J’ai encore le goût du café sur la langue en arrivant sur le Chemin de Traverse. La journée est belle et le soleil baigne la rue commerçante d’une lumière chaude. On ne peut se rendre compte de combien ces couleurs peuvent manquer tant qu’on n’en a pas été privé. Il est presque dix heures du matin mais je suis debout depuis un moment déjà. J’ai dormi plutôt convenablement cette nuit, quelques heures tranquilles avant de rouvrir les yeux. Les cernes sont un peu moins creusées que quand je suis sorti de taule mardi dernier. Mais est clair que je n’ai pas encore rattrapé tout le sommeil qui m’a manqué à Azkaban et les nuits ne sont pas toujours calmes. L’atmosphère poisseuse de la prison semble m’avoir suivi jusque chez moi, avoir imprégné mes songes pour me ramener derrière les barreaux de ma cellule et dans les couloirs interminables où l’ancienne présence des détraqueurs se fait encore sentir comme une ombre permanente au-dessus de l’épaule. J’en ai cauchemardé il y a deux jours. Je sais que ce ne sera pas la dernière fois.
Mon blouson me tombe un peu sur les épaules. Il paraît légèrement trop grand maintenant, accentue ma maigreur comme si j’avais volé celui d’un grand frère. Mes pommettes ressortent sur ma peau blême. Mes traits fatigués sont devenus plus durs. J’ai perdu des épaules et du muscle un peu partout. Je n’ai pas voulu mettre un chiffre sur le nombre de kilos que j’ai perdus en prison. Mais ils se voient de manière assez évidente pour tous ceux qui me connaissent un peu. J’ai tenté de faire disparaître un peu les cernes sous mes yeux depuis mardi. Je me suis laissé quelques jours de repos avant de me pointer chez le tatoueur. Inutile d’y arriver fracassé. Je sais qu’il m’aurait renvoyé chez moi et je suis bien décidé à ne pas laisser passer la seule chance qu’il me donnera sans doute jamais.
Je me souviens de ma réaction quand j’ai reçu sa lettre à Azkaban. Elle était inespérée. Après plusieurs longues minutes sans oser y croire, abasourdi, j’ai gardé cette proposition en tête comme un but à atteindre, une des nombreuses raisons qui devaient me faire tenir ces deux dernières semaines en prison. Alors j’ai tenu. Je me suis accroché à cette promesse jusqu’à m’en rendre fou. Et j’ai attendu encore trois jours à ma sortie de cet enfer avant de prendre le risque de me présenter devant sa boutique. Je veux faire les choses bien, lui montrer que je sais être sérieux quand quelque chose me tient à cœur et que je sais les efforts auxquels il a déjà consenti pour accepter finalement de me faire ce tatouage que je lui ai demandé, de faire ce pari fou avec moi. Josiah n’a aucune raison de croire en ma détermination ni en ma capacité de résister aux épreuves qui se dresseront sur mon chemin. J’ai eu le temps de réfléchir à tout ce que mon projet pourrait m’imposer : la douleur qui accompagnera chaque mouvement de ses aiguilles, le travail que me demandera ce nouveau focus avant que je ne sache le maîtriser… Utilisera-t-il des aiguilles d’ailleurs ou aura-t-il besoin de puiser dans des méthodes bien plus artisanales qui bannissent les dermographes pour revenir à des instruments aujourd’hui presque oubliés ? Un léger frisson me parcourt le dos mais je ne ralentis pas l’allure. Je suis trop décidé à venir enfin à bout de ces mois à m’imaginer un fantasme que je ne suis pas encore sûr de voir se réaliser aujourd’hui.
Je jette un dernier coup d’œil à ma montre avant de poser la main sur la porte d’entrée du salon. Dix heures pile. On ne peut plus précis. Le cœur battant, je me laisse le temps d’une dernière inspiration avant de faire pivoter le battant sur ses gonds et je pénètre de nouveau le Voodoo’s Child.
Mes yeux clignent plusieurs fois en redécouvrant l’intérieur du salon. L’endroit est désert. Josiah vient d’ouvrir et aucun curieux ne s’est encore aventuré jusqu’ici. C’est tout ce que je voulais. Rapidement, je distingue le tatoueur derrière son comptoir et je m’arrête après trois pas, bien avant d’arriver à sa hauteur. - Bonjour, dis-je poliment. Une longue seconde s’échappe. Mon malaise est évident car je suis persuadé depuis longtemps que le propriétaire des lieux ne m’apprécie guère. Je sais que c’est l’expérience en elle-même qui l’a convaincu de me faire ce tatouage et certainement pas ma grande gueule. Alors je reste humble, courtois, et j’appréhende quelque peu, effrayé à l’idée qu’il ait changé d’avis depuis le jour où il m’a envoyé son message. - J’ai reçu votre lettre, finis-je par lancer. Si votre offre tient toujours, la mienne n’a pas changé. Mes poings se serrent légèrement comme pour retenir l’espoir que je ne veux pas voir filer entre mes doigts. Mon regard ne lâche pas Josiah. Je cherche le moindre signe, le moindre tremblement capable de me dire qu’il ne fera finalement que me renvoyer encore chez moi. Mais l’opportunité que je lui offre est trop belle, n’est-ce pas ? Il faut qu’elle le soit…
Josiah trempait son toast – met anglais par excellence – dans un bol de thé fumant. Derrière lui, les ustensiles de cuisines s’affairaient à laver la vaisselle de la veille. Sa montre indiquait neuf heures passées. Il devait se dépêcher. Avant que le pain ne se décompose entièrement dans l’eau – science de l’adresse par excellence, s’il en existait bien une – Josiah l’avala, et fila enfiler quelques sapes qui lui tombèrent sous la main. Il ne savait plus si c’était les siennes ou celles de son tendre, ces temps-ci. Une chemise vieux rose d’un tissu naturel, et un pantalon de wax, bariolé. Dans ses cheveux, longs et sciemment peignés des heures durant par Nasiya – encore lui ?! – il noua un fichu africain à la façon d’une superstar américaine, ou d’un ninja japonais : il le fit passer sur son front, nœud à l’arrière de la tête. Il termina d’un trait le thé, et envoya la tasse rejoindre ses sœurs dans l’évier. Chaussé de ses mules en cuir tressé, il dévala l’escalier qui l’amena dans l’arrière-boutique du magasin du Marchand’sable. Il l’y trouva, penché sur ses chaudrons, et baisa sa nuque, amoureusement. « On essaye de déjeuner ensemble ? J’ai envie de tester le restaurant marocain dont nous parlait Noah … »
Juste eux, tous les deux. L’idylle.
La boutique du potionniste laissée derrière-lui, Josiah fila vers la sienne. Il y avait encore peu de monde sur le Chemin de Traverse qui s’éveillait à peine. En entrant, il tourna la pancarte qui annonçait l’ouverture de son échoppe avant de filer vers son arrière-boutique. Sur sa table, sous des dizaines de fioles – Josiah était d’un naturel désordonné – traînait la une de la Gazette du Sorcier du 9 mars dernier, qui annonçait la libération d’Engel Bauer. Le tatoueur alluma ses fourneaux, sur lesquelles attendaient patiemment des encres noires et des encres rouges qui devaient encore mijoter. Il tira ensuite de ses étagères protégées ses moleskines remplies de notes. Cela faisait près d’un mois qu’il travaillait sur son dernier ouvrage. A l’annonce de l’emprisonnement d’Engel Bauer, il avait commencé à préparer l’encre qui lui permettrait de faire de son Farenheit 451 non plus un tatouage classique, qui fonctionnait comme une amulette protectrice, mais un véritable point de focus. Il avait ainsi étudié différentes façons de mêler ses recettes pour en inventer de nouvelles, se servant pour base de la très puissante mixture qu’il avait déjà préparée pour la venue de @Charles Weasley, qui voulait être protégé du Feudragon. Il lui en était resté un fond de fiole, depuis laquelle il avait pu travailler. Il avait aussi pour habitude de tatouer à certains clients des points de focus au creux des mains, usant d’une magie sanguinaire toutefois bien différente de celle des Euthanatoï. Il avait fait des calculs, et en était arrivé à l’idée qu’il lui faudrait entre trois et quatre cuillers à café du sang de Bauer pour que son idée puisse fonctionner. Il ne manquait plus que cet ingrédient-là, à vrai dire, et pour le reste, tout était prêt. Ne restait plus qu’une réponse du bonhomme, qui n’avait pas pris la peine de répondre à son courrier. La prison, sans doute, l’avait privé de cette politesse.
La porte de son salon fut poussée et la clochette libéra ses quelques notes. Josiah leva immédiatement sa paire d’yeux qui brillaient déjà : il n’avait pas de rendez-vous prévu, et les tatouages réalisés dans le feu d’un moment étaient souvent les plus intéressants. Ils venaient marquer des idylles, avec des clients qui, transis d’amour, racontaient leur passion. L’amour venu en quelques heures – et sans doute reparti en autant de temps – qui valait sûrement une encre éternellement brochée à la peau. Sans doute Josiah était-il trop romantique, à croire que tous les tatouages imprévus étaient les fruits de moments de joie intense. C’était toutefois ce qu’il avait eut le temps de s’imaginer, en entendant la clochette sonner. Le tatouage d’une passion. Quel genre d’idylle avait donc vécu Engel Bauer, puisque c’était lui qui passait la porte du Voodoo’s Child ?
L’allemand le salua. Il était maigre, et peut-être encore plus pathétique qu’à l’ordinaire. Il avait toujours ce teint suppliant à la figure qui fatiguait désormais Josiah. Il n’y avait plus besoin de supplice, puisqu’il lui avait dit qu’il le ferait. Il ne savait plus bien, maintenant qu’il voyait ici Bauer, pourquoi il avait décidé de lui écrire. Il ne l’avait toutefois pas regretté, la recherche avait été passionnante, et l’exécution le serait sans doute autant. « Bauer », le salua-t-il alors, sans doute un peu froid. C’est qu’il n’y avait pour lui aucune évidence dans le fait de tatouer cet homme. Il s’était plutôt agit d’un choix, fait toutefois en toute conscience. Celui qu’il faudrait désormais considérer comme un client s’approcha, et avança quelques mots. Josiah aurait eu pitié de ce corps manifestement usé par la prison si Bauer ne s’était pas appliqué à tenir son regard. Il fallait lui accorder une certaine force. Depuis son comptoir, Josiah répondit : « je n’attendais que votre venue, Bauer. De mon côté, tout est prêt. » Il attrapa alors son carnet pour surgir hors de son petit espace. Il attrapa la clef en or qu’il tenait enchaînée aux passants de son pantalon, et ferma le salon, dont il tourna la pancarte pour qu’elle affiche désormais CLOSED. Sans le regarder, et sans véritablement attendre sa réponse non plus, Josiah jeta : « Votre matinée est libre, je suppose ? On va en avoir pour un moment. » Pas trop longtemps toutefois. Après tout, il avait prévu un déjeuner. Il traversa à nouveau son salon, agité par un feu que certains qualifieraient de créatif. Sans plus regarder son client, il lui lança : « installez-vous sur un des fauteils près du miroir. Je reviens. » En face de la petite alcôve dans laquelle était installé le fameux fauteuil du tatoué, il y avait un grand miroir qui faisait la hauteur du mur, et près de deux mètres de largeur. Tout au long de celui-ci courait une étagère plutôt large, sur laquelle on pouvait s’appuyer. Devant le miroir, plusieurs petits fauteuils, sur lesquels choisissaient la plupart du temps de s’installer ceux qui accompagnaient le tatoué. Avant de s’atteler au tatouage en lui-même, il faudrait à Josiah faire diverses récoltes. La première, on l’a dit, celle de son sang. Mais aussi, il lui fallait prendre quelques informations, et la plus importante, sans doute : « vous avez songé, je suppose, à ce que vous voudrez voir figuré sur votre peau ? » Josiah revenait de son arrière-boutique chargé de différents artefacts qui flottaient derrière lui. Il les posa avec précaution, les uns après les autres, sur l’étagère. Quelques bols de porcelaine chinoise, des lames, des fioles pleines et des fioles vides, des crayons gras et moins gras, et bien sûr, son carnet. Finalement, il jaugea le client. Il était vraiment amaigri, son teint était blafard. La prison l’avait usé. « Bauer, vous avez mangé, ce matin ? Et bu ? J’ai un déjeuné de prévu, et absolument aucune envie de finir ma matinée à Sainte-Mangouste. » Son ton n’était pas dur : la pitié à laquelle il avait réussi à échapper un peu plus tôt avait finit par le rattraper. Peut-être que ça commencerait comme ça, alors, entre eux.
Depuis le mépris il avait trouvé la pitié, et peut-être que depuis celle-ci, le respect finirait par émerger.
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Le regard du tatoueur n’a pas vraiment changé. Il reste dur, sévère dans ses jugements, impressionnant à sa manière, comme s’il vous écrasait. Je ne m’attendais pas à voir le contraire aujourd’hui. Mais malgré cette froideur qui demeure accrochée aux traits de Josiah, je comprends rapidement que j’ai bien fait de revenir.
Le sarcasme habituel auquel je me confronte laisse place aujourd’hui à un semblant de professionnalisme qui me permet immédiatement d’abandonner mon malaise à l’entrée pour ne plus focaliser mon esprit que sur l’expérience que nous allons connaître ensemble. L’appréhension que j’ai soigneusement canalisée depuis des semaines reparaît sans fragiliser aucunement mes résolutions alors que j’observe N’Da retourner la pancarte sur sa vitrine pour fermer son salon aux autres clients. Nous savoir protégés des curieux est un soulagement quand les regards extérieurs n’ont jamais semblé plus pesants que depuis ma sortie d’Azkaban. Les passants me dévisagent désormais sans être certains de me reconnaître, se demandent si la silhouette maigrichonne qu’ils viennent de croiser est bien ce qui reste du rockeur provocateur qu’ils ont vu quelques semaines plus tôt sur le parvis de Gringotts. La gêne qu’ils ressentent est plus douloureuse encore que la colère que je rencontrais auparavant tant elle me rappelle ma déchéance et l’échec de notre concert coup de poing. J’ai l’impression de n’être plus qu’une ombre diaphane dans les ruelles de Londres, un souvenir qui se désagrège avec le temps et devient trop flou pour qu’on soit capable d’en distinguer les contours. Rien ne m’effraie plus que l’oubli, l’indifférence… Je ne m’étais plus senti si transparent depuis des décennies.
Josiah me demande si j’ai bien réservé ma matinée pour lui. La vérité, c’est que tous mes rendez-vous ont dû être décommandés avec mon incarcération. Les interviews, les rencontres avec notre producteur, les séances photos… Tout s’est effondré en quelques jours à peine et je n’ai pas encore eu le courage de reprendre le cours de ma vie. L’avenir ne m’a jamais paru plus flou que depuis ma sortie d’Azkaban. Je ne sais pas ce que je veux, ni ce qui peut me permettre. Tous mes horizons ressemblent à des impasses depuis que j’ai quitté ma cellule et je ne parviens pas à prendre le risque de m’engouffrer dans une seule d’entre elle. Il en résulte une passivité délétère qui m’enferme chaque jour un peu plus dans un ressentiment dangereux envers celle qui m’a demandé d’être son porte-voix. Moi qui me voyais allié de valeur de l’Enchanteresse vois tous ceux qui me répétaient de me méfier m’observer avec ce regard orgueilleux des hommes trop heureux de pouvoir renforcer plus encore leurs convictions. Je ne sais pas si ce tatouage changera quoi que ce soit à mon état d’esprit. Je sais seulement qu’il est l’un des seuls projets qui me restent encore. - J’ai tout le temps qu’il me faut, dis-je d’une voix calme et déterminée. Le reste est entre vos mains.
Josiah me désigne un fauteuil près d’un grand miroir et je le rejoins docilement, ôtant ma veste sur le chemin que je dépose sur le dossier. Je lève alors le regard pour embrasser la cruauté de mon reflet. Je me fige un instant comme si je réalisais une fois encore tous les stigmates que ces quatre semaines à Azkaban m’ont laissé. Mes joues sont si creuses qu’elles font faillir mes pommettes et la pâleur de mon teint accentue de bleu grisâtre de mes cernes. J’ai un air effrayant à tel point que je me demande comment Josiah peut accepter de me recevoir aujourd’hui. Cela n’en demeure pas moins un soulagement.
J’entends le tatoueur se renseigner sur le motif que je souhaite. J’y ai pensé, évidemment. J’ai eu tout le temps pour cela. J’attends qu’il revienne pour lui répondre : - J’ai déjà deux tatouages. L’un d’eux est déjà visibles sur mon biceps gauche et j’attrape le bas de la manche de mon t-shirt pour la relever et dévoiler le second sur mon épaule droite. Il s’agit de deux motifs ronds, des formes géométriques à six branches qui, bien que différentes, sont clairement dessinées dans le même esprit. - Je ne sais pas s’il vous faut représenter quelque chose en particulier pour que le tatouage fonctionne. Si c’est possible, j’aimerais garder l’idée d’un tatouage rond pour garder un semblant d’unité avec les deux autres. Quelque chose de géométrique, peut-être, pour garder la même esthétique. Mais pas nécessairement. Quant à l’emplacement, je ne sais pas non plus si vous avez des besoins particuliers. Si ce n’est pas le cas, j’avais pensé à le faire dans le dos, juste là, entre mes deux omoplates. Je joins le geste à la parole, attentif à sa réaction pour voir s’il compte d’ores et déjà émettre des premières objections. Je regarde avec attention les ustensiles qu’il dispose sur l’étagère, me tends légèrement quand les lames tintent sur la surface. Des bols, des fioles, des crayons s’accumulent sur le support. Je déglutis, assailli par une inquiétude que je sais absolument justifiée mais pas moins désagréable. Les tatouages s’accompagnent toujours d’une appréhension légitime car ils sont toujours une expérience particulière, une épreuve pour les plus éprouvants d’entre eux. Mais la magie vaudou reste un mystère absolu et je ne sais rien des pratiques de N’Da concernant son art. Je le laisse me guider sur un terrain complètement inconnu et malgré toute l’appréhension qui refuse de me lâcher les tripes, rien ne parvient à fragiliser ma décision.
Je prends une longue inspiration avant de répondre à la dernière question du tatoueur. - J’ai réussi à avaler quelque chose avec mon café ce matin. Comme je vous l’ai dit la dernière fois : je compte faire cela sérieusement. Mon ton n’est nullement agressif, assez déterminé seulement pour convaincre Josiah, je l’espère, de mon engagement complet dans ce projet.
Quelques secondes passent avant que je n’ose enfin poser la question qui me tourne dans la tête depuis que j’ai reçu sa lettre à Azkaban. - Comment allez-vous procéder ?
Bauer indiqua qu’il avait tout son temps – parfait, songea Josiah, qui hocha le crâne en signe d’approbation. Ils en auraient au moins pour la matinée, puisque si le tatouage, en lui, même, ne prendrait pas plus de trois quarts d’heure à être réalisé, il faudrait terminer de préparer l’encre, et après, s’assurer qu’il fonctionne. Il faudrait peut-être faire plusieurs essais, repasser sous l’aiguille, gérer les frustrations – ça ne serait pas facile, ni rapide. Ils en auraient pour la matinée, au moins.
Alors que le tatoueur s’appliquait à ordonner les différents instruments de son ouvrage sur l’étagère, Bauer lui montrait ses tatouages. Josiah les regarda depuis le reflet dans le miroir. Ils lui allaient bien, étaient bien placés sur les muscles de ses bras, ils étaient très punks, typiques des années quatre-vingt-dix et des chanteurs de métal, professionnels ou amateurs. Les traits semblaient bien faits, ils étaient restés bien sombres malgré les années, les contours étaient nets. Le remplissage avait été bien exécuté, égal, la cicatrisation avait aussi dû bien se faire. Ils se ressemblaient tellement qu’il en faudrait un troisième qui s’assortisse à cette esthétique – ça ferait tâche, sinon. Josiah sorti alors son carnet à dessin pour tenter quelques croquis de préparation. Bauer voulait que ce nouveau tatouage se situe dans son dos. Esthétiquement, ça serait certainement superbe. Au niveau de la praticité, toutefois, et de la facilité magique … Il en serait tout autrement. Mais si Josiah parvenait à apprendre à se servir d’une baguette magique, l’Allemand serait sans doute capable d’apprendre à solliciter son nouveau tatouage-focus, même positionné dans son dos. Il faudrait voir ça avec lui – Josiah nota cela dans un coin de son crâne, et demanda d’abord plutôt à son client s’il avait bien mangé ce matin-là. Bauer le rassura à ce propos, mais dans la façon dont il formulait sa réponse, ça n’avait pas eu l’air d’être évident. Azkaban avait-elle été si difficile que cela pour que, même sorti, l’appétit ne lui soit pas tout à fait revenu ? Josiah préféra ne poser aucune question, et pria plutôt les dieux pour que son client ne tourne pas de l’œil sur son fauteuil : encore une fois, il avait un déjeuner de prévu, lui.
Josiah dessinait le vévé d’Ogun, divinité du feu et de la forge, en tentant d’en grossir les traits, mais ça n’allait pas, c’était bien trop carré à côté des tatouages circulaires de l’allemand. Il tourna alors une page, pour tenter de reproduire ces figures circulaires assorties de six branches, qu’il remplaça par des sabres – attribut d’Ogun. Ça commençait à ressembler à quelque chose. Bauer s’inquiétait de savoir comment il allait procéder. Fort heureusement, il ne pourrait pas tout savoir, ni tout comprendre, mais il allait toutefois lui donner quelques éléments de réponse. Alors qu’il continuait ses croquis, Josiah s’appliqua à expliquer, comme il le pouvait, sa logique : « Je vous constitue ce tatouage à partir de deux tatouages que je pratique déjà. Le premier agit comme une amulette, et protège du feu en appelant la protection du dieu Ogun. Le second est un tatouage de sang qui permet la constitution, sur votre peau, d’un point de focus. Ce que je vous ai imaginé, Bauer … – son regard était brillant, parce qu’il était en train de lui expliquer quelque chose d’absolument et de totalement magique. … c’est un assemblage de ces deux éléments. Ça n’est pas vraiment un point de focus, parce que vous ne pourrez vous en servir que pour vous protéger du feu et de sa chaleur. Il vous faudra toutefois le gorger de magie pour qu’il puisse fonctionner ; comme un point de focus. » Josiah lâcha son crayon gras pour lui montrer ses paumes, au milieu desquelles deux disques sombres contrastaient sur sa peau presque blanche. « Ça ne sera pas non plus véritablement une amulette, puisque voyez-vous, elles, elles sont gorgées de magie par un élément extérieur. » Josiah montra à Bauer son poignet, autour duquel s’enroulait un bracelet de perles en bois, qui ressemblait à un chapelet. Au bout de celui-ci, plutôt qu’une croix, pendait une petite tête de mort en argent. « C’est donc une protection passive. Ici, la magie viendra à la fois du tatouage mais aussi, surtout, elle viendra de vous. Et même si le tatouage, en soit, est un élément extérieur, à partir du moment où je l’incruste dans votre peau, il fera partie de vous. Vous comprenez ? »
Josiah posa le carnet à dessin devant lui. Il était parvenu à quelques croquis qui le satisfaisaient. Avant de les proposer au client, toutefois, il voulait que celui-ci lui montre quelque chose. « J’ai cru comprendre que vous faisiez de la magie sans baguette depuis vos mains, Bauer. Montrez-moi. » Bauer trouverait sans doute quelques chandelles à allumer dans la pièce, et puis il y avait sûrement assez de place dans le salon pour une petite démonstration, tant qu’il ne brûlait pas son plancher. Josiah manqua de préciser que son comptoir était fait en bois d’acajou, et qu’il y tenait beaucoup, mais il tint sa langue : il devait lui montrer la confiance, toute mince qu’elle était, qu’il éprouvait à son égard.
Puis, alors que Bauer faisait sa démonstration, Josiah fit naître, depuis la paume de sa main, une petite flamme sur la bougie posée sur son étagère. Il tira un scalpel de son porte-lame en cuir, qu’il posa dans un bol de porcelaine chinoise aux exquis dessins bleus. Il posa un lange moutarde près du bol, et une fiole dont l’étiquette lisait dictame. Puis, il se retourna pour admirer la magie de l’Allemand. Il passa derrière lui et la raison pour laquelle il avait demandé cette démonstration fit certainement un peu plus sens : « Voyez, il s’agira, pour activer ce focus protecteur, de sentir votre magie jusqu'à votre dos – du bout du pouce, Josiah poussa la zone visée, juste entre ses omoplates, redressant du même coup la colonne vertébrale du guitariste. C’est une zone sensible de votre corps, innervée, mais certainement pas de celles sur laquelle vous avez le plus de contrôle actif. Pas comme les mains, ou même les pieds, dont on maîtrise bien les muscles. La question est donc, Bauer, de savoir si vous voulez véritablement que ce point se situe dans votre dos. Ça ne sera pas évident, mais ça ne sera pas impossible. C’est une magie puissante que vous me montrez déjà-là. » Josiah décrocha son pouce du dos de son client. Il eut envie de regretter le compliment qu’il venait de lui faire, mais il ne le put pas. C’était bien exécuté, et il n’y avait pas de focus ; tous les anglais n’étaient pas capables de ça. Tous les sorciers non plus, d’ailleurs, preuve en étaient les tatouages qu’il avait dans les mains, medium nécessaire, focus indispensable, à sa magie.
Plutôt que de rougir, alors, Josiah fila derrière son comptoir, et sur un petit calepin, il nota quelques chiffres.
F451 100m Focus 750m Dictame 20m + 200m pour la recherche = 1070 mornilles = 58 gallions 12 mornilles
Josiah déchira la page du calepin pour l’apporter à son client. Recherche était un mot fourre-tout pour nommer tout le travail qu’il avait pu fournir pour la confection de ce tatouage, et masquait le coup de bluff qu’il tentait à cet endroit-là : le tatouage ne valait sûrement pas autant, mais Bauer avait sans aucun doute des mornilles à dépenser – suffisait de voir celles qu’il brûlait chez @Nasiya Abasinde.
« Avant de commencer, Bauer, parlons business. On va en avoir pour 58 gallions, j’espère que ça ne pose pas de problème ? »
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L’atmosphère semble se détendre à mesure que nous discutons et je finis par me sentir presque à mon aise. N’Da est professionnel malgré les réticences qu’il avait et qu’il conserve sans doute à mon égard. C’est une qualité que je découvre chez lui et qui attire mon estime. J’ai une pensée pour Nasiya qui serait certainement ravi de m’entendre penser ainsi. Je sais combien le désamour de son compagnon envers moi doit lui peser vu le nombre de fois où j’entre dans leur sphère pour récupérer mes fioles de potion de rêves. Savoir que nous pouvons finalement nous tolérer le soulagerait sûrement.
Je réponds à toutes les questions du tatoueur sans broncher. Je lui fais part de mon projet, lui montre mes précédents tatouages, l’assure de mon sérieux quant à ma condition malgré mon état de fatigue évident. Je sens Josiah froncer des sourcils une ou deux fois, mais il ne met pas ma parole en doute et s’installe pour commencer quelques dessins. Alors qu’il s’affaire, je m’installe plus confortablement sur le siège, certain cette fois qu’il ira bien au bout de l’expérience. Fasciné par ses premiers traits de crayons, je regarde avec attention les formes qui naissent sur le papier. La composition me semble très abstraite, loin de tout ce que je connais. Je regarde en essayant de ne pas le déranger. Mais les premières figures sont très droites, loin de l’idée que je m’étais fait de mon motif. J’hésite à lui en faire la remarque, soucieux de ne pas le voir partir dans une mauvaise direction. C’est alors que je le vois tourner la page de lui-même et je retiens donc les mots que je m’apprêtais à prononcer. Le tatoueur recommence et cette fois, le dessin adopte une composition à six branches, à l’image de ceux qui ornent déjà mes deux bras. La commissure de mes lèvres se retrousse très légèrement. Je crois qu’il a compris et ce que je vois me plaît bien plus que son premier essai.
Rassuré par les ébauches du motif, je me permets de lui demander à quoi je dois m’attendre de mon côté. Alors, le regard de N’Da s’illumine et je sens que je touche du doigt ce qui anime vraiment cet artiste : la beauté de la magie dont il use pour donner vie aux pouvoirs qui gorgent ses tatouages. Touché par son enthousiasme, je l’écoute avec une attention quasi-religieuse. Ses mots sont simples. Il ne cherche pas à me perdre, allant jusqu’à me montrer ses paumes pour illustrer ses propos. Je me penche légèrement pour mieux voir ses mains et observer finement les disques noirs qu’il me montre, puis le bracelet de perles en bois qui habille son poignet. Mes yeux reviennent aux siens dès que mon observation se termine pour ne pas perdre une miette de ce qu’il me raconte et quand il me demande si je saisis bien tout ce qu’il me dit, j’acquiesce de la tête en un geste assuré.
Les croquis se poursuivent. Plusieurs d’entre eux me font de l’œil même si j’en distingue un qui me plaît plus encore que les autres, mais je laisse le tatoueur seul à la barre, seul maître du rythme de cette matinée. Je suis ici sur son royaume et ne souhaite certainement pas lui disputer son pouvoir ici.
Soudain, je le vois reposer son carnet à dessin et mes sourcils se froncent légèrement, appréhendant la suite. Mais ce sont mes yeux qui s’écarquillent quand je l’entends me demander une démonstration de ma magie sans baguette. Immédiatement, mon cœur s’abat contre mes côtes et je sens une bouffée de chaleur exploser dans ma poitrine. Des fourmillements me parcourent les mains. Mon stress m’engourdit tous les membres. Je ne suis pas habitué à faire démonstration de mes compétences, encore moins enfermé seul avec quelqu’un que je connais peu et que je sais peu enclin à l’indulgence quand il s’agit de moi. Mon premier instinct est de fuir sur le champ, de trouver une parade pour m’éviter l’épreuve. Mais je sais que N’Da n’est pas une personne avec laquelle je pourrai négocier et que je dois me montrer digne de ses talents pour espérer les voir à l’œuvre.
Mon hésitation transparaît de longues secondes avant que je n’inspire un peu plus profondément, me préparant à obéir, abandonnant mes échappatoires. Mon regard cherche autour de moi un moyen de répondre à la demande de Josiah. Des bougies sont éteintes à plusieurs endroits du salon. Si je ne sais plus allumer une simple flamme, comment espérer pouvoir encore donner les concerts pour lesquels je vis chaque jour ? Alors, je me redresse sur le fauteuil levant une paume vers le ciel. Mon regard fixe la mèche de la première bougie. J’essaye de faire abstraction du reste, de mon angoisse, du regard de Josiah, des battements acharnés de mon cœur dans ma poitrine… Je me concentre, laissant ma magie s’éveiller dans chaque fibre de mes muscles. Je prends quelques secondes encore avant de faire un geste léger des doigts vers la bougie qui s’embrase, à mon grand soulagement.
Ma respiration se fait enfin plus légère car je suis rassuré de ne pas me ridiculiser. Je réitère la performance jusqu’à allumer toutes les chandelles à ma portée. Mais je sais que cela ne suffira pas à impressionner le tatoueur. Alors, mes doigts s’agitent tournent en une chorégraphie abstraite jusqu’à faire naître une lumière brillante, jaune comme de l’or. L’orbe se fait suivre par des centaines d’autres, formant un nuage scintillant qui s’élève dans la pièce, ondulant comme un essaim de minuscules lucioles. Mes doigts continuent de tourner. Les lumières se reflètent dans mes yeux qui suivent tous leurs mouvements alors qu’elles s’organisent pour former l’image d’un dragon comme on en trouve en Allemagne, fier et droit, les ailes déployées. La créature plane dans la pièce, tourne autour de nous en battant des ailes. Je la laisse illuminer le salon un moment, laissant à N’Da le temps de voir ce qu’il souhaitait.
Concentré sur ma démonstration, je ne vois pas Josiah s’affairer de son côté et passer derrière moi pour appuyer dans mon dos, pile à l’endroit que je lui ai indiqué. Je sursaute légèrement à son contact, donnant à mon dragon des gestes brusques, mal coordonnés. Je m’efforce de retrouver le rythme, recouvre mes moyens, et mes doigts reprennent leur danse, faisant planer la créature lumineuse tout autour de nous. Mais j’entends ce que dit le tatoueur, comprends les difficultés supplémentaires auxquelles je m’expose en choisissant un emplacement moins naturel que ceux habituellement utilisés pour utiliser sa magie. Le contrôle du pouvoir en sera moins facilité. Immédiatement, mon inquiétude quant à mes capacités à maîtriser ce tatouage magique reparaissent, me rappelant toutes mes failles dès qu’il s’agit de mes aptitudes magiques. Je déglutis, incertain de mon choix quelques secondes, avant qu’une autre nécessité me revienne en tête : il ne faut pas que ce tatouage se voie. Parce que mon public n’est pas aussi ouvert d’esprit que moi. Parce que je crains que toutes les questions ne se posent plus que sur ce nouveau tatouage. Parce que je crains les réactions de ceux qui me connaissent et qui s’inquièteraient d’avoir touché à un type de magie qu’ils ne connaissent pas. Je n’ai même pas parlé de ce projet aux gars. Je les mettrai devant le fait accompli, évitant ainsi les discussions sans fin pour me dissuader de me lancer dans pareille entreprise. Parce que l’inconnu fait peur et se pare de trop nombreux préjugés que je n’ai pas le courage d’affronter. Alors il faut qu’il reste caché, que je ne le montre qu’à ceux que je crois dignes de confiance.
Soudain, une phrase du magicien me prend de court et je lève le regard pour croiser le sien. « C’est une magie puissante que vous me montrez déjà là. » Je ne saurais expliquer la sensation qui s’est emparée de moi, comme un bouleversement profond que je n’aurais jamais cru ressentir ici. La phrase de Josiah me touche plus profondément que je ne l’aurais cru. On m’a rarement complimenté sur ma maîtrise de mes pouvoirs et j’ai moi-même trop de souvenirs de mes échecs cuisants depuis ma scolarité pour croire être un sorcier digne du moindre crédit. Alors, ces mots me chamboulent, troublent ma respiration un instant avant que je ne m’efforce de recouvrer mes esprits en me concentrant de nouveau sur le dragon de lumière qu’il est temps de laisser s’éteindre. Mes doigts changent de rythme. La créature scintillante rapetisse progressivement, laissant s’éteindre les points de lumière les uns après les autres. Je la fais redescendre jusqu’à nous et se poser dans ma main qui se referme sur elle, faisant disparaître l’image et mettant fin au sortilège alors que Josiah file derrière son comptoir.
Le voir s’éloigner m’apaise quelque peu, le temps de remettre mon masque que les derniers mots du tatoueur ont manqué de faire glisser tout à fait. Il griffonne quelque chose sur la page d’un calepin qu’il finit par déchirer pour me la tendre. La note. Bien sûr. Cinquante-huit gallions. La somme est conséquente, mais pas assez pour me faire reculer. - Non, ce n’est pas un problème. Je peux vous payer tout de suite si cela vous rassure. Joignant le geste à la parole, je tire une bourse de la poche de mon jean dont je sors cinquante-huit gallions que je fais léviter jusqu’au comptoir derrière lequel il se trouve. - Vous pouvez recompter.
Je range alors ma bourse et passe une main dans mes cheveux, essayant de faire disparaître les tensions qui s’emparent de mes muscles à mesure que l’appréhension se fait plus grande. J’ai hâte de débuter ce tatouage, que mes inquiétudes se taisent enfin une fois la première morsure des aiguilles abattue sur ma peau. Je sens que je peine à tenir en place.
Je me réinstalle sur le siège, l’air préoccupé, l’excitation et la peur mêlées en un cocktail explosif. Ne tenant plus, je me permets enfin de demander à Josiah : - Dois-je faire quelque chose ?
Bauer sembla étonné du compliment que lui fit son tatoueur. Josiah lui-même ne s’entendit pas prononcer ces mots, et pourtant, l’Allemand les méritait. Ce dragon de lumière qui avait illuminé le salon du Voodoo’s Child depuis les paumes de Bauer avait de quoi être impressionnant. De quoi donner envie d’aller voir un Concert de Reissen. Pas un autre qui mènerait à nouveau le groupe en prison et le couple Abasinde au Mexique ; mais un autre qui offrirait un spectacle magique puissant à ceux qui auraient payé leurs places. Josiah s’appliqua à ne pas penser plus longtemps aux images des enfants chantant l’hymne qui avait déferlé la chronique, dévorés par la figure ensanglantée d’un Potter cannibale. Sinon, il ne savait plus ce qu’il faisait, là, avec Bauer. Le guitariste avait été puni, un mois à Azkaban, dont on voyait bien les conséquences sur sa stature. Josiah lui avait envoyé ce courrier où il acceptait sa proposition, et Bauer avait sans doute lu le bouquin qui était joint à la lettre. Le tatoueur avait commencé à concocter cette encre, et désormais, il pouvait admirer sa magie, et commencer à imaginer ce qu’il pourrait produire à partir de ce nouveau focus. Restait encore du boulot, mais Josiah était un bosseur, et manifestement, Bauer était en mesure de payer, de ses gallions et de sa sueur, pour ce travail.
Josiah fit glisser, non sans un certain contentement, les cinquante-huit gallions dans son tiroir-caisse. Il faudrait se montrer à la hauteur de cet or, désormais, et l’Allemand semblait pressé d’en voir les effets. Déjà, il demandait s’il pouvait faire quelque chose, et Josiah l’envoya se laver les mains dans son arrière-boutique. Il avait besoin de son sang, et ne voulait pas que celui-ci puisse-t-être souillé. Quand Bauer revint et s’installa devant le miroir, Josiah attrapa sa paume d’une main, et le scalpel qu’il avait précédemment stérilisé de l’autre. « On va utiliser votre sang comme base pour le focus, d’accord ? C’est une magie de sang, très utilisée dans le vaudouisme ouest-africain. Vous êtes prêt ? » Sans attendre trop de temps pour que Bauer puisse regretter quoi que ce soit, Josiah passa le scalpel le long de sa paume, et fit couler le liquide rougeau dans un de ses bols en porcelaine chinoise. Quand il jugea en avoir suffisamment, il tamponna le linge moutarde qu’il avait préparé sur la main du guitariste pour arrêter l’hémorragie. Dans un verre d’eau, il dilua deux gouttes d’essence de dictame ; on imaginait facilement que sa main soit son outil de travail, sans doute ne voulait-il pas avoir à se préoccuper de cette plaie trop longtemps.
Sur l’étagère de son miroir, il avait déjà entreposé les cinq fioles étiquetées Bauer, remplies d’une encre noire. Alors qu’il versait le contenu de l’une d’entre elle dans un autre bol de porcelaine, il fit léviter son carnet en moleskine jusque son client, ouvert aux pages qui le concernaient. « Montrez-moi lequel vous plaît le plus. Je pense qu’on va devoir faire un calque, pour qu’il soit le plus symétrique possible, comme ce que vous avez sur vos autres pièces. » Usuellement, Josiah tatouait à main levée, mais pour cette fois-ci, il devrait sans doute faire les choses un peu différemment. Il attrapa une seringue, tira un peu du sang qu’il vint verser, une goutte, deux gouttes, trois gouttes, dans l’encre. Il chantonnait en français une prière à Ogun alors que le client faisait mine de tourner les pages du carnet. Sans doute avait-il déjà repéré la pièce qui lui plaisait le plus. « Vous avez vu Bauer : j’ai cinq fioles. Ça veut dire qu’on a cinq essais. Mais de toute façon, il nous faudra terminer les cinq fioles pour que le tatouage soit complet ; peut-être que la magie, toutefois, ne fonctionnera pas dès les premiers traits. Tant que ça fonctionne avant que tatouage soit entièrement tracé, on sera bons. Je reverrai éventuellement les dosages en cours de route et en fonction de nos expérimentations. Ça vous va ? » Josiah, du bout du doigt, vint tourner quatre fois dans un sens, et trois fois dans l’autre, l’encre désormais ensanglantée. Puis, il se saisit à nouveau de la seringue, pour glisser à nouveau la mixture dans la fiole. « Allez, suivez-moi. » Encre en main, il attira Bauer vers la petite alcôve située sous la tourelle qui montait sur les trois étages de sa boutique. Au milieu de celle-ci, un véritable fauteuil de tatouage, en cuir, qui suivait la courbature d’un corps humain. Si Engel levait la tête, il pouvait voir monter cette tourelle, et peut-être apercevrait-il, au sommet de celle-ci, sous les toits, quelques chauves-souris. Josiah glissa la fiole, faite à cet usage, dans son dermographe sans fil – puisqu’il avait la particularité de fonctionner par magie. Il récupéra le carnet en moleskine et commença à tracer le calque du dessin qu’avait choisi Bauer tandis que celui-ci enlevait son t-shirt pour s’asseoir sur le fauteuil, sa face vers le dossier. Puis, Josiah passa un lange d’eau savonneuse et sans doute un peu froide sur la peau de l’Allemand, pour la nettoyer ; il avait dû se récurer, après Azkaban, mais on n’est jamais trop prudent. Finalement, il sécha la carne blanche de son client, et apposa le calque au centre de ses omoplates. D’une pression de la main, le dessin vint se transposer sur le corps de Bauer, attendant sagement de pouvoir pénétrer les pores de la peau de son porteur par le chemin de l’aiguille. Se déplaçant avec agilité sur son tabouret à roulette, Josiah récupéra sa machine avant de se lever ; ça serait plus simple pour la zone qu’il devrait tatouer. « Pas un bruit, Bauer, et pas un mouvement. Ça ne devrait pas plus piquer qu’un tatouage ordinaire ; en revanche, il y a tout un rituel que je ne peux pas foirer, au risque que tout foire. Facilitez-moi la tâche en serrant la mâchoire. »
D’un claquement de doigt, toutes les bougies qu’Engel Bauer s’était appliqué à allumer ne brillèrent plus que d’une très faible lumière. D’un autre, tous les rideaux furent fermés. L’ambiance du salon se fit ainsi bien plus tamisée, mais que le client de s’inquiète pas : son tatoueur avait la vision nocturne d’une panthère.
Josiah se pencha ainsi vers le dos de Bauer, et l’Enfant du Vaudou entreprit sa chanson.
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Le bruit des gallions tombant dans le tiroir-caisse scelle définitivement le sort des prochaines heures. La dernière issue est close. Josiah ne reculera pas et moi non plus. Soulagement et appréhension glissent le long du derme en un frisson que je ne sais pas bien maîtriser, le dernier, sans doute, avant que mon esprit ne soit plus concentré que sur l’épreuve à venir.
Un battement de cœur. Une dernière question avant que je ne m’abandonne entre les mains du tatoueur. Suivant ses ordres, je pars me laver les mains consciencieusement dans l’arrière-boutique. Les inquiétudes semblent hurler dans ma tête et je m’acharne à toutes les ignorer, frottant mes paumes savonneuses l’une contre l’autre avec plus de minutie que je ne l’ai jamais fait. Puis, je retourne auprès de Josiah d’un pas vif, comme pour m’empêcher de penser une seule seconde à reculer.
A peine ai-je eu le temps de le rejoindre que sa main vient saisir ma paume pour la tourner face vers le ciel. Je cligne des yeux, surpris, et vient recroiser le regard du tatoueur qui ne me laisse pas bien longtemps dans l’expectative. Il a besoin de mon sang. Un haut le cœur me prend. Je deviens brutalement blafard, sidéré tant par la demande qu’il me fait que par ma propre stupidité à avoir cru qu’une telle magie se contentait de moyens dits « conventionnels ». Je fustige ma confiance abusive en mes propres connaissances de la magie, si typique des hermétiques, alors que je réalise trop tard que Josiah ne compte pas me laisser trop de temps pour réfléchir.
Le scalpel mord ma peau et mon visage se crispe alors que j’inspire brutalement, ravalant le gémissement de douleur qui a manqué de quitter ma gorge. Le liquide carmin coule dans un bol en porcelaine. Je le regarde avec une fascination étrange, sans dire un mot, entièrement aux mains du tatoueur qui semble pouvoir m’imposer ce qu’il veut à présent.
D’un geste assuré, il tamponne un linge dans ma paume pour arrêter l’hémorragie, puis prépare de l’essence de dictame diluée qu’il applique sur la plaie. Les chairs se referment en quelques secondes, sans même laisser une cicatrice. Le soulagement qui s’empare de moi est certain, mais pas assez fort pour me faire oublier les autres épreuves qui m’attendent.
Ayant quelque peu recouvré mes esprits, j’observe N’Da récupérer des fioles sur une étagère. Il en a cinq, étiquetées à mon nom. Il me tend alors son carnet pour que je choisisse le motif qui m’inspire le plus parmi ceux qui sont sortis de son esprit d’artiste. Je ne mets pas longtemps à me décider et désigne celui qui m’a sauté aux yeux dès que je l’ai vu le dessiner : son deuxième dessin.
Alors, vient le temps des dernières explications. Cinq fioles pour cinq essais. Je réalise brutalement que notre rendez-vous d’aujourd’hui n’est guère plus qu’une tentative et que, contrairement à un tatouage moldu dont on sait à l’avance ce pour quoi on paye, je ne suis pas garanti de sortir de cette boutique avec ce que je suis venu chercher. L’incertitude de l’entreprise fait naître une boule d’angoisse dans le creux de mon ventre. Je ne sais plus quoi penser et chaque seconde de plus passée dans cet endroit fait ressembler davantage toute cette idée à une folie. J’entends la voix de Zven résonner dans mon crâne, me répéter d’arrêter mes conneries. Pourquoi faut-il que je ne choisisse jamais la voie la plus simple ? Après tout, nos spectacles attirent déjà des milliers de personnes. Aucun fan ne nous demande de prendre de tels risques. La plupart ne savent même pas que nous usons de magie. Alors à quoi bon se lancer dans quelque chose d’aussi fou ? D’aussi dangereux ?
Pourtant, au milieu de ces lamentations, ma fierté hurle, implacable, bien décidée à me faire aller au bout de mon idée, comme chaque fois. C’est elle qui m’a fait choisir la musique. Elle qui m’a fait m’enfoncer dans chacun de mes vices. Je lui dois mes plus franches réussites et mes échecs les plus crasses. Et, alors que je l’écoute de nouveau, je sais que je lui devrai ma plus grande déception ou ma jubilation la plus intense quand je quitterai ce salon.
- Ça me va. Je me suis presque entendu le dire, quasiment étranger à mon propre corps alors que je suis le tatoueur jusqu’à une alcôve un peu plus loin où trône un fauteuil de tatouage en tout point similaire à ceux sur lesquels je me suis déjà installé par le passé. Mais c’est bien là le seul point commun avec tous les salons que j’ai déjà fréquentés. Mes yeux se lèvent sur la hauteur démesurée qui me surplombe. Deux ou trois cris suraigus provenant du plafond me laissent penser que des bestioles ont élu domicile sous le toit de cette tourelle. On est bien loin des ambiances aseptisées des salons de tatouage moldus. Mais je n’en suis plus à ma première excentricité depuis mon arrivée.
Comme un coup de grâce à mes dernières hésitations, j’enlève mon tshirt et m’installe sur le fauteuil, torse contre le dossier, les bras posés sur les accoudoirs retournés. Je prends une grande inspiration, m’efforce de calmer les battements acharnés de mon cœur qui ne savent plus quelle cadence choisir. Je ferme les yeux. Josiah passe un linge froid sur mon dos pour nettoyer la zone, faisant courir un frisson le long de mon échine. Puis, ses doigts jouent sur ma peau, cherchent l’emplacement précis du calque que sa paume vient finalement presser entre mes omoplates. Je reste absolument immobile, atténue même mes respirations pour restreindre le mouvement de mes côtes dans un souci constant de offrir les meilleures conditions pour s’adonner à son art. Puis, le tatoueur tire le papier, ne laissant que le dessin aux nuances bleutées sur le derme.
La voix de Josiah se fait alors ferme, presque froide. « Pas un bruit, Bauer, et pas un mouvement. » Mon cœur rate un battement, faisant se rouvrir mes paupières sans que je ne retire ma tête de son support. L’ordre est clair, sa nécessité aussi. Garder le silence. Encaisser. Je l’ai déjà fait, des milliers de fois. Mais, si je suis déterminé à me montrer à la hauteur de la tâche, je n’ai aucune idée de ce qu’elle sera réellement et tout le poids de la décision revient peser brutalement sur mes épaules. Qu’à cela ne tienne. Je ne cèderai pas.
Je referme les yeux alors que le claquement de doigt du sorcier fait s’atténuer la luminosité ambiante. Les rideaux se ferment, nous laissant dans une pénombre intimidante. Je me demande un instant comment Josiah compte voir ce qu’il dessine dans de telles conditions mais ne dis rien, convaincu depuis longtemps du professionnalisme du tatoueur. Lui seul dans cette pièce sait ce qui doit être fait et le déroulement des prochaines heures.
Alors, je respire, alourdit mes expirations. Je vide mes pensées de toute considération néfaste. Je ne fais qu’écouter mon corps, attendre de sentir les premiers percements de l’aiguille sous ma peau. Derrière moi, la voix de Josiah se fait chantante. Je ne sais pas ce qu’il dit. Mais je me laisse porter par sa mélodie, relâchant mes muscles jusqu’à laisser pendre mes mains au bout de chaque accoudoir. Inspirer. Expirer. Encaisser. Je l’ai déjà fait, pas vrai ? Je l’ai déjà fait.
échec | La première fiole est employée d'aiguilles de maître par @A. Josiah N'Da et le dessin avance bien, toutefois, Josiah sent bien que la magie ne prend pas, lui résiste. Il semblerait que l'enchantement n'ait pas encore pris sur le corps de notre rockeur préféré (si) ! Mais allons, hauts les coeurs, il reste quatre fioles !
Il y avait quelque excitation dans l’air. Le silence et la pénombre du salon aidaient à donner un sentiment de sensualité au moment, dont Josiah crevait d’envie. Après tout, la sensualité était l’élément essentiel de son gagne-pain. Être au contact de la peau de l’autre, s’y immiscer, la sublimer, voilà ce qu’il faisait toute la journée, pour son plus grand plaisir. Il tentait, autant que possible, de s’accrocher à une démarche la plus scientifique possible, surtout quand il tentait des choses nouvelles. Qu’il les apprenne de quelqu’un d’autre, ou qu’il les invente de toutes pièces, il trouvait qu’adopter une posture de chercheur lui permettait toujours d’accéder plus rapidement à ses fins. Toutefois, il remarquait, avec les années d’expériences, qu’arrivait toujours un moment où il se laissait emporter par son excitation ; qu’il participait à la créer, même, cette excitation. Sans doute devait-elle l’aider, alors. Peut-être lui permettait-elle de gonfler sa magie, de mieux la sentir au bout de ses doigts, d’être proche d’elle pour mieux pouvoir l’incruster dans la peau de ses clients ? Josiah serrait la mâchoire, jusqu’à ce que sa salive s’y accumule et que le goût de son repas de midi se rappel à lui. Il fronçait les sourcils, de telle façon que sa vue s’assimile tout à fait à la pénombre, et qu’il puisse repérer le moindre des pores d’Engel. Dans ses narines se glissait l’odeur de la cire de bougie. Au-dessus de son crâne, sur les poutres de sa tourelle, il entendait les crissements des chauves-souris, empêchées de dormir par les cliquetis de sa machine. Mais c’était sans aucun doute et parmi tous ses sens son toucher qui était le plus éveillé. Sa paume pulsait sa magie jusqu’à sa machine, il sentait sur la tranche de sa main la peau de l’Allemand se tendre au rythme où l’aiguille pénétrait son corps.
Mais il y avait quelque chose qui refusait de fonctionner. Quelque chose qui ne voulait pas passer de sa main jusqu’au corps d’Engel. Une résistance. Comme si la magie de Bauer refusait d’accueillir celle de son tatoueur. Il fallait dire qu’elles étaient de nature un petit peu différentes. La fiole fut finie, tout comme la première branche de l’étoile géométrique désirée par le chanteur. Il avait dû avoir mal, à force que le tatoueur ne passe et ne repasse sur le même coin de peau, de façon à remplir d’encre tout un pan de sa peau. Josiah balança son appareil dans une coupelle qui traînait là, avant de faire glisser son fauteuil à roulettes jusqu’à son comptoir. Il y avait laissé le carnet de moleskine qui retraçait ses expérimentations quant à la concoction de cette encre. Il parcouru des yeux la liste des ingrédients, songeant quels ajustements il pourrait mettre en place, tout en murmurant quelques mots à son client. « Vous voulez quelque chose à boire ? Redressez-vous, on va recommencer le processus depuis le début. » Bauer avait dû comprendre, ressentir, lui aussi, que ça n’avait pas fonctionné. Josiah n’insisterait pas sur l’échec. Démarque scientifique, on a dit.
Il cherchait à comprendre, le regard plongé dans son carnet, ce qui avait échoué. Bien sûr, il avait fini par se relever de son siège à roulettes, et recommençait ses allers-retours entre son arrière-boutique et le fauteuil de Bauer, pour ramener tout ce dont il était sûr d’avoir besoin, mais aussi ce qui l’inspirait. Il jeta le scalpel dans l’évier de son arrière-boutique pour que l’éponge magique en fasse son affaire, et en trouva un autre, propre et stérile. Il faudrait reprendre le sang du client pour la deuxième fiole, il fit ainsi venir jusqu’au fauteuil de tatouage l’essence de dictame, et un nouveau bol. Le tatoueur se décida toutefois à ne pas changer les ingrédients, pas tout de suite tout du moins. Il faisait confiance à ses dosages, ça finirait par fonctionner, jurait-il à Demballa qui manifestement, lui lançait un défi. Il y arriverait. Il faudrait toutefois nettoyer un peu l’air, adoucir la situation, qui semblait tendue. Et rassurer le client, peut-être. En attendant toutefois de savoir trouver les bons mots, il alluma un bouquet de sauge qu’il laissa léviter dans la boutique. Tout autour du fauteuil, il dessina un cercle avec la cendre d’un volcan ougandien – ne vous attendez toutefois pas à savoir lequel, puisqu’il s’agit de celui, foncièrement magique, sur lequel a été construit Uagadou. « Avez-vous déjà rencontré la magie vaudoue, Bauer ? Il semble que quelque chose résiste, je veux m’assurer que ça ne vienne pas de votre côté avant de modifier toute ma recette. » Il s’approcha de son client, et lui tendit à nouveau le carnet de moleskine. Bauer y trouverait toute la liste des ingrédients, avec des éléments issus de la culture magique Ouest-Africaine, mais aussi Nouvelle-Orléanaise. 7 cm de mue de Boa, éléments de fer, 3 plumes d’Occamy bleues, 7 écailles de couleuvre arc-en-ciel, 3 doses de rhum ambré … Bauer avait tout entre les mains pour lui voler son savoir ; encore fallait-il qu’il sache user d’une machine à tatouer « Une contre-indication face à l’un de ces ingrédients ? » Laissant le client à ses réflexions, il fila à nouveau dans son arrière-boutique, et chercha son tube de peinture blanche. Revenant vers son client, il le fit s’asseoir face à lui, sans appuyer son dos, fragile, contre le dossier. Il récupéra, sur son annulaire, un peu de peinture blanche, et entreprit de dessiner le vévé de Damballa sur le torse de Bauer, tout en chantant une invocation à l’égard de l’esprit vaudou. Il valait mieux l’appeler lui que son camarade Ogun, qui présidait certes, au feu, mais prouvait rarement sa bonté et sa bienveillance : ce dont le corps d’Engel Bauer semblait crever d’envie.
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Le bruit de la machine vrombit dans mes oreilles. Ce n’est pas la première fois que je l’entends, que je me laisse encercler par ce son, immobile sur un fauteuil, alors qu’un artiste perce mon derme à l’aiguille pour l’abreuver d’encre. La concentration est la même, la douleur toute aussi semblable. Pourtant, aujourd’hui, tout m’échappe, comme une expérience indéfinissable à laquelle je me donne avec l’espoir d’en ressortir plus grand que je ne l’étais. L’environnement, les odeurs, le poids de l’air, la chaleur sous les paumes de Josiah… Tout se mélange en une sensation indéfinissable qui envahit mon esprit pour l’envoûter tout à fait. La ressemblance avec mes précédentes expériences se pare d’un goût d’étrangeté qui devient de plus en plus âpre à mesure que les minutes s’écoulent et que mon corps semble comprendre que je ne lui inflige pas une épreuve commune. Toute l’appréhension que j’ai ravalée ces dernières semaines se réveille à chaque piqûre, fouette ces craintes qui me tordent le ventre maintenant que je suis piégé dans le salon de N’Da, à sa merci dans la pénombre, sans même être capable de voir ce qu’il fait dans mon dos. Mon cœur s’alarme plusieurs fois durant le processus. Je grimace en silence lorsque Josiah repasse encore sur les mêmes zones, me donnant l’impression de me brûler la peau avec un métal incandescent. Son chant devient entêtant, presque intimidant. Pourtant, je ne bouge pas. Je ne contracte pas un muscle, n’émet pas un son. Je me ploie à l’épreuve que je me suis moi-même infligée et obéis aux ordres de Josiah sans faillir car, au milieu de toute cette trouille qui m’étouffe, je lui fais confiance. La fermeté de ma décision est ma seule prise dans le noir de cette tour. Je m’y accroche comme un damné.
Est-ce cet orage qui gronde dans ma poitrine et dans ma tête qui fait s’arrêter Josiah ? Je me pose la question dès qu’il se relève car l’atmosphère change. Elle se tend d’une inquiétude discrète qui semble pourtant hurler dans mon dos qui frissonne lorsque la paume du tatoueur le quitte. Derrière moi, j’entends le fauteuil de Josiah rouler jusqu’au comptoir. N’Da m’autorise à me relever et me propose à boire. Mais sa seconde phrase résonne en moi comme un coup en plein ventre.
Recommencer le processus depuis le début… Il y a donc bien un problème. Je mets plusieurs secondes à faire répondre mes muscles pour me permettre de me redresser. Je m’étire la nuque et les épaules, plissant les paupières en sentant bouger la peau meurtrie de mon dos. Puis, je me tourne vers le tatoueur, le regard légèrement anxieux. J’accepte un verre d’eau et suis alors les allers-retours du Béninois sans oser l’interrompre dans ses réflexions. Il revient à son carnet, repart dans l’arrière-boutique, me tend l’eau qu’il est allé me chercher, s’éclipse encore pour revenir avec du nouveau matériel. Je n’arrive pas à savoir s’il est nerveux ou simplement concentré sur sa tâche sans douter de sa capacité à passer le petit obstacle qui semble se dresser sur son chemin.
Sans bruit, je porte le verre à mes lèvres que je vide de moitié en plusieurs gorgées entrecoupées de quelques secondes chacune. Je dépose alors le contenant sur une petite table et attend que Josiah me sollicite. Je ne peux empêcher mes yeux de distinguer le scalpel propre qu’il ramène de l’autre pièce. Mes battements de cœur vacillent. Une autre coupure, donc. Mais rien qui ne soit soignable en un rien de temps par une goutte de dictame.
Soudain, sa question me frappe, sans accusation, pas encore, mais avec une clarté qui ne s’encombre pas de fioritures. Quelque chose résiste, et le blocage pourrait bien venir de moi.
Immédiatement les déboires de ma pratique de la magie me sautent à la gorge, de mes difficultés estudiantines aux efforts démesurés qu’il me faut accomplir aujourd’hui encore chaque fois que mes ambitions pour le grand spectacle me forcent à reprendre l’entraînement pour donner vie aux effets pyrotechniques que je veux donner sur scène. Se pourrait-il qu’aujourd’hui encore, la faiblesse de ma condition me ferme les portes d’une nouvelle pratique ? La colère fait s’alarmer ma respiration que je m’efforce de contrôler aussitôt pour ne pas alerter Josiah. Il me faut plusieurs secondes avant de lui répondre : - Non. Pas à ma connaissance, en tout cas.
Puis, il me glisse son carnet sous le nez, m’invitant à lire la liste des ingrédients qu’il utilise. Je les étudie tous avec attention, mais mon visage adopte un air perdu à chaque nouvelle ligne que je déchiffre. Comment savoir si le moindre de ces éléments peut être mal supporté par mon corps ? Ai-je été une seul fois en contact avec des écailles d’occamy ou une mue de boa ?
Josiah s’échappe une seconde avant de revenir avec un tube de peinture. Les yeux toujours fixés sur la même page griffonnée, je souffle d’une voix nerveuse : - Je ne crois pas… A vrai dire, je n’en sais rien. Je n’ai jamais touché à la moitié des trucs qu’il y a sur ce carnet. Mon esprit embrouillé par les premières sensations du tatouage fouille dans tous mes souvenirs, dissèque ma mémoire pour en extirper la moindre information susceptible de nous servir. Je sens une main de Josiah m’inciter à me tourner face à lui et je m’exécute, redressant instinctivement le buste quand je comprends ce qu’il veut faire. - Je sais que j’ai eu une santé plutôt fragile, enfant, poursuis-je. Je suis né prématurément. J’ai été sauvé par la magie et les potions d’une vieille tante. Mais c’était une hermétique. Elle n’utilisait sans doute pas ce genre d’ingrédients... Je suis resté chétif de longues années, même après l’adolescence. Ca ne m’étonnerait pas que je tolère mal une substance ou une autre. J’ai toujours eu un côté un peu faiblard. La gêne se sent malgré l’honnêteté de mes mots. Je ne veux pas lui mentir. Je veux faire les choses bien et nous donner toutes les chances d’aller au bout de cette œuvre. Si je sors d’ici sans être parvenu à supporter ce tatouage, je sais qu’il ne m’attendra que la ruine hors de ce salon, et pour de longues semaines.
Je me tais lorsque Josiah se remet à chanter, essayant de calmer les battements de mon cœur qui accélèrent à présent, comme si je sentais mon ambition se fissurer à l’intérieur de moi. La peinture est froide sous les doigts du tatoueur. Les muscles se contractent au toucher. L’odeur de sauge devient entêtante. Je ferme les yeux un instant pour me forcer à me détendre alors que Josiah achève son dernier dessin.
Quelques secondes passent encore avant que les bruits du fauteuil ne reprennent, indiquant que le tatoueur retourne fouiller dans ses ustensiles. Rien ne me permet de dire si nous ferions mieux de changer de stratégie tout de suite plutôt que de confirmer la formule intacte et insister pour faire ployer cette résistance impalpable. Alors, sans plus de cérémonie, je déploie mon bras pour tendre ma main gauche à Josiah et lui laisser recueillir encore quelques gouttes de sang à diluer dans l’encre. - Encore quatre fioles. Je vous l’ai dit il y a longtemps : il n’y a aucune limite autre que les vôtres. Faites ce que vous pensez nécessaire et ce que vous êtes prêt à tenter. Ne vous souciez pas du reste. J'en fais mon affaire. La tension dans ma mâchoire crie cette appréhension qui refuse de me quitter. Mais dans mon regard, ma détermination n’a pas changé.