C'est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître | ft. Yolanda Yeabow & Rhys Price
La journée a été longue. Tu n’as pas fermé l’oeil depuis la veille, dix heures, et seule ta motivation – peut-être aussi quelques shots, mais nous tairons l’outrage – te maintient les yeux grands ouverts. Le bar n’a pas désempli de l’après-midi, puis de la soirée, les portes ne fermant qu’aux premières lueurs de l’aube, et bien vite les besoins administratifs t’ont rattrapé. Là, tris des stocks, ici, comptes à finaliser – Gringotts t’envoye déjà des courriers, rageant de n’avoir eu tes sous en ordre à la fin du mois –, pour celle-ci, la paie du mois passé, pour celle-là, le contrat à finaliser, et là encore, les ardoises de l’arrière-salle à mettre en ordre. Les heures ont défilé, ne faisant qu’augmenter ta mauvaise humeur, et fronçant plus encore le pli disgracieux qui mine ton front.
À six heures tapantes, toutefois, tes mains claquent sur le bois du comptoir. Si tu t’es démené, c’est pour une raison tout à fait primordiale. Réajustant d’un geste ton col, tu tapes ta cuisse de la main pour attirer Talisker à toi. Grattant distraitement son crâne, tu te tournes vers la serveuse, sourire aux lèvres.
- Comme prévu, je prends ma soirée. Je serais de retour sur les coups de minuit, tu ne seras pas seule pour la fermeture. Il y a match ce soir, ajoutes-tu en grinçant des dents. Ça joue en Écosse, toutefois, on ne devrait pas être trop débordés. Au moindre soucis, tu m’envoies un hibou, compris ? Je serai au Petit Ogre. - Mais oui Nigel, depuis combien de temps penses-tu que je suis du métier ? Tout se passera bien, dégage de là, maintenant.
Sourcils haussés, tu te mords la langue, te retenant de reprendre pour la mille et unième fois Charlie sur son langage. La trentaine passée, de longs cheveux bruns relevés en une queue de cheval, la jeune femme est une perle d’embauche : efficace, rigoureuse, prompte à lancer les soirées ; elle n’a toutefois pas l’avantage d’avoir été éduquée aussi soigneusement que ceux que tu côtoie d’ordinaire, et son parlé te fait toujours autant tiquer. Un mal pour un bien, songes-tu en lui donnant deux trois dernières directives, avant de saisir Talisker par le col, et de transplaner au manoir.
Il est dix huit heures trente pile quand tu frappes à la porte de ta compagne du soir, soigneusement vêtu. Rentré te laver, tu en as profité pour enfiler un costume gris foncé, une cravate verte venant rehausser l’ensemble. Des boutons de manchette, ceux que Yolanda t’a offert, il y a de cela des années, viennent sublimer le tout, finissant la tenue avec style. Quand la porte s’ouvre, enfin, révélant la longue silhouette de ta vieille amie, tes joues viennent se creuser, et ton regard se fait pétillant.
- Ma douce, tu es toute en beauté. D’un geste, tu l’enlaces brièvement, déposant un baiser franc sur sa joue : Joyeux anniversaire, Yolanda. Quel plaisir de pouvoir le fêter ensemble cette année encore !
Lui offrant ton bras, détaillant son visage comme inchangé malgré les années, tu hausses un sourcil, faussement tentateur.
- Si vous le voulez bien, madame ; un repas d’excellence nous attend.
Quel meilleur endroit pour célébrer l’anniversaire d’une amie de toujours que le Petit Ogre ? Lieu incontournable du Chemin de Traverse, la cuisine de haut niveau qui peut y être dégusté ne peut que faire gargouiller le ventre de tout ceux ayant l’honneur d’humer les odeurs émanant de leurs cuisines. Vous êtes placés, évidemment, à l’une des meilleures tables – tu t’es chargé de la réservation, il va sans dire, mais le nom de Yeabow avait semblé vous apporter encore un peu plus de gratification. Carte entre les mains, tu fais tourner les pages distraitement, jambes étendues devant toi.
Depuis combien de temps vous connaissiez-vous, avec Yolanda ? Par Salazar, au moins trente ans. Qu’il s’agisse de l’avoir croisée, aux repas de sang-purs, quand vous étiez tout jeunes, ou de l’avoir davantage côtoyée sur la fin des années Poudlard, quand Camille s’amusait à la rendre folle, ou encore quand son ancien époux, tristement décédé, s’était trouvé être un vieux collègue à toi ? Tu es resté à ses côtés, toutes ses années-là, et elle auprès de toi. Elle a connu Helen, aussi, elle a connu tes années plus volages, celles d’aujourd’hui, encore, plus tristes. Tu l’as connue, enflammée par le Seigneur des Ténèbres, presque perdue dans le même enthousiasme débilitant qui avait pris Paul, mais tu étais resté tout de même. On ne tourne pas le dos à une amie, après tout.
Tu lui cachais des choses, aujourd’hui, pourtant – et cela te pèse, te bloque la gorge, alors qu’elle se tient face à toi, toujours aussi ravissante. Ce sont des choses qui se murmurent aux côtés d’une femme trop blonde, une femme dont tu sais le désamour que lui portes ta vieille amie. Des choses, surtout, qui n’ont pas bon goût de ressortir autour d’une table d’anniversaire, non, il ne vaut mieux pas. Alors tu mords ta langue, retiens tes envie d’aveux ; après tout, peut-être est-ce ainsi qu’on renouvelle une amitié. On y introduit, chaque décennie, un élément nouveau. D’abord le silence face aux Mangemorts, puis Helen, enfin le divorce, maintenant Moira – ce n’est, finalement, qu’un schéma que tu t’acharnes à suivre. Tu as toujours eu le goût de la logique.
Relevant les yeux de la carte, tu avises la serveuse déjà prête à prendre votre commande. D’un geste, tu invites Yolanda à faire ainsi, profitant des dernières secondes de répit pour faire ton choix.
- Ce sera le menu Gargantua, voulez-vous ? Le Français en entrée, L’Océan pour la suite, et nous verrons plus tard pour le dessert. Du blanc, pour le ½ de vin. Nous prendrons quelque chips de légumes en apéritif, et deux hydromels. Dites au patron que c’est Fawley qui demande l’apéritif, il n’y aura pas de conflit sur l’alcool, ajoutes-tu avec un clin d’oeil pour la jeune femme.
Puis, sur un remerciement, cartes rendues, tu reportes toute ton attention sur Yolanda.
- Enfin, prenons-le temps pour nous deux. J’ai l’impression de ne pas t’avoir vue depuis des siècles, et Merlin sait qu’il s’en est passé des choses, depuis.
Votre dernière rencontre ? Bon sang, courant janvier, pour ton propre anniversaire. Quarante-sept vieilles années, qu’elle partage maintenant également. Humectant tes lèvres, tu te penches vers elle, attrapant sa main d’un geste :
- Je n’ai pas invité Camille, tu me pardonneras, je voulais t’avoir toute entière ce soir. Après tout, même quand j’avais la bague au doigt, on se voyait tous les deux pour ton anniversaire. Il faut bien conserver quelques traditions, dans ce pays qui part en vrilles, conclus-tu sur un rire, sourire à moitié moqueur aux lèvres. Enfin, trêves de sottises : comment vas-tu, Yolanda ? Vraiment ?
Pour la plupart des gens, le jour de l’anniversaire représente un événement excitant de l’enfance, tout au plus de l’adolescence, rarement de la jeunesse ou de l’âge adulte ; pour la plupart des gens en effet, la magie d’un tel jour, son jour, se fanait au fur et à mesure des années, et n’émerveillait plus vraiment comme cela avait pu être le cas plus tôt. En ce qui concernait Yolanda, en revanche, c’était tout à fait le contraire ; sa mère s’était toujours appliquée à faire de ce jour une date tout à fait banale, et lui avait inculqué ce principe. La sorcière n’avait donc pas grandi en attachant un enthousiasme particulier à la date du 20 mars, comme cela pouvait être le cas pour d’autres de ses camarades. Cela avait changé, pourtant, vers la fin de ses années de Poudlard, ou elle avait commencé à le fêter, parfois, avec des camarades de Serpentard — elle aimait organiser ce genre de retrouvailles, d’évènements, s’était-elle rendu à l’époque — et surtout, après sa sortie de l’école. C’était au côté des hommes avec qui elle avait vécu qu’elle avait appris à considérer ce jour comme spécial, et en cela, elle avait été très chanceuse. Jonathan, Théodore, Owen lui avaient montré que le jour de sa naissance méritait d’être célébré. Théodore, surtout, avait fait dans le faste, quand Owen mettait beaucoup de petites attentions à son égard. Il était arrivé quelque fois que son mari l’emmène passer un week-end au bord de la mer, par exemple, pour l’occasion, ce qui la ravissait. Mais celui qui avait toujours été là — quand elle avait rompu avec Jonathan, quand Théodore était parti, quand Owen était mort — celui qui l’aidait à se sentir ancrée et qui était le liant, la cohérence, de sa vie et de toutes les trente dernières années qui s’étaient écoulés, c’était Nigel. Ils avaient ainsi passé beaucoup de leurs anniversaires respectifs en tête à tête, profitant de l’occasion pour manger et surtout finir par boire plus que de raison, comme des adolescents qu’ils revenaient le temps de vingt-quatre heures, déambulant dans les rues nocturnes ou se baladant, réservant leur journée pour l’autre et pour enfin profiter de la compagnie l’un de l’autre, dans ce monde où tout allait trop vite, où tout s’était succédé trop rapidement. Quelques fois, elle avait partagé ses dîners d’anniversaire avec Owen et Nigel ; mais elle lui réservait toujours un moment dans sa journée où ils seraient tous les deux, et vice-versa. Même si son meilleur ami avait semblé parfois dubitatif de l’union qu’elle avait formé avec cet homme, qui était aussi un ami à lui, les deux s’entendaient formidablement bien, étaient amis, et elle appréciait le fait de pouvoir profiter de leurs deux compagnies à la fois. Ces hommes, tout au long de sa vie, l’avaient aidée à reconstituer une famille qu’elle n’avait pas eue enfant — des bases qui lui avait manquée. Même au sein de la famille Crewe, aussi étrange que cela avait pu paraître, elle s’était sentie bien. Elle espérait qu’Ariane avait pu retrouver, elle aussi, ces bases quelques parts — bases trop fragiles, de toute évidence, constituées de deux parents qui se l’étaient arrachée, beaucoup trop instables et peut-être trop jeunes pour assumer cette parentalité qui leur avait fait trop de mal.
Ce jour-là, elle avait quarante sept ans. Quarante-sept. Son âge la troublait. Elle se rapprochait dangereusement de la cinquantaine, et cela était lié à d’indescriptibles sources d’angoisses qu’elle n’arrivait à peine à voir en face, ou à nommer. La peur classique, banale, de réévaluer sa vie, et de se rendre compte qu’on était pourvu de moins que ce que l’on avait voulu. Elle pensait à Ariane, à Jonathan, à Théodore, forcément — mais surtout à Ariane. Ces gens qu’elle avait aimés qui lui avait filé entre les doigts. Bien sûr que pour l’instant, elle était heureuse de cette existence très libre qu’elle menait, mais qu’en serait-il dans trois ans ? Dans cinq ans ? Si bien sûr elle ne finissait pas en prison d’ici là…
Mais malgré ces questionnements, l’enthousiasme-anniversaire de s’était pas évaporé. Elle s’était réveillée joyeuse, au Manoir Yeabow, et avait passé la matinée à travailler, sur la terrasse, en profitant du soleil de début mars, et avec un sentiment de bien-être, et de calme. Elle avait aussi reçu les premières missives qui présentaient leurs vœux ; le très élusif et simple « Joyeux anniversaire, mon amour », de Théodore, les vœux polis mais un peu froids de Carys, des lettres attentionnées de Narcissa, de Nott, d’autres amis et connaissances. Et puis elle déjeuna à Poudlard, où elle fit ses cours de l’après-midi, partagea une tasse de thé avec Camille Nott, et puis transplana de nouveau au Manoir, assez tôt. Nigel l’invitait à dîner.
Nigel l’invitait à dîner. Cette pensait la ravissait, comme une petite fille. Elle avait terriblement besoin de cette figure dans sa vie, la figure de son meilleur ami, le liant à travers les époques, qui avait été tant là pour elle. Elle se réjouissait de ce temps qu’ils allaient passer tous les deux, qui donnait à cette journée son sens.
Il vint la chercher chez elle. Elle avait enfilé une robe bordeaux, s’était préparée pour l’occasion, et Nigel aussi. Elle lui sauta tout de suite dans les bras, pleine de tendresse et de cette joie de petite fille qui reconnaissait ceux qu’elle aimait et qui l’aimaient. Elle sourit à ses vœux, comme une enfant, encore. Le temps passait mais ces jours-là elle semblait redevenir une enfant.
—Merci mon chéri, je suis tellement heureuse de passer cette soirée avec toi ! répondit-elle, enthousiaste, alors qu’ils transplanèrent jusqu’au petit Ogre.
Elle adorait cet endroit ; Owen l’y emmenait beaucoup. Il s’entendait bien avec le patron, gallois, et d’ailleurs c’était Rhys qui avait fourni les plats de leur mariage. Comme une petite fille, elle souriait tout le temps ce soir-là, profitant enfin de Nigel. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas vus ? Mon Dieu… Il y a bien eu la réunion, donnée par les Malfoys… Mais ce n’était pas comme si elle avait eu le temps de vraiment lui parler là-bas. Il avait surpris tout le monde avec la déclaration qu’il avait faite, si soudainement. Se retirer des terres de feu et s’allier avec une personnalité du ministère qu’il avait refusé de nommer. Bien sûr que Yolanda s’était posé des questions. Elle n’avait même fait que ça, passant en revue le ministère entier dans sa tête. De toute façon, depuis les événements à Poudlard, le concert, et maintenant les prises de position de Nigel, elle ne savait plus comment se situer vis-à-vis de tout cela… Et il ne semblait pas que ce soit le moment opportun pour parler de tout cela…
Ils commandèrent leurs plats, puis elle lui saisit la main :
—Merci pour ce soir, encore une fois Nigel, je suis terriblement heureuse de te voir et de passer cette soirée avec toi.
Elle senti son regard sur elle, sa main dans la sienne. Il l’aimait, vraiment, et cela était une bouffée de chaleur dans ce monde grotesque où personne ne savait plus où se donner la tête. Un ancrage quand ses derniers ancrages avaient disparu.
—Ne t’en fais pas, moi je suis particulièrement heureuse de passer cette soirée rien qu’avec toi. Ca me rappelle nos meilleurs moments. Ne rien changer aux vieilles habitudes, ça nous ferait presque croire qu’on ne vieillit pas, hmm ? Qu’on reste ces éternels adolescents parfois…
Elle eut un petit sourire triste lorsqu’il posa sa dernière question, un sourire peut-être moins enthousiaste que ceux qu’elle avait esquissé plus tôt dans la soirée, plus simples et plus heureux.
—Ca va, lâcha-t-elle en un sourire. Enfin, je pense.
Elle reprit doucement, caressant sa main brièvement avant de la retirer :
—On vieillit hein ? Ose dire que ça ne te fait pas peur… A nos âges on commence à se poser beaucoup de questions sur le cours qu’a suivi nos vies, non ? On se demande si on a bien fait les choses, si on a vécu la vie qu’on voulait vivre… ? Et puis… Le monde est étrange n’est-ce pas, comme tu le dis si bien ? Ou alors c’est moi qui commence enfin à voir une étrangeté que je n’avais pas voulu considérer avant. Il se passe tellement de choses, c’est bizarre, mais même à mon âge, j’ai l’impression de ne plus réussir à avoir d’opinion sur rien tout à coup. Je n’arrive plus à me réancrer à mes vieux préceptes. Je ne sais pas si ça a un sens ? C’est étrange d’évoluer, d’avoir encore à construire, à un âge où l’on croit que tout devrait se stabiliser pour de bon. Peut-être que ça ne se stabilise jamais ? Je ne sais pas.
Elle avait bientôt cinquante ans et elle était veuve, elle était seule, et elle commençait à remettre en cause les préceptes qui avaient guidé toute sa vie. Tout allait bien.
—C’est drôle, je n’ai pas l’impression de vieillir tant que ça, mais j’imagine que ça finira par nous rattraper plus vite que ce que l’on pense, hein ? Un jour je vais me retrouver sans plus aucun amant et j’imagine que là j’aurais enfin la bonne idée de me regarder dans le miroir et de me rendre compte que je suis pleine de rides, affreuse, et que tous mes cheveux sont devenus blancs, et que ça fait vingt-cinq ans que je suis dans le déni total de ma vieillesse… plaisanta-t-elle. Et toi Nigel ? Comment est-ce que tu vas ? Tu m’as beaucoup manqué.
Elle esquissa ensuite un sourire un peu plus tendre :
—Tu sais qu’Owen m’emmenait beaucoup ici ? Il passait des heures à parler gallois avec les maîtres des lieux, ce sont même eux qui ont fourni les plats à notre mariage.
C'est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître
- 20.03.2004
La soirée promet d’être belle. Tu regardes les réservations, tu prépares le plan de table – la terrasse est pleine depuis au moins une semaine. C’était une belle affaire, de transformer tout cela. Est-ce que ton grand père remplissait le restaurant, presque tous les soirs, est-ce qu’il faisait deux services ? Tu sais très bien que non. Tu te souviens de lui, après ton retour de France, de cette façon qu’il avait de te regarder, de t’écouter quand tu proposais des choses. Comme s’il apprenait de toi. Douce ironie. Tu penses que c’est un peu tragique d’en arriver à ces conclusions seulement aujourd’hui, alors que tu approches de tes trente-trois ans, et que Cadell lui est mort et enterré depuis presque huit ans. Tu en aurais tiré, à l’époque, une certaine fierté. Tes doigts parcourent les noms alors que tu organises le plan de salle – ici, ils arriveront trop tard pour qu’on redresse la table, là il y a moyen. Ton regard s’arrête sur un nom, ou plutôt un duo de nom, en début de soirée. Fawley / Yeabow. Ton sourire s’agrandit. Tu te penches sur le côté pour aviser les tables. Qu’est-ce que tu as de meilleur ? Intérieur, extérieur, ton cœur balance – la réservation ne précise rien. Tu ne te souviens pas avoir jamais vu la compagne de ce cher Owen une cigarette à la bouche, mais on ne sait jamais avec ces gens-là, ce qui est vrai, ce qu’ils cachent – au monde comme à eux même. Il y aura des enfants dehors, en bas âge. Va pour l’intérieur, mais contre le mur végétal. Tu tires sur ta cigarette, satisfait. Tu apostrophes la serveuse.
- Les clients qui seront installés là, je veux savoir quand ils arrivent, et je veux que tu précises leurs noms quand c'est leur commande.
** *
Dans la cuisine, tout le monde s’affaire déjà. Vous y êtes huit en poste ce soir, toi bien sûr, ton second aux plats chaud, deux aux entrées, un au dessert, le commis, le plongeur et un petit jeune, un nouveau en essai qui se charge des apéritifs et de l’envoi de l’emporter. Si la plupart des clients arrivent à peine, les bons à emporter ont commencé depuis au moins une vingtaine de minutes – c’est le troisième que vous envoyez. Le gamin transpire, il tremble, il hésite. Tu te rapproches de lui en souriant et poses une main qui se veut rassurante sur son épaule. Il n’est pas mauvais, il a du goût, il reconnaît les saveurs et les associent bien – mais il n’a pas encore le ventre assez accroché. Ça viendra.
- Qu’est-ce que tu as ? - Deux Espagnols, chef ! - Végétariens ? - Non…
Plus loin, tu entends ton second se racler la gorge. Tu n’as pas besoin de te retourner pour sentir son regard sur vous.
- Je veux dire, non chef ! - Et bien qu’est-ce que tu attends, la trancheuse ne va pas te manger.
C’est au regard qu’il te lance alors que tu lui dis ça que tu comprends qu’il ne restera pas, tout prometteur qu’il est. Il ne comprend pas pourquoi tu proscris la magie, pourquoi il doit le faire à la main, à la moldue. Comme si quoique ce soit ici était réellement fait à la moldue. La chaleur étouffante des fourneaux est rendue supportable par la matière et les enchantements des tenues de chacun, les objets électriques ont tous été enchantés pour fonctionner avec – et il est impossible de se couper avec. La trousse de soin regorge de produits tous sorciers, pour soigner le moindre bobo, pour réparer la moindre erreur. Il n’y a bien que sur les ustensiles de cuisine que tu n’as rien cédé en douze ans, même pas un petit sortilège pour aiguiser les couteaux. C’est une question de savoir faire. Ceux qui sont resté peut-être, mais les autres, ils ne tiendraient pas un service dans un vrai restaurant. Et il n’y a guère qu’en temps de conflits que tu acceptes de t’entourer d’incompétents. Au moins, il fait bien des tranches fines. Le passe s’ouvre et la serveuse accroche le bon en récitant :
- Favori d’Hamlet, puis Deux gargantuas, Français puis Océan. Chef, c’est la table de Fawley. - Bien. Je m’occupe de l’apéritif. Vous n’envoyez rien pour cette table sans mon aval. - Oui chef.
Plusieurs voix s’élèvent, presque en même temps. Tu lances les lamelles de légumes dans la friteuse en te désintéressant totalement du reste. Yeabow et Fawley. Ça n’est pas si souvent que Nigel abandonne son bar en soirée pour venir manger chez toi, surtout un samedi – est-ce une occasion spéciale ? Y a-t-il quelque chose, aujourd’hui, que tu devrais savoir ? Tu as l’impression que oui. Tu cherches sans que cela ne te revienne, et ton apéritif est prêt avant que tu n’aies pu trouver. La portion est généreuse, plus généreuse que celle qui tu servirais à d’autres clients. Tu ajustes tes cheveux dans le reflet que t’offre l’inox d’un plan de travail, vérifies qu’il n’y ait aucune tâche sur ton tablier, et tu sors, tout sourire, le bol à la main.
- Les boissons sont envoyées pour cette table ?
La barmaid te désigne un plateau où elle vient de servir deux hydromels, mais la serveuse est occupée à prendre une nouvelle commande. Tu l’attrapes en souriant, et te diriges d’un pas tranquille vers le coin de la salle où tu les sais placés.
- …beaucoup ici ? Il passait des heures à parler gallois avec les maîtres des lieux, ce sont même eux qui ont fourni les plats à notre mariage. - Et quel mariage c’était ! Monsieur, madame, bonsoir.
Tu adresses au duo un sourire enjoué. Tu ne portes peut-être pas l’un de tes costumes colorés, tu as troqué le bleu vif de ta chemise de cette après-midi pour le blanc immaculé de ta tenue de cuisine – mais ce n’est pas une raison de ne pas insister sur ton personnage. Tu sers boissons et chips avant de caler le plateau sous ton bras pour saisir la main de Yolanda et déposer sur cette dernière un baiser de courtoisie.
- Il devait être au moins aussi magnifique que vous ne l’êtes ce soir madame.
Un beau mariage, effectivement. Tu aurais sans doute pu faire une plus belle affaire encore, tu es persuadé qu’ils n’auraient pas su dire combien valait exactement ta petite performance, et Vaugh appréciait trop les milles cajoleries et petits gestes symboliques que tu lui servais continuellement – mais tu ne t’étais pas senti d’abuser de la confiance d’un gallois, tu aimais trop pouvoir discuter avec lui dans ta langue natale, ici, sur le Chemin de Traverse, au milieu de ces anglais. C’était le genre d’habitué qu’il était bon d’avoir, à une certaine époque, le genre que tu n’aurais pas aimé se voir retourner contre toi. A défaut de t’avoir vraiment touché, ce n’était pas une surprise très agréable sa mort.
- C’est rare de te voir en si charmante compagnie Fawley. Mais cela me fait plaisir, de vous voir chers amis. A vrai dire, il m’a semblé que je devais ma chance à quelque évènement particulier dont je n’arrive malheureusement pas à me souvenir. Pour me racheter, sachez que les apéritifs seront offerts par la maison. Comment vous portez vous ?
Ce genre de cajoleries, ce genre de petits gestes. Toujours entretenir de bonnes relations avec ses voisins, et toujours signifier à ses habitués que l’on se soucie d’eux, que l’on se souvient de leurs petites histoires. Cela fait partie du métier.