la merde, enfin, que ça n’a pas sa place à Poudlard, et surtout, que c’est quasiment dangereux de faire entrer ça dans les têtes ! Mais enfin, les élèves et les parents ont une responsabilité également, celle de ne pas faire trop confiance aux programmes, à la direction, au Ministère, à cet homme. Bref.
—Tu as raison, ce sont des élèves qui peuvent être assez pertinents et motivés quand ils le veulent, mais les élèves, même les meilleurs, peuvent aussi décevoir.
Je fronce les sourcils pour réfléchir un instant à un conseil véritable que je pourrais lui donner — je ne peux pas jouer autre chose que la carte de la sincérité, de la franchise à ce moment-là — réagir autrement serait grossier, et je n’ai pas envie de l’être. Il m’a eue, à m’obliger à l’écouter, à me parler de sa matière. J’essaye de faire abstraction de sa matière : faisons semblant qu’il enseigne les Bavboules, ou les farces ou attrapes magiques ? Ce serait déjà un peu plus utile, un peu plus à sa place, et lui donnerait un peu plus de valeur. Bref, faire abstraction de sa matière, faire comme s’il s’agissait d’un sujet normal. Je réfléchis, plisse les yeux, penche légèrement la tête sur le côté, toujours en le regardant, avant de lui répondre doucement :
—Tu connais mes méthodes. Je ne suis pas connue pour être une enseignante particulièrement sympathique, n’est-ce pas ? On dira que je suis élitiste, et on critiquera cela, mais je condamnerais les élèves sans hésiter. Tu n’es pas obligé d’être si sévère que je le serais, ce n’est pas utile que tu te fasses détester à peine arrivé ; quelques points en moins pour Poufsouffle, et une mauvaise note. Tu l’as dit toi-même, après tout, tu as mis des livres à leur disposition, et je ne doute pas que tu aies été ouvert et à leur disposition également s’ils avaient des questions. Et comme tu le dis, il est des disciplines où il faut croiser ses sources, et s’assurer de leur réalité. Si ce livre est aussi mauvais que tu le dis… cela doit se voir qu’il n’est pas fiable, sauter à la figure Ils auraient pu t’interroger, demander à consulter d’autres sources, et ils ne l’ont pas fait. Ils ont donc bien agi par paresse, ou été trop sûrs d’eux, et si tu ne veux pas que cela se reproduise, il faut le leur montrer, et être ferme. Ce sera une leçon pour eux. Si tu veux mon avis, ne perds pas plus de temps que ça avec cet immonde grimoire.
Je marque une petite pause avant de reprendre :
—En effet, souvent avoir de nombreuses années d’enseignement derrière soi aide, et je pense que parfois la fermeté stimule les meilleurs élèves, que même si on est durs avec eux en leur montrant leurs fautes, les plus avisés sauront rebondir, que cela les poussera à mieux faire la prochaine fois, à apprendre et corriger leur travers. Bien sûr, c’est mon avis, mon avis personnel, mais tu me demandes un conseil, et le voilà.
Je rajoute enfin :
—Quand à la bibliothèque, il est évident qu’elle n’est pas équipée en ce qui concerne ce genre d’ouvrages. Ce n’est tout simplement pas son rôle, je pense, mais il n’en demeure pas moins scandaleux qu’on y trouve ce genre de livre, si comme tu dis c’est un tissu d’inepties. On devrait retravailler sur l’inventaire, et bannir une certaine sélection, n’est-ce pas ?
Des livres moldus, et en plus mauvais ? Vraiment, quel intérêt ? Qui se moquait d’eux ? Si Anderson voulait continuer à enseigner sa matière — beurk — qu’il ramène et fournisse au moins ses propres livres. Je lui souris de nouveau : tu vois, tu ne m’auras pas, petit Lemony. Tu vois, je peux parler de ta matière sans montrer mon animosité, en la cachant bien profondément, et pourtant tu sais que mon dégoût et mon incompréhension existent, qu’ils sont réels. Mais que peux-tu y faire ? Mon sourire est simple et cordial.
—Bon courage en tout cas. J’espère que tu t’en sortiras. J’étais pour ma part en train de lire une œuvre runique, sur les révoltes et l’obtention d’indépendance des premiers sorciers. Ca me rappelle que je t’avais conseillé de prendre l’option études des runes, il y a bien longtemps, n’est-ce pas ? j’ai toujours pensé que tu avais un certain potentiel, et que cela te permettrait de briller davantage en histoire de la magie.
La ténacité, la détermination de Lemony forcent la détermination. C’est étrange de dialoguer avec un ancien élève, c’est un exercice difficile aussi. Toute la hargne et le ressentiment qu’ils ont emmagasiné pendant des mois, parfois des années, ressort maintenant qu’ils ont grandi, qu’ils croient que l’on peut discuter d’égal à égal. Lemony essaye de me prouver que sa matière est légitime, que j’ai tort de n’y rien connaître. Mais enfin, n’y a-t-il pas de quoi devenir fou ? J’essaye de faire abstraction de ce différent, de parler d’autre chose ; tu pourrais faire un effort pour demeurer poli et ne pas revenir à la garde, comme un chien revient ronger son os. C’est cela que tu es, Lemony : un chien. Tu veux t’infiltrer chez nous, et nous réapprendre notre conception du monde ; tu crois que tout changera, parce que tu es là et tu as toute la bonne volonté du monde ? Mais la bonne volonté ne suffit pas, mon cher ami. Et notre univers est trop fragile aujourd’hui, à la fin de la guerre, pour qu’on puisse se permettre d’engager des clowns comme toi qui croient pouvoir refaçonner notre culture !
—Effectivement, je m’en souviens. Vous aviez sûrement raison d’ailleurs, je me suis rendu compte de l’importance de lire une source dans sa langue et son écriture première en lisant Einstein ! Mais qu’est-ce que je raconte, vous ne savez sans doute pas qui est Einstein, n’est-ce pas...
Je ne réponds pas à la nouvelle pique que tu me lances ; tu te moques de moi parce que je ne connais pas le nom de tel illustre moldu. Qu’il y a-t-il à répondre ? Qu’ai-je d’autre à faire que te lancer un regard noir, en te signalant que tu dépasses les bornes ? Je refuse de mettre des mots sur mes sentiments. J’ai essayé de passer à autre chose, de changer de sujet, de camoufler la gêne ; voilà que tu y reviens ; que reste-t-il à faire ? Je me vengerai plus tard. Je refuse de te dire clairement : ta matière est ridicule, dangereuse, et je vous méprise tous les deux, elle et toi, ta culture, ton univers, et ta volonté de tous nous mélanger autant que nous sommes ! Je refuse d’entrer dans un débat véritable avec toi. Pour moi, ce serait te faire gagner, te donner une place que je te refuse. Mais je sens quelque chose en moi qui hurle, s’énerve, vacille à ton éclat de rire. Quelque chose me démange, il n’y a pas si longtemps encore je lançais des Doloris pour moins que ça. Est-ce que je regrette que ce temps se soit terminé ?
J’ai envie de me mettre en colère, mais ce serait te laisser gagner ; je change de sujet, encore. Tu n’es qu’un petit prétentieux qui ne mérite pas cette attention. Mais tu enchaînes sur les runes, tu veux voir où les époques sorcières et moldues se croisent, toujours revenir à ce qui t’intéresse.
—Hm, cela correspond à l’Empire romain, à l’époque de Cicéron et Lucrèce.
J’aurais pu me retenir aussi de la précision, mais je n’ai pas pu la laisser échapper, comme une gamine, histoire de dire : je connais ce que je connais de ton histoire et de ta littérature. La littérature moldue… Les sorciers en lisent. Pas publiquement, on n’en discute pas forcément entre nous, mais c’est une donnée connue dans certains milieux particulièrement cultivés. Il y avait un rayon caché, secret, dans la bibliothèque familiale du Manoir, empli d’œuvres de Tolstoï, de Baudelaire et de Dickens. Je me cachais pour les lire, mais je n’ai jamais regretté. Combien de sorciers ont-ils écrit de la littérature moldue, d’ailleurs, mais ont été obligé de taire leur identité magique et leurs origines pour être lus du plus grand nombre, pouvoir être publiés ? Enfin, en tant qu’historienne, je suis obligée de savoir ce qui se passait dans l’histoire moldue, je suis obligée d’effectuer des croisements pour mieux comprendre le contexte dans lequel nous avons évolué, et contre quels genres de moldus, quelles morales, quels idéaux nous nous sommes battus. Et l’histoire le dit, d’ailleurs : les mélanges, l’amitié, le partage n’ont jamais marché entre Moldus et sorciers. Cela a toujours fini en carnages, en persécutions. Alors pourquoi ne pas nous protéger ? C’est une stabilité, mise en place par une certaine hiérarchie et la fidélité à certaines valeurs, qui nous permettra de sortir du chaos et de retrouver un monde sorcier serein.
Peut-être que je devrais me taire, maintenant. Pas me lever, pas quitter la bibliothèque, cela serait lui donner raison. Mais il me fatigue, et je me retrouve à renchérir, sans vraiment entrer dans le vif du débat, sans vraiment lui dire ce que je pense, sans vraiment me mettre en colère. Je n’aime pas cet entre-deux, il a le goût d’un vomi qu’on ravale, la sensation d’une odeur nauséabonde qu’on prétend ne pas sentir, en se bouchant à moitié les narines. Il retire ses lunettes, on dirait qu’il a renoncé à continuer, que la conversation va s’arrêter là, mais c’est à ce moment qu’il mentionne… Ariane.
Je me suis maîtrisée. J’ai tenté de ne pas trop montrer mon émotion. Avec Carys, la semaine dernière, je n’ai pas pu m’empêcher de faire voler des objets en éclats, de montrer ma colère. Ici, avec Lemony, ma magie se maîtrise instinctivement. Cela me fait si étrange, qu’un collègue, que je connais finalement si mal, ait plus de contact avec la chair de ma chair que moi. La jalousie me brûle, ce n’est pas la première fois, et si ma douleur est plus encadrée, si j’ai appris à la gérer au fur et à mesure des années, il n’en demeure pas que j’ai mal. Je revois sa chevelure blonde, ses yeux bleus malicieux, pétillants d’intelligence. Je me reconnais dans ses traits. Je reconnais aussi Jonathan. Je la revois éclater de rire. Je me damnerais pour sentir encore son odeur, que seule j’oublie, que seule je suis incapable de convoquer. On ne peut pas mettre de mots sur une odeur, n’est-ce pas ? on peut décrire des teintes et des éclats de voix, mais les odeurs sont volatiles. Je ne me suis pas rendue compte que Lemony a fermé les yeux, par lassitude ou par pudeur. Je le trouve encore plus ridicule, de ne pas oser me regarder dans les yeux alors qu’il sait ce qu’il vient de me lancer. Qu’il sait très bien quelle bombe vient exploser en moi.
Lemony était un ami d’Ariane, à Poudlard, c’est vrai, j’avais oublié ça. Pour cela, peut-être que je lui dois plus de respect. Si ma fille pense que c’était un ami digne, elle devait avoir raison. Au fond de moi, je ne désapprouve pas ce choix ; c’est quelqu’un de bien, et certainement pas stupide.
Il y a un silence, j’attends un instant avant de répondre — j’ai trop peur que ma voix tremble encore. Et si le filet qui sortirait de moi était brisé, faible, si je me mettais à exploser devant lui ? Je respire une fois, deux fois, puis j’articule doucement :
—Oh… Vraiment ? Je suis heureuse que… enfin, elle a toujours eu un immense potentiel, je suis heureuse qu’elle le mette à l’œuvre. C’est une jeune fille brillante.
Je me reconcentre un instant sur le contenu de ses paroles. Ariane fait des runes ? Je me rends compte que je ne sais rien d’elle, qu’elle pourrait jouer de la guitare à l’autre bout du monde, ou étudier les runes au Ministère, que je n’en saurais rien. Elle m’a effacée de sa vie, violemment. Et je n’ai même pas l’énergie de lui en vouloir. Mais Ariane fait des runes. Forcément, elle doit penser à moi, n’est-ce pas ? Comme Lemony, c’est moi également qui lui avait conseillé de prendre cette option, devant son appétence d’étudier, son désir de savoir, et même si elle s’en dérobait et le niait, sa passion pour l’Histoire de la Magie. Bien sûr, pas de vive voix, nous parlions peu à cette période, et je savais qu’elle aurait pu mal le prendre et ne pas m’écouter si j’avais lancé une discussion sur son avenir. Non, j’avais simplement rédigé, en appréciation de son bulletin de fin de troisième année : « Bon travail. Option runes conseillée l’an prochain si vous voulez aller au bout de votre potentiel ». Un peu ridicule, mais c’est tout ce que je pouvais faire — et j’avais eu raison, elle m’avait écoutée, et ses résultats avaient été assez brillants d’ailleurs. Elle doit penser encore à moi, n’est-ce pas ? Même si elle ne lit pas mon courrier, même si elle ne veut rien savoir de moi. On n’oublie pas sa mère ainsi, n’est-ce pas ? Quand est-ce qu’elle reviendra, Lemony ? Que fait-elle ? Carys ne m’en a jamais dit autant. Elle étudie ? Elle enseigne ? Je ne peux pas m’empêcher de la voir comme un miroir de moi, avec ce que tu me dis d’elle, un miroir, encore. Involontairement, je m’attache encore plus au parchemin runique, comme si c’était devenu l’unique lien d’avec ma fille.
—Je suis contente que vous soyez encore en contact. Elle va bien ?
Je n’aurais pas dû poser cette question. Je n’aurais pas dû poser cette question. Je n’aurais pas dû poser cette question. Je m’humilie en posant cette question. Quelle honte, Yolanda, tu te mets quasiment à genoux devant un Sang-de-Bourbe. Mais elle va bien ? Elle va bien, Ariane ?
La conversation sur Ariane m'épuise. C'est émotionnellement trop dur à tenir, et je n'ai pas envie de m'effondrer devant lui. Après qu'il m'ait répondu, je désigne le parchemin sur lequel je travaille et explique calmement :
—Je vais devoir retourner à ce parchemin, je crois. Je vous avais fait étudier sa traduction d'ailleurs, tu t’en souviens, j’en suis sûre. Ce sont les premières persécutions importantes dont les sorciers ont été victimes. Il y a eu plusieurs batailles pour retrouver leur indépendance, d’abord contre les Moldus et puis contre les autres créatures magiques. Les sorciers de l’époque avaient des conceptions totalement différentes des nôtres, d’ailleurs. Il n’y avait pas de statut de sang véritable, à l’époque, juste les sorciers qui choisissaient le camp des sorciers, et ceux qui refusaient d’assumer leur identité de sorciers.